Juste après ma naissance à Lille en 1962, mon père, service militaire oblige, part vers l'Algérie fraîchement indépendante afin de rapatrier le matériel de la présence française après les accords d’Alger. Ma mère et moi le rejoignons pour une année à Sétif, Oran puis Alger. À défaut d'être séfarade, j'en conserve un vague souvenir, sûrement reconstruit. Peut-être ai-je été baigné de certaines effluves ?
En 1963, la famille rentre en France à Montargis, kilomètre 110 de la mythique Nationale 7, par ailleurs encensée comme « la Venise du Gâtinais » pour ses quelques rues sur l’eau et ses pontons croulant de géraniums. Les gens heureux n’ont pas d’histoire, a pu dire Anatole France. J’ai beau chercher une quelconque « face sombre », je ne vois qu’une enfance idyllique, à tout point de vue, tout d’abord dans une grande barre d'immeuble enserrée par deux bras du Loing, rivière à écrevisses et à coups pendables avec les dizaines d’enfants du bloc – et surtout, beaucoup d'amour au sein d’une famille de petite bourgeoisie. En 1970 naît ma petite sœur dont je me préoccupe avec un certain zèle d’être le grand frère. À la maison je suis entouré de livres, de tous genres, avec un père ingénieur féru de Camus et une mère littéraire férue de tout le reste. Même diversité côté musical, je grandis entre les classiques de la Deutsche Gramophone Gesellschaft et les envolées de Coltrane, du jazz américain dont mon père est un authentique connaisseur. Vers 10 ans on me fait faire du piano, j’adore, et j’adore encore. La face B d’un disque de Johnny, « Fou d’amour », acheté en catimini à l’âge de mes premiers pantalons pattes d’éléphant, sonne proche de la rébellion...
Longtemps premier de la classe, je suis un enfant profilé pour le scolaire. Dès le CP, dans le train de trois wagons en carton accroché au mur dont la métaphore ferroviaire exprime selon la maîtresse les groupe A, B et C, autrement dit la méritocratie des années pré-68, je suis seul dans la locomotive – j’ai honte d’avouer aujourd’hui que le train avait été dessiné et fourni par mon père, élaboré d’un beau trait de dessin industriel ! Conséquence globale, je subis de façon répétée la condition du souffre-douleur, parfaitement équipé de mes petites lunettes, mon tablier, mes culottes courtes... Un brin naïf sur les réalités sociales ? Rien de grave, je lis, et pour l’heure les découvre dans les livres. Au collège, je m'épanouis de même. Plus organisateur que meneur, j'assure les mises en scène des pièces de théâtre. Dès qu’un projet se met en marche, je suis présent. Rien de très affirmé, mais quand il faut, j’interviens avec mon petit filet de compétence intellectuelle et culturelle.
Intello et lunetteux, élu des bad boys qui m’attendent à la sortie, mais pas mauvais en sport. Je joue au football, au J3 Sport Amilly, un des meilleurs clubs « jeunes » de France. Arrière central. De légende ? Beckenbauer en tête, je ne suis pas loin de le penser, alors que je protège, dans les cages, Gaëtan Huard tout de même, futur gardien de but de Marseille et de Bordeaux en Ligue 1 ! Je dispute quelques matchs internationaux, dont un 6-1 passé à Anderlecht le jour même de la finale Anderlecht – West Ham au stade du Heysel (4-2 pour Anderlecht). Mon équipe est vice-championne de France. Je suis en grande forme physique.
Pas de télé. École, piano et foot. Tels furent les piliers de mon enfance.
De la bataille d’Eylau à Keith Richards
Collégien, je veux être pétrographe, spécialiste des roches et des minéraux. J’émets mes premiers doutes sur la compétence des adultes le jour où l’orientatrice de l’Onisep me dit, croyant m’offrir sa complicité, « C’est bien. Tu verras, le pétrole c’est passionnant ». Je collectionne les pierres et je chéris ma mallette de chercheur-spéléologue. Mon rêve manque de se briser lorsqu’à la faveur d’un voyage d’étude en 3ème dans le Massif Central, je me précipite en descendant du car sur le premier rocher avec le marteau de la mallette, dont j’aimais la forme en bec, très inhabituelle, et qui me semblait pour cette raison indubitablement professionnelle. Le bec se brise au premier coup d’une manière totalement ridicule. Personne n’a vu -- je poursuis en potassant les bouquins, et je commence à assurer en composition chimique des roches. D’une manière générale, je suis fasciné par le savoir, la position du savoir par rapport au monde, en littérature, en histoire ou en sciences. J'adore le support papier, le côté grimoire, brûler le bord des feuilles pour en faire des parchemins, puis écrire dessus.
A 7 ans, le Moyen-Age a déjà fourni le cadre de mon premier roman : L'attaque du château-fort. Adepte de l’intégration verticale je réalise tout - texte, illustrations, couverture, avec des schémas très explicites sur le gourdin, le heaume et le mâchicoulis. L’ouvrage, un bon vingt-pages sur cahier à gros carreaux, est placé par mes soins dans la bibliothèque familiale. Mon œuvre approfondit ensuite la littérature de guerre où mon imagination généreuse met aux prises un million de Japonais contre deux millions d'Américains (il en existe plusieurs versions, mais toujours avec des chiffres ronds). Je découvrirai rétrospectivement que le roman ne s’appelle d’ailleurs pas « La Guerre », mais la « Gerre », sans « u », ce qui à mes yeux aujourd’hui amoindrit considérablement la cruauté de l’ensemble. Passionné d'histoire, j'apprends par cœur la vie de Napoléon, que je mets un jour en scène en dessinant à l’encre de chine une cinquantaine de diapositives. Le trait est distinctement mauvais, mais je ne recule aucunement devant l’exploitation commerciale de cet important opus. Mes parents ne tardent pas à recevoir une lettre les invitant à un grand spectacle. Après avoir franchi un mini-bureau placé à l’entrée de ma chambre où je les fais s’acquitter d’une somme de 1 franc, ils s'assoient sur le lit pendant que je disparais derrière les rideaux tirés, pour débuter la projection – et assurer la voix off -- de ma Vie de Napoléon. Des mois de travail pour un enfant de 8 ou 9 ans.
Je monte ensuite des tours de magie (j’augmente les tarifs), et inflige à mes parents des concerts de guitare électrique.... en bois, inspiré par une photo de Keith Richard (époque Jumping Jack Flash si mes souvenirs sont bons) trouvée dans un article sur les Stones de Tout l'univers que ma mère m'achète toutes les semaines. L’important dans ces concerts – précurseurs de l’air guitar ! --, c’est surtout la tonne de fils qui traînent négligemment entremêlés à mes pieds sur la scène (de belles cordes à linge d’un bleu et rouge électriques), et les étiquettes de mes destinations du monde entier collées sur la housse de ma guitare.
La télévision n’arrive à la maison qu’en 1975 -- lorsque le réparateur l’installe, un jeudi après-midi (alors jour extra-scolaire), c’est un extrait de l’Homme de Rio qui passe, un film qui a acquis pour moi le statut mythique de l’histoire que je n’ai jamais vue en entier. Avec la télé quoi qu’il en soit, on ne plaisante pas ; elle m’est interdite le soir, exception faite des matches de l’épopée de Saint-Etienne en coupe d’Europe -- je suis à jamais un traumatisé des poteaux carrés… En classe de troisième, une tension familiale se fait jour. Mes parents insistent pour que je continue à porter la blouse scolaire que mes camarades ont rejetée depuis longtemps. Dans le bus de ramassage scolaire, il me faut donc me positionner à une place stratégique pour, après moult contorsions, parvenir à retirer l’infamante tenue enfantine et revêtir mon survêtement Adidas, celui avec le bleu délavé et le col qui rebique de l'Allemagne de l'est (magnifique écusson DDR). Aux pieds : mes baskets Adidas, qu’il m’arrive de placer sur mon oreiller pour m’endormir à leurs côtés la nuit.
A la maison, il n'est pas question de religion. Ma mère a été placée chez des religieuses pendant la guerre, en Normandie, pour échapper aux bombardements sur le Lille de son enfance. Elle n’en a retenu aucune croyance, plutôt une bonne dose d’ironie. Mon père, lui, n’a jamais été baptisé. Moi non plus. La vraie religion familiale c’est l’éducation et la culture.
En classe de première, je commence à tomber amoureux, chapitre dont la concision dira ici l’insuccès global, mais pas le manque de persévérance, indéfectiblement corrélé à une réelle inaptitude à communiquer mes sentiments aux destinatrices (dont certaines ne l’ont jamais su). J'ai changé de look -- d’où les « pattes d’eph’ » --, écouté d'autres musiques. Les résultats scolaires s'en sont ressentis.
J’ai 16 ans et je veux alors être comédien. Chaque mercredi après-midi, je prends le train direction Paris pour un atelier d'initiation au Cours Florent. Un tout autre monde que le club théâtre du lycée. Un nid à beaux mecs et à belles filles, et une foire d’empoigne où les « parisiens » ont outrageusement l’avantage -- je ne passe que deux scènes dans l'année, un Molière et un Salacrou. Mon projet se transforme en désir de mise en scène et d’écriture. Je publie des poèmes dans la revue des Cahiers de Saint-Germain des Prés, dont un « Adolescent, incandescent » pour lequel j’ai toujours un faible. A l’été 1979, malgré un 05 coefficient 6 en maths, je décroche le BAC scientifique avec mention.
Cette même année de Terminale, malgré les vives recommandations du philosophe Didier Franck, qui tous les mercredis s’exile de Paris pour dispenser un cours de philosophie au Lycée de Montargis (ce cours me passionne et je suis le seul élève intéressé), et me pousse vers Sciences Po, je passe deux concours pour donner corps à ma passion : celui de l'école de cinéma l'IDHEC, devenue la FEMIS (échec, mais pas déshonorant), et celui de l'Ecole Louis Lumière, qui forme aux métiers techniques. Après deux phases d’examen de fort niveau scientifique, retenu parmi quarante finalistes sur six-cent candidats, je passe les ultimes épreuves, une série de tests d’aptitude pratique. Moi qui n’est jamais tenu un fer à souder de ma vie, je me retrouve à devoir confectionner une chaise miniature à partir de tiges de laiton – exercice chronométré…. Certains tueraient pour un siège, moi je suis mort pour une chaise. Coup sur la tête. Mais peut-être coup du sort. Ouverture sur une autre vie…
Sortie de rue
J'adore les langues étrangères, je m’inscris en fac à Dijon pour une année d'anglais. Puis dans une école privée de cinéma par correspondance. C’est une explosion intellectuelle. Je découvre le vaste champ des disciplines intellectuelles et universitaires. Loin du seul pré carré des études anglo-américaines, pourtant déjà assez vaste, je fréquente une multitude de cours, dont le cours de cinéma de Jean Collet, chef opérateur de la nouvelle vague et apôtre du structuralisme. Je découvre Roland Barthes, René Girard, Lévi-Strauss, et de tiroirs en tiroirs toute l’aventure intellectuelle du 20ème siècle. Un choc. Je dévore tout. J’envisage un temps de poursuivre dans la linguistique mais renonce devant la crainte de ne m'adresser qu’à vingt personnes dans le monde. Je compense en faisant état de mes théories personnelles dans les lettres que j’adresse à mon amoureuse de l’époque. Jamais moins de trente pages quotidiennes. Amoureuse elle le fut sans doute, ou ne lisait pas – cette pensée vient seulement de m’effleurer – car nous avons tenu une belle relation – avant que mes théories ne s’épuisent…
1981, j'arrive à Paris, le choc de la Capitale. A l'école de cinéma du CLCF, j’évite sans le savoir les fils-à-papa et tombe dans un groupe de passionnés et de talentueux. Je me mets à fumer, trop, des JPS au paquet noir, seul à même de satisfaire le fantasme « Vogue Homme » qui s’empare de moi à cette époque. Je sors, je rêve je discute et je côtoie -- merveilleuses années de Bohème.
1983, retour au réel : le service militaire. L’époque est à l’antimilitarisme, mais j'estime de mon devoir de répondre à l’appel du drapeau, sans tenter le P4 pour me faire réformer comme tous mes camarades. J'atterris à l'Ecole des transmissions à Montargis, où l’on développe un fleuron technologique français, le système de communication Rita, « que l’on a même vendu aux Américains ». Je découvre la France profonde, le camarade citoyen jamais sorti de son village, qui la première nuit borborygme à tout va dans le noir à coup de plaisanteries péteuses – et perplexité ultime, se fait comprendre en soulevant l’hilarité générale ! De l’armée je sors déçu, mais contre toute attente, pas par la médiocrité ambiante, avec laquelle je pactise finalement « car tout est intéressant ». Non, mais à part le lieutenant Cathala, qui nous apprend des rudiments de guérilla urbaine, déçu par le manque de passion qu’ont la plupart des militaires d’active pour leur métier…
De retour à Paris, je cherche à travailler dans le cinéma comme assistant-réalisateur. Entre figurations et courts-métrages, je multiplie les petits boulots : vendeur de petites annonces au tarif exorbitant -- dans des revues au lectorat inexistant. Mais aussi au Matin de Paris, au Nouvel Obs, où j’abuse du tarif étudiant pour me placer en tête des ventes. Puis jardinier, puis cuisinier, plongeur, gardien, ouvrier-démolisseur sur des chantiers lointains, déménageur – plus d’une centaine de petits boulots au contexte et à l’humanité variable. Je publie, aussi. Des nouvelles, dans l’excellente revue N comme Nouvelles, dans d’autres, et je gagne des concours. Le soir ou le jour, sans honoraires, toujours la vie de Bohème, sans horaires !
En 1985, me voici au Parisien au service des petites annonces. Je prends un appartement. Alors que le propriétaire souhaite le récupérer de manière illégale, je pars en Angleterre quelques jours. A mon retour, je découvre que le couple d’amis à qui j’ai prêté mon appart a été viré manu militari, un samedi matin, par le propriétaire qui, avec une dizaine de ses amis ont fait une descente en fracassant la porte au pied de biche. Mes affaires, je les retrouve sans-dessus-dessous, dans la cour intérieure, sous la pluie. Habits, livres, cahiers, tout est détruit, pourri par la pluie, l'appartement saccagé.
Du jour au lendemain je me retrouve à la rue. Le monde bascule. Ma problématique immédiate : comment survivre, manger ? Pas le temps d’exiger justice -- c’est une leçon : la justice exige le temps de la justice. Mais je travaille encore et donc gagne de l’argent ; je vis chez des amis, deux-trois jours par ci et par là, ou dans des hôtels sans trop d’étoiles, en promenant mes caisses d'affaires personnelles.
Au dernier job qui cesse, commence la descente aux enfers. Un jour il ne me reste plus que 50 centimes, c’est à la cabine téléphonique de la place de la Bastille. Urgence : choisir le bon copain. 50 centimes, et prière de ne pas tomber sur le répondeur. Miracle ça décroche, mon copain me dit qu’il vient me chercher dans quelques heures. Je m’installe au café le plus proche, prend un café sans pouvoir le payer, et au serveur qui revient après avoir fini son service, explique que mon ami ne va pas tarder. Humour inénarrable de sa réplique : « Quand on n’a pas d’argent on reste chez soi ! ».
Je reste chez cet ami trois mois. Puis doit quitter l’appartement -- il s’absente pour un long voyage. Ce jour-là, après l’avoir accompagné en voiture à l’aéroport avec un autre ami, Max, revenus sur Paris, je retarde le choc final. Dans sa vieille BM qui file le long des boulevards, je regarde les feux, les passants, encore protégé par un tableau de bord à l’ancienne et l’amitié d’un bon moment indéfiniment vague. A l’angle de la rue du Temple et de la rue de Turbigo, vers 11 heures, Max stoppe et dit : « Bon, je vais par-là ». Je sais que c’est fini. Je descends de voiture, et c’est le trou noir.
Pensant m'en sortir seul, à aucun moment je ne rentrerai chez mes parents, qui habitent en province, et aussi surtout pour ne pas aggraver la situation de ma mère.
Trois choses de bien
Ma mère, depuis 1973, elle avait 33 ans, souffre d'une anémie hémolytique, une grave maladie sanguine dont 40 % étaient insoignables à l’époque. Malgré les prouesses du professeur Jean Bernard, qui officie à l’Hôpital Saint-Louis, dont je connais chaque recoin y compris ceux des anciens corps de bâtiments, sa maladie l'emportera en 1989, à 49 ans si mes calculs sont exacts.
Durant cette période, je dors souvent dans la rue, sur des paillassons, dans les ascenseurs, et parfois, dans les auto-tamponneuses de la place de la Bastille. Un matin, au réveil, je sens que ça bouge : les forains, hilares, ont déclenché le manège et font tourner ma voiture !
Curieusement, alors qu’objectivement les pleins turbos de la réussite sociale ne sont pas au rendez-vous, alors que je transborde inlassablement mes cartons et mes caisses, avec un repas par jour pas toujours procuré de manière irréprochable, il m'arrive de me retrouver fringant, jet-setteur et desdichado, dans des endroits improbables. Jouer du piano dans une soirée au Ministère de la Culture, et même réaliser (écrire, financer, préparer) un court-métrage. Surréaliste mélange de grosses, grosses difficultés et d’exubérances festives ou créatives. Je côtoie le spectre total de l’humanité parisienne : je deviens le pote du clochard, le camarade de l’ouvrier immigré, le confident du night-clubber en perdition, le pauvre des kebabs de la rue du Faubourg Saint-Denis, dont je ne louerai jamais assez l’humanité et la générosité : en fin de service, avant la fermeture, je sais que je peux compter, vers minuit, sur un petit carton de frites bien chaudes…
Tout cela dure bien huit à neuf mois, jusqu'à la rencontre, au Harrys Bar, de la future mère de mes enfants. Miracle : je retrouve au même moment la voie du job market ! Ouvreur de cinéma (à l’Ambassade et au Publicis « du haut »), je peux enfin me racheter des chaussures, non trouées.
Ces chaussures évoquent à tout jamais pour moi une réplique historique de ma mère. Alors que je venais de gagner un concours de nouvelles, je crois intelligent, un matin, de l’appeler au téléphone et, me faisant passer pour un journaliste, de m’enthousiasmer et la féliciter d’être la mère d’un si grand espoir de la littérature. « Rendez-vous compte, Madame, il est en train de percer ! ». J’entends encore la voix de ma maman, probablement allongée, fatiguée, en souffrance, répondre d’un air las, mais du tac au tac : « Pour l’instant ce sont ces chaussures qui percent… ».
Durant ces mois de galère, je découvre la logique d’airain de certains mécanismes sociaux. Ne plus dormir au chaud et ne pas se laver, c’est rapidement ne pas sentir le propre, et rapidement sentir que les autres le sentent, vous sentent dans le métro. Tout comme ne plus changer de chemise, axiome numéro deux, amoindrit l’avantage compétitif à l’heure de candidater pour le poste qui vous sortirait précisément du pétrin. Ce qui me frappe c’est la rapidité des enchaînements. Je suis sorti de la société en moins d’une semaine. Un touché-coulé de neuf mois (dont l’origine fut la violence et l’injustice), et dont je me suis sorti par une seule raison : l’éducation. Je l’ai compris au contact de beaucoup de mes compagnons d’infortune, qui n’avaient jamais connu le bonheur d’une situation familiale ou sociale normale. Difficile de trouver -- tout simplement d’espérer -- la sortie lorsque l’on ne sait même pas que la normalité existe.
En ce qui me concerne je ne savais pas comment j’allais m’en sortir, mais la conviction ne m’a jamais quitté qu'une issue serait possible. Je savais, tout simplement, que derrière la cloison de verre qui temporairement me repoussait aux marges et m’empêchait de faire retour, que la société était bien là. J’en connaissais les promesses, une société où l’on a possiblement sa place. J'ai appris sur mon caractère aussi. Je dois le dire, j’ai été animé pendant toute cette période du sentiment d'être indestructible. J’exonère du champ de cette immodestie la santé, domaine où les décrets divins sont tout particulièrement frappés du sceau de l’injustice, de la cruauté et du gâchis. Mais c’est ainsi : j’ai imprimé sur mon coeur ce tableau de Van Gogh, « Vieux souliers aux lacets », comme s’il m’était adressé par une complicité atemporelle, et j’ai noté – j’ai retrouvé la phrase sur un vieux carnet -- « il faut avoir marché toute sa vie pour peindre une paire de godasses comme ça ». Je ne saurais dire pourquoi, mais je me suis vécu indestructible. Enfin si, je sais : l’éducation.
Sortie d’impasse, donc, avec le retour d’un travail et la rencontre de ma future compagne -- l’amour prête la main à l’éducation. Retour sur la piste sociale, sur le tremplin des projets. On vit heureux ensemble pendant dix ans. Entre 1992 et 1997, je freelance à un rythme soutenu dans le monde du marketing et de la créativité : recherche de noms de marque, de nouveaux produits, de territoires de marques et de « problem solving » de toutes sortes. Très demandé, je participe à la frénésie de nomination de tous les types de produits qui a saisi les marques à cette époque-là, des produits bancaires aux gammes de voitures (Smart, Mégane, Twingo) en passant par les parfums, bataillons innombrables de « marques ombrelles » et autres « segmentations » du marché de l’alimentaire (eau, biscuits, yaourts, entremets, etc…). J’adore cette activité qui me projette dans des univers industriels et commerciaux très différents, j’adore découvrir les stratégies qu’ont en tête les marques, la manière dont elles segmentent le monde – totalement invisible pour le consommateur final. Je paye donc toutes ces années-là mon écot créatif au sauvetage des aciéries du Lac de Berre, imagine la voiture du futur, cherche à « pré-empter » pour le compte d’une grosse compagnie de soda le marché des machines à café à la pause de 10 heures (dans toutes les entreprises de la planète), imagine des pantoufles aux semelles emplies de sable de Jérusalem pour marcher en continu sur la Terre sainte, invente mille nouveaux jeux de grattage avec pour consigne de multiplier le temps de grattage, ainsi que moult gammes de yaourts, d’entremets, de plats cuisinés, jusqu’à un fromage corse au goût nationaliste. Je suis doué pour cela. J’empile les missions, parfois plusieurs « créas » par jour. Rémunératrices, souvent dans de beaux endroits, elles me laissent le temps d'écrire des scénarios à côté, et d’être un père très présent.
Nos trois enfants naissent en 1992, 1994 et 1996, Elie, Zoé-Sarah et Nathan. Une autre forme d'accomplissement. Tout dans la vie est relatif, mais la naissance d'un enfant est un absolu. A la première naissance je prends conscience que quelle que soit ma vie j’aurais au moins accompli une chose de bien. Finalement, trois choses de bien…
Un panier à trente points
Un matin de 1989, après seize années d’une maladie comportant des périodes d’hospitalisation de plus d’un an, une infirmière m’appelle de l’hôpital Saint Louis. Par le plus grand des hasards c’est une amie, et elle est affectée au bloc des soins intensifs où ma mère est placée. Son message est sans équivoque. J’assiste aux derniers instants de ma maman, dont la complication finale d’une maladie anthologie médicale à elle seule, prend la forme d’une septicémie généralisée.
A ma grande surprise – où pointe peut-être une forme de culpabilité – s’ouvre alors une période d'ébullition intellectuelle et spirituelle comme je n’en ai jamais connue. Une hypersensibilité de vaste ampleur, comme une augmentation de capacité, une sorte « d’effet cocaïne » en continu -- sans cocaïne. Je pleure toutes les larmes de mon corps – oui je les ai pleurées, déjà du vivant de ma mère, à la vue de son corps torturé, et une ultime fois à la vue de l’encéphalogramme plat et du fameux bip final des séries télévisées. Toutes les larmes – « Dieu compte les larmes des femmes » dit la tradition juive --, une bonne fois pour toute. Dans cette période d’extra-lucidité, d’ouverture de mon âme, une amie m'invite à un cours Place des Vosges pour écouter un orateur passionnant, Pierre-Henri Salfati, un érudit, juif, non rabbin, proche des Loubavitch mais essentiellement « salfatiste ».
Son cours porte sur le Cantiques des Cantiques. A partir de quelques versets, il improvise. Le résultat est inégal... parfois intéressant, le plus souvent : transcendant. J’ignore largement ce qu'est le judaïsme. La veille encore, le mot « Dieu » m'écorchait les lèvres. Les spiritualités m'intéressent, comme mille autres choses, mais tel Laplace devant Napoléon, « l'hypothèse Dieu » n’entre pas dans ma manière de formuler les choses. Wittgenstein aurait dit : « ce n'est pas mon jeu de langage ».
Intellectuellement c’est l’embrasement. Que s’est-il passé ? Qu’ai-je-vu, compris, découvert ? Il n’y a pas eu d’appel, pas d’illumination. Je ne peux pas dire non plus qu’il y ait eu maturation d’obscurs désirs antérieurs, ni même de besoin d’élévation spirituelle à laquelle aurait pourvu ce cours. Il y a eu une surprise, douce mais radicale : une dilatation, une ouverture de mon monde dans une direction absolument imprévue, une mise en perspective jamais perçue. La meilleure image qui me vient à l’esprit pour l’exprimer est éloignée du champ de la spiritualité, mais elle exprime parfaitement ma sensibilité « hors-limites » de ce temps-là. Michael Jordan a raconté un jour que lors d’une finale NBA où il avait marqué plus de trente points, sa perception était comme altérée : il voyait le panier comme s’il faisait trois mètres de large, et quelle que soit la manière dont il tirait dans sa direction – avec application, sans application -- la balle rentrait immanquablement.
C’est exactement de cette manière que j’ai reçu l’enseignement de Pierre-Henri Salfati. Le « panier » c’était moi, et de manière totalement inattendue, tout rentrait, d’une manière au-delà de l’ordinaire, de manière obligatoire, de manière systématique, « dans mon panier ». Moi qui ne cherche rien, chaque pensée, remarque, commentaire ou trait d’esprit vient vers moi et me « trouve » avec une facilité déconcertante. Mais le plus extraordinaire tient au phénomène de « gant inversé » : la plupart du temps ces enseignements vont totalement à l’encontre de ce que je pensais, croyais… Pourtant, le seul fait de les entendre me retourne intégralement, m’y fait adhérer immédiatement, sans l’ombre d’une difficulté, avec le sentiment d’une adéquation parfaite. Comme un gant, en effet, que l’on retourne : c’est le même gant, mais son extérieur se retrouve désormais à l’intérieur, et vice-versa. Je saisis vite que je ne suis pas en train de suivre une UV de judaïsme. Que c’est de l’être juif dont il est question, de mon être juif, et je ne sais même pas de quoi il s’agit !
Je suis ainsi « retourné », dans tous les sens du terme, et la métaphore photographique permettra de préciser de façon juste cette étrange dialectique de l’altérité et du même : comme le négatif d’une pellicule devient une image positive – « négatif » et « positif » n’exprimant ici aucun jugement de valeur--, ma « conversion » me fait devenir quelqu’un « d’autre » sans cesser d’être « le même ». Comme si je m’étais, en fin de compte, « révélé » à moi-même.
Ceci pour le sentiment personnel. Mais qu’ai-je compris, qu’ai-je « vu » comme le formule le langage rabbinique ? Mon monde s’est soudain percé, ouvert, radicalement et en douceur, me laissant en compagnie de ces arrières-mondes que l’ironie contemporaine, fière de sa lucidité et en fait de sa sécheresse, aime à contempter comme autant d’illusions. J’ai vu que la véritable dimension où se jouait le sens du monde, de mon nouveau monde, se situait dans ces chicaneries essentielles, ces caresses et contre-caresses du langage que promène la tradition sur le cuir du réel, ces questions où le cœur, le corps et l’intellect de l’homme œuvrent de concert pour : a/ témoigner du don de l’être ; b/ prendre ses responsabilités dans le monde.
Sentiment d’être au cœur de la question. Dieu dans tout ça ? Non ! Enfin si, enfin peut-être, enfin oui bien-sûr, mais là n’est pas l’intérêt central, l’intérêt c’est l’ouverture, la confiance nouvelle, octroyée, qui me fait voir que la manière dont on caresse les choses a un sens, parce que le monde a un sens antérieur à lui-même. Parce que notre engagement lui donne un sens, parce que le moindre de nos gestes le détruit, le confirme ou le répare. Parce que Dieu ne laisse pas de geste, pas de parole, pas d’intention ni de partage sans impact. Le monde de la connaissance est captivant ; le monde des chiffres est fascinant ; mais ce qui s’est ouvert pour moi dans ce cours, c’est ce je-ne-sais-quoi, ce quelque-chose-d’autre qui rend le monde intéressant. Le fait que Dieu compte chaque larme – les larmes des femmes, dit-on – le fait qu’aucune caresse ne reste évanouie, que tout soit sujet à destination. Voilà ce que j’ai vu à l’heure du Cantique des cantiques. La légèreté et le sérieux de chaque chose, l’importance des queues de cerise, et du pommier -- dont le verset 2, 5 dit d’ailleurs, selon les commentateurs, qu’il contient la recette du philtre d’amour.
La décision de me convertir au judaïsme fut douce, nette et sans bavure.