Les Bernardins – Projet Montesquieu
Yann Boissière (Intervention du 9 juin 2016)
► Dans une religion du livre, la première possibilité de fondamentalisme passe par le texte.
Je vais argumenter que curieusement, il n’en est rien. En tout cas, que si fondamentalisme il y a, ce n’est pas tellement au niveau du texte, de la conception de l’interprétation du texte qu’il vient se loger.
► Face à la lecture orthodoxe, fondamentaliste, pour qui la Torah donnée au Mont Sinaï possède une absolue autorité, et selon laquelle rien ne peut être changé à la formulation classique les sages de la tradition rabbinique ont très tôt proposé, et réussi à imposer un consensus autour d’une vision ouverte de la révélation. Cette idée que la parole de Dieu serait comme un marteau qui frappe le rocher : de même qu’il produit plusieurs étincelles, « de même un verset produit une multiplicité de significations » (Talmud, San. 34a). L’interprétation est donc très tôt reconnue comme nécessaire, et la divergence d’interprétation encouragée, voire recherchée. Les sages la placent au cœur de l’étude juive des textes, et formalise ce « dogme » de l’interprétation-discussion avec les notions de « loi écrite » et « loi orale ». Le don de la Torah, cette « fameuse journée où sur le Mont Sina la loi nous fut donnée » (Racine) ne suffisait sans doute pas : ce sont « deux Torah [deux lois] qui ont été données à Israël, une écrite et une orale, incluant toutes les subtilités de l’exégèse biblique, etc… »1 .
Proposition révolutionnaire !
Car il ne s’agit pas là de l’aimable et classique entre loi écrite (jus scriptum) et loi non-écrite (jus non scriptum) propre à maint système juridique, ni du fait qu’existe tout d’abord la « Loi écrite »2, celle de Dieu, commentée ensuite par la « Loi orale »3 , œuvre humaine, inévitablement seconde. Non, la Loi orale serait donnée au Sinaï en même temps que la Loi écrite. Et si, comme l’affirment les sages, celle-ci comprend « toutes les subtilités de l’exégèse » ultérieure, cela signifie donc que le commentaire, par définition, est contemporain de sa source, et qu’il a même statut de révélation, quand bien même il serait émis des siècles après !
Cette plasticité de la tradition est mise en scène dans une célèbre histoire du Talmud (Men. 29 b) où Moïse, curieux de savoir ce que devient « sa » loi dans les générations futures, se retrouve à assister à une leçon de rabbi Aquiba, un rabbin du 2ème siècle de notre ère), et où il ne comprend rien… Ni au langage utilisé, ni même au sujet de discussion ! Vexé, il ne retrouve ses esprits qu’à l fin du cours où, à la question d’un élève su la provenance de cet enseignement, le maître répond « c’est une loi de Moïse au Mont Sinaï »… !
Cette histoire avalise de manière spectaculaire la révolution mentale de la loi orale, et la pensée des rabbins sur la question de l’interprétation : Les commentaires du texte biblique, quand bien même ils lui seraient postérieurs de plusieurs siècles, sont bien « du même tonneau » que la source, et le littéralisme serait le pire hommage rendu à la Révélation. Fantasmer sur une transmission à l’identique, c’est manifester bien peu de confiance en son souffle intemporel, c’est-à-dire à chaque époque. Ce serait ne point comprendre que ce qui se transmet d’une génération à l’autre n’est jamais le corpus, la lettre seule, mais la responsabilité devant la lettre.
La controverse est donc légitime, et les ouvrages légaux postérieurs à la Bible (le Talmud et la littérature qui s’ensuit), chérissent cette culture du dissensus argumenté. Approche paradoxal pour nos esprits cartésiens ! Mais c’est un fait, les ouvrages légaux conservent pieusement les avis minoritaires et les maintiennent dans la dynamique de la discussion. La question de l’autorité (qui détient l’autorité interprétative ? Qui détient les clés de la transmission autorisée ?) fait l’objet, pareillement, d’une approche audacieuse. Une célèbre discussion voit l’un des rabbins répondre à Dieu lui-même que désormais sa voix n’a plus à intervenir directement dans la discussion entre Sages : c’est la discussion rationnelle qui prévaut désormais, et les décisions e prennent à la majorité !
D’une manière générale, ainsi, le littéralisme ou le fondamentalisme textuel sont ce qu’il y a de plus éloigné de la tradition rabbinique. Le tropisme de l’ouverte infinie du commentaire est affirmé, sans peur de la contradiction, au nom de cette intuition : la conviction que la contradiction et le pluralisme constituent précisément le bon modèle pour étudier la parole de Dieu, parce qu’elle empêche de le figer dans une vision monolithique, qu’en fait, l’étude et ses controverses constituant un dispositif anti-idolâtrique par excellence. « Celles-ci et celles-là sont les paroles du Dieu vivant » affirme une maxime traditionnelle à propos des écoles de Hillel (le maître de Jésus) et Shammaï, deux des plus grandes écoles interprétatives de l’époque talmudique, constamment opposées. Maxime qu’il faut entendre au sens fort : c’est parce que les interprétations sont opposées qu’elle maintienne Dieu vivant… !
Entendons-bien. Ces hautes vertus rabbiniques, qui ont défini la tradition juive de lecture des textes, ne supprimeront en rien la possibilité du littéralisme
C’est sans doute une banalité que de le rappeler, mais en fait l’un des cœurs les plus essentiels de notre sujet /l’un des plus grands axiomes de la vie religieuse : face à la sagesse générale de n’importe quelle tradition, la possibilité de la bêtise personnelle demeure constante et infinie !
Le littéralisme sera toujours une possibilité de lecture des religions à texte, et le « c’est marqué dans la Bible » produira toujours son effet. Le littéralisme est avant tout une attitude mentale et culturelle, le débat sur l’homosexualité autour du verset Lev. 18, 22 est là pour nous le rappeler.
Si la possibilité du fondamentalisme -- et nous savons qu’il existe dans le judaïsme – ne trouve pas spécialement ancrage dans la lecture des textes, aurait-il un rapport avec cette autre dimension essentielle du judaïsme : la loi, la loi juive (« halakhah ») et l’orthopraxie ? La parole de Dieu a été interprétée dans le judaïsme de manière normative, expérience de la Loi dont la tradition n’a jamais souhaité se dispenser, la plaçant au contraire au cœur de sa démarche de sainteté. Une religion de la loi, donc, en territoire moderne, post-moderne kantien survalorise l’autonomie et la liberté… n’y aurait-il point-là un curseur pour traquer le fondamentalisme ?
Eh bien j’argumenterai, paradoxalement, que non. Ou plus exactement, ce n’est pas la loi elle-même qui en est le vecteur ; Moïse Mendelssohn, à la fin du 18ème siècle, saura démontrer combien, au contraire, la dimension pratique des commandements (qu’il appelle « lois cérémonielles ») protège des dogmes, conserve la hauteur de vue du monothéisme en évitant les conflits portant sur les idées, et en fin de compte, stimule la liberté infinie de pensée et d’interprétation. Religion de l’action, on ne vous excommuniera point pour une conception déviante que vous auriez de Dieu, l’essentielle demeure que la pratique, la Loi, vous socialise dans une expérience de fidélité, à l’histoire, à l’héritage. Sagesse anti-dogmatique de la Loi…
Non, ce qui en fin de compte va « tendre » le débat, ce n’est pas la Loi elle-même mais une situation historique qui au contraire, la déshabille en quelque sorte de sa nécessité… Je veux parler ici de la situation de modernité.
Lorsqu’à la fin du 18ème siècle les ghettos disparaissent progressivement, la modernité propulse le judaïsme dans une situation historique inouïe, non préparée. Et lui adresse la question, sans précédent, de la co-existence entre l’héritage de la tradition, paramétrée au quotidien par la Loi juive, et les nouveaux espaces mentaux du citoyen de l’Etat-nation moderne. Pas de destruction du Temple, ici. Mais les murs s’ouvrent, et c’est le Temple portatif, social, mental bâti autour du Livre et de la Loi qui est tout à coup remis en cause.
Après la perte de toute souveraineté politique juive au 1er siècle, le judaïsme s’était organisé pendant dix-huit siècles en « communautés » locales réglées par la pratique des commandements religieux. Conséquence remarquable : le judaïsme historique en était venu à coïncider avec la halakhah, la « Loi juive ». Cette coïncidence, personne n’a jamais songé à l’interroger. Mais à l’heure où la modernité embouche les trompettes de l’émancipation, où le juif peut -- en théorie -- sillonner d’une trajectoire propre le nouvel espace social qui s’offre à lui, la superposition imposée du judaïsme et de la halakhah se relâche. La loi juive apparaît soudain pour ce qu’elle est : non l’expression d’une « nature juive » intrinsèque, mais un système mental volontariste, périssable comme le sont toutes les réalités culturelles.
Deux grandes stratégies de réponse se dessinent alors. L’orthodoxie choisit de placer un maximum de distance entre la vie communautaire et l’influence, jugée corrosive, de la société : se barricader à nouveau, d’une certaine manière, un invisible ghetto, pour prolonger à l’identique le mode de vie halakhique. Face à l’orthodoxie, la Réforme cherche à tenir les deux bouts de l’équation : préserver la fidélité à la tradition et s’ouvrir à la modernité. Un état des lieux lucide oblige à comprendre que l’équation n’est tenable qu’au prix du dynamisme : le judaïsme doit évoluer.
C’est de cette situation nouvelle de la modernité, et de l’existence d’un judaïsme désormais dénominationnel que datent deux traits majeurs ayant un rapport avec le fondamentalisme. En premier lieu, c’est l’acceptation ou non de la donnée « modernité » qui déclenche la posture des tenants du « vrai » judaïsme contre ce qui serait un judaïsme dévoyé. Enfin, la modernité rend lisible une vérité don ne nous sommes pas sortis : ce ne sont pas les éléments du judaïsme lui-même, mais des traits méta-halakhiques, culturels qui en fait déterminent la forme de judaïsme que l’on prône.
On touche ici à un nœud encore très actuel des religions : derrière l’écran de fumée des discussions techniques autour de la Loi, se fait simplement entendre le présupposé culturel de celui qui parle. L’acceptation de la modernité, le rapport à l’autre, l’ouverture à la cité, l’acceptation du pluralisme religieux ou encore la place des femmes : tels sont les marqueurs, envisagés comme des valeurs positives ou pas, telle est la matrice culturelle, même si elle n’est pas verbalisée, qui constitue en fait le cœur vivant de toute position religieuse.
Lecture juive des textes étrangère au littéralisme, culture de la loi propagatrice de la liberté de pensée et de la paix sociale, nous n’aurions traversé, jusqu’ici, en dehors de tensions propres aux réponses face à la modernité, que des espaces merveilleux d’une tradition rétive à tout fondamentalisme ! Malheureusement nous savons que ce n’est pas le cas. Mais il n’est pas inexact de dire que si l’on dessine, grossièrement trois cercles de pertinence de l’expérience juive, l’expérience du texte, l’expérience de la vie irriguée concrètement par la loi, et l’appartenance au peuple, c’est au sein de ce troisième cercle que s’ancreront le plus vraisemblablement les attitudes fondamentalistes. Le sujet, ici, sera celui de la conception des rapports entre le peuple, la terre et une structure étatique. C’est de ce périmètre que dérivent, aujourd’hui, en particulier en Israël, les différentes cultures fondamentalistes.
Antisionisme ultra-orthodixe, délire messianique, conception ethno-centrique pouvant aller jusqu’à un certain racisme, rejet de l’héritage des lumières et mépris des valeurs démocratiques, aucune des pathologies du fondamentalisme ne manque à l’appel en Israël, par exemple – où elles restent fort heureusement l’apanage de milieux ultra-minoritaires, mais n’en sont pas moins préoccupantes. Il n’entre pas dans mon sujet de les développer ici, et je voudrais surtout conclure sur une leçon qui pour nous a une incidence pratique sur notre aujourd’hui : la question des facteurs culturels de la religion.
L’acceptation de la modernité, le rapport à l’autre, l’ouverture à la cité, l’acceptation du pluralisme religieux ou encore la place des femmes : il n’est pas difficile de saisir la brûlante actualité de cette grille de lecture. Et son importance. Car face aux problèmes de relations « inter-communautaires » dont notre culture politique se repaît, cette matrice de critères suggère que l’analyse par le « communautarisme » est en fait réductrice, en ce qu’elle suppose que les « religions » ou les « communautés » sont des blocs homogènes. Bien plutôt, il faut rappeler qu’au sein même de ces entités, ces facteurs culturels sont absolument déterminants pour produire ce qui se livre, au final, comme l’expression visible de telle ou telle sensibilité religieuse, le fondamentalisme (ou ses versions plus « light ») entre autre. Ils sont, surtout, tellement « efficients » que des croyants de cultes différents partageant des mêmes valeurs culturelles seront beaucoup plus proches, en fin de compte, qu’ils ne le seront de leurs propres co-religionnaires axés sur des valeurs différentes !
Culte sans culture n’est que ruine de l’âme !