Nouveau Colloque des Intellectuels Juifs
Espace privé / public
Lundi 6 décembre 2021 / Communication de Yann Boissière
Shmuel Agnon aimait distinguer entre deux sortes d’orateurs : ceux dont on sait par avance ce qu’ils vont dire ; et ceux, après qu’ils ont parlé, dont on se demande ce qu’ils ont bien voulu dire... Si l’on s’en tient à cette observation somme toute maintes fois vérifiées, la question de l’articulation entre l’individu et le collectif pourrait courir le risque du sujet a priori exagérément académique. A vrai dire, c’est bel et bien à une présentation classique que je me livrerai dans un premier temps -- confiant, toutefois, en son potentiel de renouvellement, pour deux raisons. Le fait, tout d’abord, que la question des rapports entre l’individu et le collectif, placée au sein du judaïsme, ne peux s’envisager en dehors du prisme de l’Alliance et de la Loi. A la traditionnelle dialectique de l’individu et du collectif se superposeront donc les infléchissements propres à la problématique de la Loi. A ce prisme interne au judaïsme, je souhaiterai, dans un second temps, introduire également trois évolutions actuelles, extérieures, sous la pression desquelles je placerai notre sujet pour le penser à nouveaux frais : le brouillage, tout d’abord, propre à notre époque, entre la dimension privée et la dimension publique. L’hypertrophie post-moderne de l’individu retiendra aussi notre attention. L’importance croissante de la thématique de l’identité, enfin, sera un troisième facteur dont nous aurons à mesurer l’impact sur notre sujet.
Reprenant le fil shmuel-agnonien, explicitons donc maintenant le mouvement que nous allons emprunter. Après avoir rappelé les enseignements fondamentaux de la tradition juive sur les dimensions individuelle et collective, je replacerai leur articulation au sein du prisme de l’Alliance et de la Loi ; ce mouvement lui donnera une saveur particulière, celle qui a permis au judaïsme d’imaginer les promesses inhérentes à la notion de peuple, de « peuple juif » bien sûr, mais aussi à la collectivité humaine en général. Je me demanderai ensuite quelle traduction tangible, institutionnelle, a pu être donnée à cette culture de la Loi. Plus précisément – troisième point --, et alors même qu’existe l’idée, fallacieuse, selon laquelle le judaïsme n’aurait pas développé de pensée politique forte --, quelle sorte d’espaces publics et politiques ont été pensés par la tradition juive. Dans un quatrième temps, je placerai ces enseignements en tension avec les trois évolutions actuelles évoquées : le brouillage entre privé et public, « l’inflation » individualiste et la question de l’identité. Nous tenterons alors quelques hypothèses sur la pertinence actuelle de la pensée juive sur ces questions.
I – Les dimensions individuelles et collectives dans la tradition juive
La valeur inaliénable de l’individu
« Tout art digne de ce nom enseigne inlassablement que le monde repose sur l’individu »[1] écrit Aaron Appelfeld. Cette pensée sur l’art exprime à merveille la croyance juive fondamentale selon laquelle le monde repose sur l'individu. Ce tropisme de l’individu, abondamment documenté dans la tradition, aime à s’exprimer sous ses formes les plus hyperboliques. « Qui détruit un homme détruit l’humanité. Qui sauve un homme sauve l’humanité » en est l’une des maximes les plus frappantes[2]. Comprenons de ces formulations spectaculaires, non que le monde fonctionne naturellement de cette manière, mais qu’elles cherchent à exprimer une conditionnalité ; l’énoncé d’une pensée réaliste n’a d’autre but que d’affirmer l’acuité de l’exigence éthique. Certes, « ha-olam ke-minhago holekh », « le monde suit son cours »[3], autrement dit le monde fonctionne de manière neutre, en dehors du monde des valeurs, mais précisément : tout s’inverse, et la valeur du monde apparaît, rompant l’implacable empire de l’impersonnel et de la naturalité, quand s’intercale l’incise d’une responsabilité libre, souveraine. Il n’est que l'individu pour la faire entendre. C’est de cette incise possible, de cet « hinéni » (« me voici »[4]) opposable par tout homme que découle toute la pensée politique du judaïsme. Celle-ci se structurera collectivement par la « sortie d’Egypte », autrement dit par le rejet du modèle politique égyptien : protestation contre toute conception du collectif totalitaire, et contre la figure politique du Pharaon ; recherche d’une formule de pouvoir, non fondée sur la force vis-à-vis d’une masse collective et indistincte, mais sur le kavod ha-beriyot, la valeur inaliénable de chaque créature ; quête d’un bien commun et d’une richesse collective, possible non par la seule obéissance, mais par le sens individuel de la responsabilité.
La valorisation de l’individu, en amont, s’ancre dans des fondements anthropologiques et spirituels. S’ils sont bien connus, encore valent-ils la peine d’être rappelés. La pierre d’angle : l’égalité entre tous les êtres humains. La dignité, incommensurable et inaliénable, de chacun, découle de ce que tout homme est une créature de Dieu, créée à l’image de Dieu. « Dieu créa l'homme à son image ; c'est à l'image de Dieu qu'il le créa. Mâle et femelle furent créés à la fois. »[5]. A cette matrice, qui vaut déjà dignité, s’ajoute une autre dimension, où pointe en germe l’idée de la Loi : par le don divin du langage, l’homme dispose d’un instrument pour apprécier le fait, précisément, qu’il est une créature de Dieu (il pourrait l’être, mais sans le savoir). Cette capacité offerte par le langage à se décaler de la seule identité à soi-même, à se savoir informé, est au cœur de cette maxime des Pirqueï Avot (« Maxime des Pères ») : « L’homme est aimé de Dieu parce qu’il a été créé à Son image ; mais la possibilité de le savoir [qu’il a été créé à Son image] témoigne d’un amour supplémentaire »[6]. Le langage nous permet ainsi de disposer de ce millimètre de recul par rapport à notre seul conatus, notre persévérance dans l’être, et grâce à l’arc réflexif qu’il suscite, d’entrer dans la dimension de la connaissance, et de la reconnaissance.
La capacité, enfin, à former des choix moraux, complète cette dignité fondamentale de l’individu. Après l’expulsion du jardin d’Eden, en effet, l’homme sort du piège d’un temps immuable et de « l’Eternel retour ». En décrétant obsolète le mythe d’un paradis perdu qu’il s’agirait de retrouver, la Bible invente la flèche du temps, idée révolutionnaire qui signifie : demain peut être meilleur qu’aujourd’hui. L’affirmation est forte : le monde, aussi aveugle soit-il dans ses processus, est sensible à nos choix ; la liberté, celle de nos choix moraux, peut s’inscrire dans le monde et y trouver son application.
Dignité de l’être créé, conscience de cette création, possibilité de la reconnaissance, et de la liberté : ce faisceau de « capacités » lestent l’individu de sa valeur incommensurable. Il est entendu pour la tradition qu’il s’agit-là d’un socle inaliénable, d’une limite absolue aux exploitations idéologiques de toute nature. Irréfragable pensée rebelle, antitotalitaire que celle de la tradition !
Les promesses du collectif
Pour autant, la tradition ne verse aucunement dans l’idolâtrie de l’individu, ni dans la promotion d’un modèle individualiste ; elle a su penser -- avec un sens aigu de la prudence -- les promesses inhérentes à la dimension collective. Quatre perspectives peuvent être ici être dégagées.
La dignité humaine, on l’a vu avec la maxime des Pirqueï Avot, se joue dans la dimension du lien avec le créateur. Mais précisément, cela signifie en retour que l’individu ne saurait être la source de sa propre valeur. La réflexivité est pour l’homme un vecteur important de sa puissance, mais elle n’aura de dignité qu’à raison de la reconnaissance de son lien avec sa source. préalable. Cette valorisation de l’hétéronomie est un frein puissant, salutaire pour la tradition, contre l’hubris, contre l’égoïsme, et nous incline à nous tourner vers nos semblables.
Second fait marquant : il n’est pas une loi adressée aux Hébreux, dans le récit biblique, qui ne soit donnée hors du cadre de l’alliance. Les commandements n’ont de sens que dans le contexte d’une recherche préalable, d’un souci divin pour nouer une alliance, et pour former un peuple de l’alliance[7]. Les relations inter-personnelles sont bien entendu vouées à porter la marque de notre créativité ; dans ce domaine, la dialectique du donner et du recevoir peut créer toute la différence. Certaines conduites sont porteuses de vie, d’autres destructrices, mais il est tout aussi certain que l’Alliance, créatrice d’une nouvelle socialité, rejette toute conception purement individualiste. Nous ne pouvons nous définir comme des individus isolés, formant ou défaisant à loisir nos relations sociales.
Un troisième aspect, le « syndrome d’Esaü », frappe de nullité l’option du solipsisme ou de l’individualisme. Face à la proposition de son père Isaac d’activer son droit d’aînesse, lequel implique une responsabilité dans la transmission entre générations, Esaü préfère s’en départir et la vendre à son frère Jacob pour un fameux plat de légumineuses. « Je suis un être pour la mort ! » s’écrie-t-il pour justifier son à-quoi-bonisme[8]. C’est ici l’antithèse du choix de la tradition qui se fait entendre : le déni, mortifère, de transmission. Cette dimension de la transmission, à vrai dire, relativise totalement l’idée d’une autonomie de l’individu. Aucune biographie, réduite à l’empan d’une seule vie, n’a de sens ni ne tient par elle-même. L’homme n’acquiert une identité que pris dans le jeu des générations, du recevoir et du transmettre ; le reconnaître, ne point l’oublier, le traduire en une responsabilité pour soi-même est le principe, dans l’ordre du temps, de toute socialité.
En regard de l’infinie valeur de l’individu se posent donc, à la fois les impasses de ce qui pourrait devenir un système, et les promesses intrinsèques de l’inter-générationnel et de la pluralité humaine. A noter que dans la dialectique individu vs. collectif existe une position de curseur intermédiaire, à laquelle la tradition a dédié toute son attention : la fraternité. Elle signifie recherche de l’être-frère, sollicitude qui bien sûr se déploie au sein de familles concrètes, mais, positionnée à sa hauteur intellectuelle maximale par Manitou, s’entend aussi comme un problème universel : comment faire du rapport à l’autre un rapport de fraternité ? Avec les luttes fratricides de Caïn et Abel, d’Isaac et Ismaël, de Jacob et Esaü, cette question constitue le fil directeur de toute la Genèse. C’est seulement après la relative stabilisation d’une famille, celle des douze fils de Jacob (et d’une fille, Dina, constamment occultée), que pourra s’ouvrir la réflexion politique de l’Exode, la reposition du problème à la dimension des masses humaines, celle des peuples.
Valorisation de l’individu, élargissement à la dimension du collectif : il nous faut maintenant réfléchir à leur articulation. Elle ne saurait, dans le judaïsme, se réduire à la seule confrontation théorique, comme en suspension platonique, mais se voit nécessairement prise dans le prisme de l’Alliance et de la Loi.
II - La culture de la Loi
Cette réflexion de Michael Walzer me semble ici un bon point de départ : « La souveraineté divine et la liberté humaine sont les idées déterminantes de la culture religieuse »[9]. Saisi par la force de cette affirmation, mais non moins sensible à son articulation de deux pôles apparemment contradictoires, je poserai la question suivante : entre souveraineté et liberté, quel genre d'espace peut donc se frayer une existence ? Je tenterai de montrer que c’est précisément de ce paradoxe que se dégagera une notion d’« espace public » propre au judaïsme. Revenons donc dans un premier temps à la question de la Loi. Nous verrons dans un second les espaces qui en découlent.
Souveraineté divine et liberté humaine – Comment sortir de l’aporie ?
Un midrash raconte que le lendemain de la Révélation du Sinaï, les israélites se levèrent de bonne heure et s’éloignèrent de la montagne en hâtant le pas pour ne pas recevoir d’autres lois[10] ! Entre souveraineté divine et liberté humaine, il n’est apparemment que deux possibilités théoriques pour en concevoir l’application pratique : ou la pure volonté de Dieu – et l’obéissance qu’elle implique –, ou l’autonomie humaine -- et le consentement qu’il génère. La question du consentement a mobilisé toutes les ressources rabbiniques ; on connaît la formulation spectaculaire de ce midrash où Dieu, en quête d’un peuple à qui donner sa Torah, identifie les Hébreux, puis après avoir soulevé sur eux la montagne du Sinaï, les menaçant de la laisser retomber, conclut, en une suggestion qui à priori emprunte davantage à certaines sagas siciliennes : « si vous ne l’acceptez pas, ici sera votre tombeau ! »[11]. Le commentaire rabbinique pointe l’immense problème posé par ce « coup forcé » : quelle validité peut avoir une loi non consentie ? Le périmètre de cet exposé ne permet pas de développer les suites qui furent données à ce débat, mais, mené précisément au nom du scrupule évoqué, on peut raisonnablement conclure, à l’appui de M. Walzer, au caractère quasi-démocratique de l’Alliance[12]. Pour la pensée rabbinique, l’Alliance, dans son épisode le plus tangible, à savoir le don de la Torah, suppose la liberté humaine, la compréhension rationnelle des commandements, et ne se conçoit qu’avec la possibilité du consentement. Il est remarquable que celui-ci, dans le récit biblique, est présenté comme collectif, où le peuple parle d’une seule voix (« Nous ferons et nous entendrons »[13]). Un peu, comme le souligne facétieusement Walzer, à la façon rousseauiste d’une « volonté générale »…
Comment un tel coup de force est-il possible étant donnée l’incompatibilité notable des notions de départ ? Le coup de génie du judaïsme se situe ici. Sans renoncer à la volonté de Dieu, ni au consentement humain -- leur conjugaison, absolument originale, impose dès lors la solution suivante : celle de la Loi divine certes, mais interprétée par l’homme ! C’est bel et bien à cette révolution de l’interprétation, à une « démocratie de la Loi » que la tradition nous convie ici.
Une solution – La loi soumise à interprétation
Face à l’aporie programmée de la souveraineté divine et de la liberté humaine, cette « démocratie de la Loi », œuvre de la révolution rabbinique, emprunte quatre dimensions de résolution.
Le caractère argumenté des lois en est la première. Même si la culture biblique, par des récits aussi vivides que l’ouverture de la mer Rouge, ou encore la révélation du Mont Sinaï, affirme avec force l’intervention divine dans le monde, les lois promulguées par le donateur de la Loi ne sont pas mystérieuses. Elles cherchent à persuader. « Approchez de moi, écoutez ceci ! Dès le début, je n'ai point parlé en secret ! » proclame Isaïe[14]. Pour enchérir : « Je suis l'Eternel, ton Dieu, qui t'instruis pour ton bien, qui te dirige dans la voie que tu dois suivre »[15]. Construire un parapet sur les toits par souci de sécurité publique[16], aimer l’étranger par fidélité à l’expérience égyptienne[17] : nombre des fameux 613 commandements prennent la peine d’accompagner leur formule injonctive d’une justification. Ainsi que l’a établi David Weiss Halivni dans son maître-ouvrage[18], les grands rois de Mésopotamie ne justifient par leurs lois. La pédagogie normative était rare dans les codes de lois proche-orientaux, et la justification des commandements est chose remarquable. Dans la Bible, si Dieu est l’émetteur premier et souverain, il parle pour se faire comprendre de l’homme.
Ensuite, et de manière a priori contre-intuitive étant donnée la nature divine de la source, la Bible n’exprime en rien une conception positiviste de la Loi. Alors même que celle-ci fait autorité de manière naturelle, aucune interprétation particulière de la Loi ne fait autorité pour cette raison. Conclure au positivisme juridique serait pertinent si la loi était déployée dans le récit biblique de manière continue et explicite ; mais, fait assez surprenant, Dieu y intervient finalement assez peu. Fait du rédacteur, dira le critique bibliste ; mais justement : c’est bel et bien ainsi que la culture des interprétants a souhaité fixer la ligne, celle d’une loi largement laissée à l’interprétation de ceux qui la reçoivent. Une conséquence, majeure pour la suite de la tradition juive, et totalement novatrice, en est la suivante : la Loi, « ça se discute » ! La loi juive est présentée, dans les textes normatifs eux-mêmes, comme requérant la discussion. Et la discussion elle-même, présentée comme une injonction !
Un troisième point, qui a notamment mobilisé les penseurs de la Loi naturelle, fait observer que s’il y a discussion de la Loi, c’est qu’existent des normes au nom desquelles sont menées ces discussions[19]. L’une des plus fameuses expressions de cette « ‘hutspah klapeï shamayim » (« audace envers les Cieux ») a lieu avec Abraham lorsqu’il en remontre à Dieu lui-même sur la question de la justice. S’étonnant que Celui-ci soit prêt à frapper Sodome et Gomorrhe, et donc à sacrifier les quelques innocents qui s’y trouveraient, le voilà qui entame une négociation pour réhausser le quantum minimum de compassion divine : « Loin de toi d'agir ainsi, de frapper l'innocent avec le coupable, les traitant tous deux de même façon ! Loin de toi ! Celui qui juge toute la terre serait-il un juge inique ? »[20] Le juge ne ferait-il donc pas la justice ? D’où Abraham tire-t-il les ressources de son indignation, avancent les partisans d’une antécédence de la Bible sur la question des sources du droit naturel (pleinement formulé, on le sait, au 17ème siècle), si ce n’est d’une idée intuitive, interne à l’homme, de la justice ?
Ces données, en particulier l’idée que les conflits d’interprétations sont légitimes -- c’est le quatrième point – ont pour effet de pluraliser la loi. Pas moins de trois codes, rappelle M. Walzer, s’énoncent dans le Pentateuque. Au code d’alliance de l’Exode (Ex. 20-23), probablement lié sur le plan politique à l’existence d’une confédération tribale[21], succède le code du Lévitique (Lev. 19-25), marqué par les questions rituelles, la sainteté, la pureté, issues d’une oligarchie sacerdotale dominante à l’époque du Premier temple. Le code deutéronomique, enfin, expression d’un milieu intellectuel urbain, vise la réforme religieuse en se donnant pour horizon une forme d’unité nationale. Ces codes représentent trois traditions totalement disparates, mais le plus étonnant – alors même qu’ils sont issus de rédacteurs évidemment humains, inconnus--, est qu’ils sont présentés comme énoncés par Dieu, comme si ce dernier endossait placidement toutes leurs différences et leurs contradictions… Certains historiens pensent que le code du Deutéronome avait vocation à remplacer les autres, mais de fait, les codes antérieurs n’ont pas disparu et ils ont gardé leur place dans le récit biblique. Alors que l’annulation et le remplacement sont la norme dans la pensée juridique, la survivance et la co-existence de ces trois codes témoignent de la vision résolument pluraliste de la tradition légale en Israël. La discussion et le dissensus y sont encouragés, comme s’il y avait validation, par Dieu lui-même, d’une culture du débat, et du primat d’une culture de l’exégèse[22].
Les suites rabbiniques de ces prémices bibliques ont été magistralement analysées par Moshe Halbertal[23]. Forts d’une conception de la Révélation comme événement de sens ouvert, forts de maximes paradoxales telles que « la Torah entière a été donnée à Moïse avec des moyens de déclarer impur [un objet particulier] et des moyens de [le] déclarer pur », et de l’idée qu’une discussion aux avis contradictoires trouve sa légitimité au nom de « elu ve-elu divrey elohim hem » (« [les avis de] ceux-ci et de ceux-ci sont les paroles du Dieu vivant »), les rabbins, dès la Mishnah, premier grand texte post-biblique, à caractère légal, inaugurent un nouveau type de code, fondé non sur l’énoncé de décisions légales univoques, mais sur la controverse. La révolution interprétative est puissante. A partir de l’idée si importante de « canon », et à la question classique, « qu’est-ce qui, au juste, est canonisé dans un texte ? », la thèse classique répond : l’intention de l’auteur. Selon cette approche, interpréter un texte signifie rechercher l’intention de l’auteur, « ce qu’il a voulu dire ». C’est en ayant en tête cette position standard qu’on appréciera la révolution menée par les Sages : découpler l’« intention de l’auteur » de la notion de « sens autorisé ». Ce qui est canonisé, diront les rabbins, n’est pas nécessairement une interprétation particulière, le trophée de la « véritable intention » adroitement ferrée par le commentateur, mais, tout en reconnaissant qu’une volonté divine est inscrite dans le texte, ils conçoivent celle-ci de la manière la plus ouverte possible. Selon la formule de M. Halbertal, la parole divine est pensée selon la modalité d’« un texte que les parents ont ordonné de suivre, à la manière dont les enfants le comprennent … les parents donnent autorité au texte plus qu’ils n’ordonnent à travers lui »[24].
Cette réflexion entraîne à son tour – c’est là toute sa saveur -- une discussion sur la légitimité de la dissension. Dans le cas où une décision vient clore le débat, pourquoi garder l’expression des avis minoritaires ? Le but d’un code de loi n’est-il pas de livrer les conclusions qui ont survécu au dissensus ? Les Sages entament alors une discussion bien évidemment non consensuelle, une controverse sur la controverse ! Qui comporte elle-même ses avis minoritaires… Poussant l’audace un peu plus avant, certains Sages soutiendront que la pluralité des significations est ancrée dans la révélation elle-même. La parole de Dieu a beau être « une », elle est polyphonique ; cette indétermination du sens n’est pas liée à une entropie inéluctable du côté de l’homme, à une dégradation de notre capacité de transmission -- elle est au cœur de la parole divine. La parole de Dieu étant comme le marteau qui frappe le rocher, produisant soixante-dix étincelles, la controverse devint ainsi pour les Sages une obligation religieuse. Formidable intuition « sinaïtico-quantique », formulée par Rabbi Yannaï : « Si la Torah avait été donnée tranchée, nous n’aurions pas de jambe sur laquelle nous tenir… »[25].
Quelle culture politique pour la Loi ?
Les « fondamentaux », les convictions « atomiques » de la tradition sur l’être humain se traduisent-elles en des espaces particuliers ? Nous venons de voir que la Loi, plus précisément l’interprétation de la Loi avait été la solution rabbinique à l’aporie du conflit entre souveraineté divine et liberté humaine. Nous cherchons maintenant à avancer en direction de la question : quel type d’espace politique en découle-t-il ?
Mon idée directrice empruntera à nouveau, ici, à une réflexion de M. Walzer : l’idée selon laquelle le judaïsme n’a pas tant développé une culture de la citoyenneté qu’une culture de la Loi. La pensée politique dans la tradition juive, c’est un fait, ne s’est pas développée sur les mêmes lignes que la pensée grecque – beaucoup en ont tiré la conclusion fallacieuse qu’Israël n’avait pas de pensée politique. On ne trouvera certes, ni dans la Bible ni dans les écrits rabbiniques, le genre de réflexion platonicienne ou aristotélicienne portant sur la recherche du meilleur régime, ou encore les parallèles philosophico-politiques qui, de la structure de l’âme de l’homme, en déduisent les organes de la cité. S’il était un texte approchant la question du meilleur régime, nous nous tournerions vers le fameux épisode où le peuple demande au prophète Samuel de leur accorder une monarchie -- pour un résultat bien incertain… Après une description effroyablement dystopique de ce qu’un tel régime signifierait pour le peuple, entre autres un taux d’imposition létal, l’abandon du culte divin, et l’avanie morale d’une pitoyable normalisation au standard des peuples environnants, Samuel finit par leur accorder – sur les conseils de Dieu lui-même ! Inutile de le préciser, l’ambiguïté de la séquence est totale ! Entre les grands commentateurs politiques, Maïmonide -- pour qui l’institution de la royauté est une obligation, Ibn Ezra -- pour qui la Torah ne l’ordonne pas mais le permet, ou pour Abravanel – qui voit la monarchie comme une concession au sentiment populaire, et mêmes pour d’autres, allant jusqu’à la considérer comme une punition, les interprétations divergent allègrement. Mais, malgré quelques galops théoriques de la part des auteurs susmentionnés, avouons que ce ne sont pas les questions théoriques sur le politique qui mobilisent l’essentiel de la réflexion rabbinique.
Encore une fois, il faudra s’en étonner. On pourrait certes puiser dans le fond abondant des déclarations de défiance envers le pouvoir. Brandir la recommandation de Shemaya dans les Pirqueï Avot : « Ne te fais pas connaître du pouvoir ! »[26]. Ou cette maxime de Rabban Gamliel : « Sois circonspect envers le pouvoir, car il ne se rapproche de l’homme que pour son propre besoin, se montrant aimable tant qu’il y a intérêt, mais ne l’assiste pas à l’heure de sa détresse »[27]. Rabbi Hanina ne serait pas en reste, qui affirme « Prie pour la paix du royaume, car s’ils n’en craignaient point l’autorité, les hommes s’entre-dévoreraient vivants ! »[28] Ces maximes, proférées sous des régimes différents, attesteraient d’une permanence de la défiance. Insistons, toutefois : on aurait mauvaise grâce à considérer comme tranchée la question du désintérêt de la pensée juive envers le politique. Le paradoxe que je souhaite mettre en avant est plutôt le suivant : certes, la tradition n’a pas livré de spéculations semblables à celles de Platon ou Aristote. Mais, alors même qu’elle a développé une culture de la Loi dont le caractère démocratique n’a rien à envier aux constructions grecques, pourquoi cette culture, cette « scène de la Torah et de la discussion » (comme on parle de « scène artistique » au sens large) ne s’est-elle pas donné une traduction directe en termes d’espace politique ? La théocratie, Levinas l’a bien montré, n’est pas le « genre » de la tradition juive. L’hypothèse conclusive de Walzer, sur ce point, est relativement claire ; revenant au paradoxe fondateur (souveraineté divine, liberté humaine), l’idée de souveraineté divine, affirme-t-il, constituait tout de même une limite à une traduction franche en termes politiques. Pas de théorie de la souveraineté populaire possible, selon lui, tant que Dieu reste considéré comme un souverain actif. Si le peuple consent, il ne règne pas. Et de conclure : « Il semble que la Bible n’a pas de doctrine politique, du moins pas au sens où elle a des doctrines religieuses et morales »[29]
Il semble bien, pourtant, qu’un espace public se dégage à partir de ces réticences. Quels en sont les traits remarquables ? Ceux, précisément, d’une « culture de la loi » au caractère étonnamment démocratique. Le fait, tout d’abord, que la Loi ait été largement reconnue, et ouverte à interprétation permanente. Cette culture de l’interprétation n’a jamais pris une tournure institutionnelle, elle n’a jamais été captée par une instance officielle, mais a gardé son caractère ouvert, partagé. L’interprétation, alors même qu’elle a donné lieu à une activité légale, normative (c’est l’objet des midrashim de nature halakhique et de la Mishnah), n’a jamais perdu son caractère pluraliste.
Autre caractère remarquable, qui découle du précédent : l’absence d’interférence du politique dans le processus d’interprétation a permis une universalité de nature démocratique, où le politique n’est en rien dégagé des exigences éthiques de la Loi. Le roi, tout autant que le personnel politique, ou le peuple, y sont soumis dans la même mesure. Des trois « couronnes » distinguées par la tradition, la Keter malkhout (la « couronne de la royauté »), la Keter kehounah (la « couronne de la prêtrise ») ou la Keter Torah, la « couronne de la Torah », on sait combien cette dernière, portée par les prophètes, a joué de toute sa liberté critique, parfois dévastatrice, envers la couronne de la royauté, et ses affidés sacerdotaux… Cette culture de la Loi a pris ainsi l’aspect d’une sorte de « speaker’s corner » généralisé. Les prophètes, les juges, les prêtres, les scribes et les « anciens », toutes les parties prenantes impliquées dans l’interprétation de la loi divine s’adressaient dans les lieux publics aux hommes et femmes ordinaires. Il s’y livrent à une critique publique, sans inhibition. Ils furent parfois conspués, mais paraissent jouir d’une grande latitude.
III – La question de la visibilité : les espaces politiques
Ce constat d’une absence de culture politique théorique, mais aussi de la vivacité d’une « culture de la Loi » aux intuitions profondément démocratiques, nous conduit maintenant à la question suivante : quel type d’espaces, sociaux ou politiques dessine cette démocratie participative du savoir et de la spiritualité ? La question de la visibilité institutionnelle, qui est au cœur de la réflexion politique, sera notre premier point de réflexion.
La visibilité du politique -- Grecs et chrétiens
Le détour par les Grecs est à cet égard intéressant. Tout d’abord, que cherche-t-on à rendre visible, par des institutions, ou par un espace dit public ou « politique » ? Dans la pensée occidentale d’inspiration grecque, et avant-même de déterminer « quelles » institutions seraient préférables, il nous faut rappeler combien le phénomène de la visibilité exprime à lui seul l’essence du politique. Dans son analyse de la pensée d’Hannah Arendt sur ce point, Aurore Mréjen rappelle que ce qui est humain au sens véritable est que « chacun se rende public, et établisse avec les autres une relation dans laquelle il se révèle comme un « qui » sans se fondre dans l’anonymat du collectif. »[30] Ajoutons que dans ce type d’espace politique, les droits revêtent aussi une signification publique. Les droits sont ceux des corps parlants, ils sont publics, opposables -- l’opposabilité est la situation publique par excellence. C’est ce fond d’une « philosophie de la visibilité » qui trouvera sa traduction dans les institutions démocratiques grecques. Jean-Pierre Vernant les a excellement décrites, comme une conséquence de la révolution hoplitique, où l’expérience guerrière des « égaux » trouve sa traduction dans la notion d’isonomie, d’égalité citoyenne, avec une mise en scène de cette égalité avec l’agora, et visuellement, une géométrisation du politique qui correspond à la pierre d’angle philosophique du système : « tout le monde à égale distance du centre ».
On trouvera un semblable dispositif du côté du christianisme, pour qui l’institution par excellence, l’Eglise, prend également en charge la visibilité de l’idée directrice : l’incarnation du Christ, via la médiation ecclésiale. Les deux propositions qui « forment la base de tout ce qu’il est possible de dire sur la visibilité de l’Eglise », commente Bernard Bourdin[31], sont que l’homme n’est pas seul dans le monde ; que le monde est bon et [que] ce qu’il y a de mauvais en lui est la conséquence du péché des hommes. Et d’ajouter : « ces deux propositions tiennent leur signification religieuse de ce que Dieu est devenu homme. »[32] Les deux propositions principielles du système sont ainsi rendues intelligibles par la manifestation visible du Dieu invisible. En d’autres termes, l’incarnation du Christ est l’événement qui donne sens à la visibilité de l’Eglise.
Ces deux détours, aux solutions différentes, ont le mérite de poser la visibilité comme l’essence du phénomène politique. Je reviens donc à notre question : quel serait l’idée principale du politique au sens de la tradition juive ? Comment envisage-t-elle la visibilité, éventuellement institutionnelle, de ses idées fondatrices ?
Une visibilité paradoxale
A la différence du modèle du modèle de l’incarnation ou de l’agora, la tradition juive dessine un espace qui par essence exprime celui de la Loi, autrement dit, qui prend acte de la coupure, de ce que Dieu et le monde sont « exclusifs » l’un de l’autre.
Comment « poser des espaces » dans le monde, d’une manière générale ? Une réflexion de l’architecte Louis Kahn peut ici nous mettre sur la voie. Louis Kahn fut l’un des grands architectes du 20ème siècle, parsemant la planète de ses bâtiments de génie, dont le plus connu est doute le Capitole, l’assemblée législative de Dhaka, capitale du Bangladesh. Dans tout projet, Louis Kahn recherchait ce qu’il appelait le « commencement » du bâtiment, à savoir, trouver la situation, le geste fondateur qui fondent l’intelligence de l’espace. Pour une bibliothèque, par exemple, Louis Kahn concevait la situation suivante : un homme prend un livre sur un rayon, et se déplace de quelques mètres vers une fenêtre pour aller le lire à la lumière -- tel était pour lui, le « commencement » de la bibliothèque, et c’est cette Ur-Zcene, cette « scène fondamentale » qui constituait alors le fil directeur de sa réflexion pour imaginer le développement logique de l’espace. Avec cette référence de Louis Kahn à l’esprit, la question nous brûle alors les lèvres concernant le monument du judaïsme : le Temple -- quel serait son « commencement » ?
Il y avait du mobilier dans le Temple – une table des pains, un autel des encens, un candélabre – mais l’essentiel n’était pas là. L’essentiel, c’était le Saint des Saints, autrement dit un espace caché, et le fait que dans cet espace, l’arche sainte cache elle-même les tables de la loi. Seul le grand prêtre, le jour de Kippour, y entrait, et y proclamait le nom de Dieu. Le « commencement » du Tabernacle, ainsi, n’est pas une situation d’action, mais un pur acte linguistique : la proclamation, en présence d’éléments cachés, d’un nom lui-même ineffable. Autrement dit, le « commencement du Tabernacle » n’était autre qu’un acte de présence destiné à mettre en scène l’absence de Dieu. Ainsi s’énonce, d’une manière générale, le paradoxe des espaces de visibilité de la tradition, où l’on verra la juste traduction de la vision du monde hébraïque fondamentale : la Loi exprime une volonté de Dieu pour le monde ; mais elle prend acte de la coupure, de ce que Dieu et le monde sont exclusifs l’un de l’autre ; les espaces de visibilité liés à cette centralité de la Loi auront donc à traduire cette idée fondatrice ; leur fonction sera de connoter l’absence, cette exclusivité, cet « autre » que Dieu signifie par rapport à tout phénomène du monde.
Un espace public dédié à la transmission
Par quoi se traduit, socialement et politiquement, cet espace paradoxal ? La question que nous nous poserons, ici, est celle des premières occurrences : où la chose se produit-t-elle dans la Bible ? Où se produit-elle la première fois ? La première situation de visibilité, nous n’en serons pas surpris, se dessine autour de la Loi, au Mont Sinaï, lorsque Dieu discute avec Moïse au su de tous. Le peuple, nous dit-on, assistait à la scène au pied de la montagne et « voyait les voix »[33] : témoin de la situation de transmission de Dieu à Moïse, sans avoir accès au contenu de l’échange. On sait combien cette situation éminemment « publique » a été précisément pensée, par tous les penseurs médiévaux, comme l’un des critères de supériorité de la révélation sinaïtique par rapport aux autres révélations, solitaires -- comme celle de Muhammad, par exemple – et donc sujettes à une véridicité plus incertaine. Ce genre d’arguments, malgré notre pieuse compréhension, fait sourire aujourd’hui, mais c’est un fait, cette « publicité » de la transmission a été pensée comme le fondement de la validité de toute la chaîne de transmission. Dans cet espace du Sinaï, quel est l’enjeu ? Non point tant la visibilité spatiale, isonomique de l’agora, mais tout d’abord l’instauration du temps comme dimension fondamentale du politique. « Et ce n'est pas avec vous seuls que j'institue cette alliance et ce pacte ; mais avec ceux qui sont aujourd'hui placés avec nous, en présence de l'Éternel, notre Dieu, et avec ceux qui ne sont pas ici, à côté de nous, en ce jour »[34]. La question politique par excellence, pour le judaïsme, n’est pas « où ? », mais « quand » ? Les Pirqueï Avot, on le sait, commence précisément par ce sujet, par une mention qui a toutes les apparences d’une platitude : « Moshe qibbel Torah mi-Sinaï » -- le commentaire lui rend toute sa subtilité. Il ne faut point comprendre « mi-Sinaï » (« au Sinaï ») comme une indication géographique (qui viendrait répondre à la question « Où la Torah a-t-elle été donnée ? » -- réponse : « au Sinaï »), mais belle et bien temporelle. C’est « à partir de » du temps du Sinaï, lors de cet événement de mise en scène transmissive, que la Torah – qui en ce sens existait déjà, comme sagesse immatérielle dont Dieu se serait inspiré pour créer monde -- a été requalifiée, instituée comme un objet concret de transmission. Il a fallu pour cela poser le premier espace public du judaïsme : le Sinaï, habillé pour l’occasion par une vaste mise en scène divine : tonnerre, trompettes, conversation visible. Manitou en a parfaitement décrit les enjeux. Moïse était jusqu’ici un chef politique incontesté, celui qui fit sortir les Hébreux d’Egypte. Se voir institué en prophète de la Loi, toutefois, était une autre affaire... Qorah, dans sa parashah éponyme[35], lui contestera ce droit et cette légitimité. L’enjeu du Sinaï, tout autant que la « révélation » d’une loi nouvelle, fut donc tout d’abord d’instaurer un espace d’habilitation de Moïse en tant que prophète de la Loi, et ensuite de désigner nommément sa responsabilité pour la transmission (« Moshe qibbel Torah mi-Sinaï »). Si l’on pense à l’importance des premières occurrences dans la Bible, comme marqueur de l’essence de toute chose, nous assistons ici à la position d’une matrice pour tout espace public dans la tradition juive. Cet espace pourra se voir consacré à l’habilitation d’un transmetteur particulier, comme ce fut le cas pour Moïse au Sinaï, mais, pour revenir à l’image de Louis Kahn, le « commencement » de tout espace politique, son cœur, son essence, sa destination, c’est d’être un espace pour témoigner et mettre en scène la transmission de la Loi.
Si l’on rassemble maintenant les quelques glanes de nos développements précédents, il apparaît bien que la Loi est créatrice d’espace public. Celui-ci n’est pas, comme pour les Grecs ou le christianisme, la traduction spatiale d’une idée, mais peut être précisément l’inverse : l’expression du refus de laisser capter une idée, fût-elle fondamentale, par une institution. C’est là ce que ne comprirent point les armées d’Antiochus pillant le premier Temple, ou les Romains de Titus dévastant le Second ; fantasmant sur l’amas de richesses sonnantes et trébuchantes qui à coup sûr y étaient entassées, ils n’y trouvèrent que le vide, la seul espace à même de faire écho au Nom ineffable, imprononçable. Si, comme le pense Wittgenstein, la pureté emprunte les traits de la cohérence logique, alors cet espace est en effet en droite ligne avec la vision première de la Loi, qui elle-même exprime à la fois le lien et l’incommensurabilité de Dieu avec son monde. On ne peut pas penser Dieu et le monde sur le même plan, telle était la simple et puissante définition que Levinas donnait de la transcendance. De ces lumières premières, les développements politiques ultérieurs sont l’expression : le judaïsme a davantage développé une culture de la Loi et de l’interprétation qu’une culture de la citoyenneté. L’espace public y est primairement dédié à la visibilité de l’interprétation et de la discussion. Il est l’espace du « drash », souple et fluide comme l’exigence interprétative, et en ce sens l’espace de la question plus que celui de « l’apparition » -- qu’elle soit l’apparition « isonomique », la mise en scène grec de l’égalité, ou l’incarnation ecclésiale du christianisme.
On comprendra également de cela – mais le développer nous entraînerait ici trop loin – que le peuple ne se dissout pas dans la citoyenneté. Si l’espace politique, ainsi que j’ai cherché à le montrer, est compris et pensé comme un espace dédié à la transmission, et comme espace d’interprétation et de discussion, le juif en tant que citoyen pourra fonctionner comme il veut, mais éthiquement inclus dans le prisme de la transmission, de l’Alliance et de la Loi, le peuple – fallacieusement réduit, aujourd’hui, à n’être que la source du « populisme » -- est un horizon qui ne peut pas disparaître.
IV - Les enjeux aujourd’hui
Nous avons vu combien la problématique de la Loi a pu donner quelques couleurs à la sage dialectique de l’individuel du collectif. Je souhaite maintenant revenir à une deuxième mise en contexte, externe au judaïsme : celle de trois évolutions actuelles qui, elles aussi, exercent une pression sur notre sujet. Sans les développer pleinement, nous dirons toutefois un mot de chacune d’elle, avant de proposer quelques hypothèses prospectives sur la pertinence politique du judaïsme pour demain.
Trois évolutions
En premier lieu, le brouillage généralisé entre la dimension privée et la dimension publique à notre époque exerce une pression telle sur l’individu, qu’elle tend à nous faire perdre toute mesure d’un sens collectif, et du bien commun. Dans la Condition humaine, Hannah Arendt avait retracé l’évolution historique de la sphère privée. Rappelant que l’organisation politique, en son acception grecque, était précisément définie en opposition avec « l’association naturelle » que constituent la famille ou le foyer, et que l’apparition de la cité propulsait l’homme, en tant que citoyen, dans une double sphère d’existence, ce qui lui est propre (idion) et ce qui est commun (koinon), elle avait également noté combien, depuis le 19ème siècle, cette définition tendait à se brouiller avec le triomphe de la « société » au détriment de la sphère de l’Etat et de celle de l’intimité. A vrai dire, son analyse, déjà très lucide et acérée, se voit totalement dépassée aujourd’hui par le quasi-effacement de toute limite entre privé et public, l’insertion de la dimension virtuelle -- et bientôt des « métavers » -- dans notre réalité, et par la culture des réseaux sociaux, dont l’une des spécificités est précisément de visibiliser sans retenue les dimensions les plus intimes. Complaisance, narcissisme et notoriété mènent ici le bal d’une impudeur généralisée, voire injonctive (où « invisibiliser » devient désormais un péché), avec pour conséquence de nous faire perdre toute représentation de ce fameux « bien commun », qui désormais prend le statut aristotélicien de « science recherchée »…
En second lieu, l’hypertrophie post-moderne de l’individu. Le périmètre de l’individu a subi une telle inflation aujourd’hui qu’il est impossible de ne pas le rencontrer. Sa propension à se sentir « offensé » en tout lieu et au moindre propos, fait qu’il est pratiquement devenu impossible, quand bien même le voudrait-on, de se tenir dans les limites d’un politiquement correct de plus en plus étroit et contrôlé par d’intransigeantes milices de la pensée. Ce problème de géométrie nombriliste, d’inflation de la surface subjective, finit par poser un problème de droit. Lorsqu’après s’être vu redéfini, au 20ème siècle, comme hyper-consommateur, l’individu, en ce début de 21ème, devient également hyper-producteur (de données, en premier lieu), sa marchandisation tous azimut devient telle qu’il lui est difficile de « tenir » encore comme « sujet » ou « objet » de droit. En contexte de relatif équilibre entre sphères de l’Etat, sphère de la société civile et sphère de l’intime, il est encore une place pour que des distinctions de droit, par essence abstraites et extérieures à l’individu, puissent « revêtir » celui-ci du manteau du droit. Les totalitarismes le savent bien qui, au 20ème siècle, ont toujours commencé par s’attaquer à cette première couche légale. Mais aujourd’hui, par une sorte de « totalitarisme mou » qui, tout à la gloire apparente de l’individu, ne fait qu’exploiter sa vanité et son rush vers la notoriété, l’individu n’est plus l’humble porteur du droit mais devient la « pâte »-même, la matière du droit. Comme s’il « s’ubérisait » lui-même, producteur de distinctions ad hoc qui perdent totalement leur caractère universel. L’obésité subjectif de l’individu, aujourd’hui, n’a de cesse de détruire toutes les normes possibles.
L’importance croissante, enfin, de la thématique de l’identité, impacte également notre représentation de la juste articulation entre individuel et collectif. Un récent rapport de la CIA[36] envisage ce sujet de l’identité comme une solution éventuelle à un problème plus global : face à l’excès des flux d’informations auquel nous sommes confrontés, aussi bien dans nos univers professionnels qu’en tant que citoyen, la médiation de l’identité, en filtrant la surcharge informative par des facteurs affectifs, proposerait un prisme salvateur devant le danger d’hébétude complète face à la masse des données. La dialectique de l’individu et du commun en serait lourdement impactée, avec tous les dangers afférents…
La pertinence de la pensée juive
En quoi les enseignements de la tradition sur la conception de l’espace politique peuvent-ils être à même de répondre aux évolutions et aux défis actuels ? Quelle pourrait-être la pertinence d’une pensée politique, sinon issue directement de la tradition juive, à tout le moins nourrie par elle ? A priori, sa pensée paradoxale de l’espace, son expression architecturale de l’absence, sa réticence à l’incarnation de toute valeur à travers une institution (Leibowitz ne disait-il pas que l’idée d’un Etat en soi porteur de valeurs était une définition-même du fascisme ?) ne lui garantit pas une visibilité tonitruante dans la culture ambiante… Sa vertu, ici, se situera plutôt dans les valeur de circonspection, d’humour, de doute par rapport au flamboyances de l’heure qui, il est vrai, disparaissent aussi vite qu’elles apparaissent. On retrouverait ici, certes, les antiques prévenances de nos Tanaïm vis-à-vis de tout pouvoir, et le peu d’illusion sur la belle idée que la politique – science architectonique, chez Aristote, qui englobe l’éthique – serait la dimension par excellence où s’exprime le meilleur de l’homme. La tradition, on l’a vu, suggère plutôt le primat de la transmission. C’est dans le temps que les identités, non pas se définissent, mais se racontent, et ainsi se transmettent, dans le temps aussi que s’enseigne la responsabilité. Quant à la justice sociale, souci de longue durée et de patience, elle n’est pas tant affaire d’incarnation que de service, tout en modestie et en persévérance. Sans nécessairement tirer de tout cela des leçons claires, peut-être pouvons-nous retenir de cette confrontation entre vision hébraïque et enjeux actuels les trois perspectives suivantes.
Un enjeu persistant, tout d’abord, non résolu, et pour lequel nul ne semble posséder de pistes convaincantes, demeure désespérément attaché à l’espace public aujourd’hui : la persistance de l’antisémitisme. Le principe même des sociétés libérales modernes, on le sait, consiste à ne rien fixer en termes de valeurs, à organiser sa propre incompétence en matière de « vie bonne ». Le seul problème, pour les juifs, qui ont embrassé avec passion les principes de la République et de la démocratie, c’est que cet espace « dépressionnaire » -- pour le bien en principe, pour permettre un espace zéro pour la laïcité--, est un espace qui, laissant libre cours aux passions civiles, s’est rempli, tout aussi naturellement que le reste, par l’antisémitisme. On en revient à l’intuition initiale de Herzl, saisissant que l’égalité citoyenne, juridique, prônée par les états libéraux n’était pas le fin mot de l’analyse politique. Leo Strauss l’a également pointé dans ses écrits : le droit est une chose, le poids de l’histoire anti-juive et la météo sociale en est une autre. La Shoah a ainsi signifié la faillite de la culture et du système citoyen comme garde-fous imaginés contre la barbarie. La société libérale n’était-elle pas censée rendre à l’individu la puissance qu’il acceptait de perdre avec le pacte social ? Ce « deal » de la modernité n’a rien pesé devant la persistance de l’antisémitisme, et nous n’avons toujours pas réussi à dépasser cette contradiction au cœur de l’espace public.
Plus que jamais, toutefois – ce sera notre deuxième point, la tradition juive demeure fidèle aux promesses de l’espace public comme espace d’expression de la pluralité. Sa longue pratique de la culture du dissensus, en notre époque où l’anonymat des réseaux sociaux et la cancel culture cherchent à invalider le transmetteur plus que débattre des idées elles-mêmes, peut certainement fournir un modèle précieux pour sortir du doux totalitarisme des algorithmes. « Code is law », entend-on volontiers de nos jours ; mais le judaïsme, au nom même de sa culture millénaire, de sa conscience du caractère risqué de toute transmission (sa première grande occurrence, celle d’Abraham à Isaac, aboutit à l’impasse de la « ligature ») maintient une méfiance salutaire envers les « processus ». Qu’il s’agisse de l’illusion selon laquelle les datas, puissance anonyme de l’objectivité, nous connaîtraient mieux que nous-mêmes, ou à l’inverse, de l’illusion envers des formes de pouvoir trop incarnés, le judaïsme sait bien, en pensant l’espace public comme espace de transmission, que la vie ne se situe pas dans ce qu’il y a de plus visible. La meilleure expression de cette idée, admirable exemple d’humour politique, nous est donnée lorsque Dieu lui-même, ordonnant la construction du tabernacle, formule ce paradoxe : « vous me ferez un sanctuaire, et je résiderai au milieu de vous »[37]. « Au milieu de vous » et non « au milieu de lui (le sanctuaire) ». Quelles que soient les constructions institutionnelles, les plus abstraites comme les plus spectaculaires, la sainteté, la vie résident non dans la construction, mais chez les constructeurs.
Il nous faudra sans doute, enfin, réaffirmer la fonction contributive du judaïsme envers la société. Outre ses enseignements éthiques, dont on ne voit pas qu’ils aient perdu une once de pertinence, ses actualités sont trop multiples pour être détaillées ici. S’il fallait en synthétiser drastiquement quelques grands fils directeurs, nous pourrions relever les deux idées suivantes. Un engagement, tout d’abord, pour le « tikkoun olam », la « réparation du monde » comme véritable cœur de la vie citoyenne. Son programme, pour aujourd’hui, n’est pas si éloigné des exhortations prophétiques : rendre la justice, protéger le faible, nourrir l’indigent, libérer l’esclave, aimer l’étranger. On ne voit pas que son urgence soit diminuée de nos jours…
Enfin, malgré la complexification croissante de la société et la prévalence des expertises en tout genre dans des secteurs de plus en plus spécialisés, le judaïsme en reviendra à l’indéfectible soutien aux promesses créatives de l’individualité. Non celles du « sauveur », dont certaines campagnes politiques actuelles voudraient nous convaincre, mais celle de tous, celle du kavod ha-beriyot, de cet « honneur de la personne humaine » dont chaque homme, de son image divine, est le dépositaire. Dans la pensée politique moderne, face à l’impermanence des flux sociaux et des différents marchés d’échanges, réels ou symboliques, les institutions sont censées stabiliser la confiance dans un domaine donné. Ceci est sans nul doute précieux, mais c’est aussi une leçon du judaïsme, l’attente à leur égard ne doit pas être excessive : le libre-arbitre, la capacité de renouvellement, la variabilité induite par le libre-arbitre seront toujours plus fortes que la stabilisation de l’institution. On revient aux potentialités créatives de la responsabilité. « Le ‘je’ ne fait pas partie du monde, disait Wittgenstein, il est une limite du monde ». Abraham, quant à lui, disait simplement : « hinéni » (« me voici »). Tel est, sans doute encore, le chemin le plus prometteur pour offrir sa meilleure conjugaison à l’articulation de l’individuel et du collectif. En nos temps incertains, disruptifs, face aux masses sombres du « code is law », ne craignons jamais de dire « hinéni », pour mieux cheminer ensemble vers un « hinénou », « nous voici ! ».
Y. B. / Colloque des Intellectuels juifs de France -- Lundi 6 décembre 2021
« L’individu et le collectif : les contributions originales de la culture juive »
[1] Aharon, Appelfeld, L’héritage nu, Editions de l’Olivier, Paris, 2006.
[2] TB, Baba Batra, 15b.
[3] Maïmonide, Mishneh Torah, Hilkhot Melakhim, 12:1.
[4] Abraham fut le premier à le dire, en Gen. 22, 1.
[5] Gen. 1, 27.
[6] Pirqueï Avot (« Maxime des Pères »), III, 8.
[7] Douglas Sturm, « American legal Realism and the Covenantal Myth : World Views in the Practice of Law », 31 Mercer L. Rev., 1980, p. 502-503 : cité par Elliot N. Dorff, Arthur Rosett, A Living Tree. The Roots and Growth of Jewish Law, State University of New York Press, Albany, 1988, p. 82.
[8] Gen. 25, 32.
[9] Michael Walzer, Dans l’ombre de Dieu. La politique et la Bible, Bayard Editions, Paris, 2016, p. 350.
[10] Cf. Louis Ginsberg, The Legend of the Jews, Vol. IV, Moïse dans le désert, p. 183.
[11] TB, Shabbat 88b.
[12] Michael Walzer, op. cité, p. 350.
[13] Ex. 24, 7.
[14] Is. 48, 16.
[15] Is. 48, 17.
[16] Deut. 22, 8.
[17] Ex. 23, 9.
[18] La justification de la loi (Midrach, Michnah et Guemara, suivi de: La formation du Talmud) (trad. de l'anglais et de l'hébreu), Ed. Wolfowicz, 2011.
[19] Michael Walzer, op. cit., p. 76.
[20] Gen. 18, 25.
[21] Michael Walzer, op. cit., p. 61.
[22] Michael Walzer, ibid., p. 58-59.
[23] Moshé Halbertal, Le peuple du livre. Canon, sens et autorité, Editions in Press, Paris, 2005., p. 93.
[24] M. Halbertal, op. cit., p. 65.
[25] TJ Sanh IV, 4 ; Shir-ha-Shirim Rabba, XV, 22 ; Ba-Midmar Rabba, II, 3. Cité par M. Halbertal, op. cit., p. 71
[26] P. A., I, 10.
[27] P. A., II, 3.
[28] P. A., III, 2.
[29] Michael Walzer, op. cit., p. 357.
[30] Aurore Mréjen, La Figure de l’homme. Hannah Arendt et Emmanuel Lévinas, Editions du Palio, 2012, p. 74.
[31] Bernard Bourdin, Le Christianisme et la question du théologico-politique, Les Editons du Cerf, Paris, 2015, p. 247.
[32] Bernard Bourdin, op. cit., p. 247.
[33] Ex. 20, 18.
[34] Deut. 29, 13-14.
[35] Nbr. 16-18.
[36] Le monde en 2040 vu par la CIA et le Conseil national du renseignement. Un monde plus contesté, Edition des Equateurs / Humensis, Paris, 2021.
[37] Ex. 25, 8.