Revue Le ShofarRubrique : « Rencontre avec… Yann Boissière »
Be a significant Rabbi tel est le conseil que vous a donné le Rav Adin Steinsaltz Z’L à la fin de votre cycle d’études en Israël. A l’en croire, le reste aurait moins d’importance. Mais avant d’en arriver à cette recommandation, commençons par le début et par vous présenter à celles et ceux qui ne vous connaîtraient pas. Vous êtes rabbin au sein de JeM (Judaïsme en mouvement) et fondateur de l’association française « Les voix de la Paix », mouvement porteur de dialogue entre les religions, les spiritualités et la République. Vous donnez aussi un nombre de cours et de conférences tout à fait impressionnant. Vous avez publié tout récemment un essai intitulé Heureux comme un Juif en France ? aux éditions Tallandier, en mars 2021. Bref vous dormez très peu.
Q : Dès le début de votre livre de réflexions, vous écrivez que votre « conversion » vous a fait devenir quelqu’un « d’autre » sans cesser d’être le « même ». Il est aussi question d’une « dilatation » de votre monde. Qu’avez- vous « vu » pour parler en termes rabbiniques ?
► YB : Mon face à face avec le judaïsme, à travers ce cours que je raconte dans le livre, m’a « retourné », dans tous les sens du terme. Ma « conversion » m’a fait devenir quelqu’un « d’autre » sans cesser d’être « le même ». Comme si je m’étais, en fin de compte, « révélé » à moi-même. Le monde de la connaissance m’avait toujours paru captivant. Le monde des chiffres, fascinant. Mais ce qui s’est ouvert pour moi, c’est ce quelque-chose-d’autre qui rend le monde intéressant. Un triple nœud, où se sont solidarisés pour moi trois dimensions de manière évidente : mon amour pour le peuple et l’histoire juive, un monde d’interrogations obliques et profondes, fait de ces « caresses et contre-caresses du langage que la tradition promène sur le cuir du réel », et enfin, l’appel éthique, celui où le corps et l’intellect œuvrent de concert pour témoigner du don de l’être et prendre ses responsabilités dans le monde. Comme je l’écris, le « sentiment d’être au cœur de ma vie ».
Q : Les révélations métaphysiques ne sont-elles pas souvent liées à un « séisme émotionnel » comme la disparition d’une personne très proche ?
► YB C’est fort possible. En ce qui me concerne, la mort de ma mère, très jeune et après une très longue maladie, a sans doute joué un rôle, mais je ne saurais lui attribuer de valeur causale. D’une part parce qu’un tel séisme n’indiquait pas, en soi, de « fléchage » particulier vers le judaïsme, et d’autre part – je le décris dans le livre, parce que la période qui a suivi, contre toutes attentes, s’est avérée féconde sur le plan intellectuel. Mais un événement émotionnel fort, c’est indéniable, vous déracine, bouscule vos certitudes, et vous permet de vous voir « autre », plus « large » que l’image dont on hérite par son éducation.
Q : Vous faites état de ce que l’héritage des Lumières a besoin d’un nouveau souffle et de réintégrer ce que la radicalité des modernes avait exclu à savoir la ou les spiritualités et les questions liées à la finalité humaine. Concrètement comment retrouver un nouveau souffle ?
► YB La modernité est fatiguée. Malgré les gains formels de la citoyenneté, quoi qu’on en dise, elle n’a pas évacué les questions essentielles : la sexualité, la mort, la douleur, la dignité humaine, la question de l’âme et de sa survie, l’autonomie individuelle. L’individu n’est pas seulement un foyer de possibilités civiques, un sujet politique, mais aussi le sujet de son existence, orienté vers une recherche de sens. La modernité a pensé balayer tout cela, mais le refoulé fait retour, à travers une demande de mémoire, de filiation et d’identité. Tout en défendant bec et ongles les magnifiques acquis de la rationalité des Lumières (la citoyenneté, les institutions démocratiques, la recherche de justice sociale), il faut aussi aménager des espaces autres, spirituels, ré-enchanter nos convictions et réinstaurer un dialogue entre les pensées religieuses et non-religieuse, véritable moteur de la pensée en Occident. C’est un peu cet esprit qui anime les Voix de la Paix, l’association que j’ai créée.
Q : Quelles différences faites-vous entre une conviction au singulier et des convictions ?
► YB Largement théorisée par les philosophes, « la » conviction (au singulier), tout comme la croyance », se définit plutôt comme l’adhésion à un corpus scripturaire, idéologique ou dogmatique. Elle présente un caractère intellectualiste, assez peu émotionnel et inter-relationnel. Dans notre double contexte de retour de conceptions politiques du religieux, et de recherche de sens chez le sujet post-moderne, la notion de « convictions », au pluriel, prend une importance nouvelle et intéressante. Le mot « convictions » exprime les influences de « convivo / convivere », « vivre avec quelqu’un », ou encore de « convivor », « donner ou prendre un repas », qui connote une dimension « conviviale ». Par ailleurs, on « tient » à ses convictions, on se « bat » pour elle, mais avant tout on les partage. Cet aspect manifeste la dimension de la reconnaissance, une demande sociale de plus en plus affirmée par l’individu post-moderne.
Q : Quelles différences, selon vous, entre le dialogue interreligieux et l’approche inter-convictionnelle que vous jugez plus portante que le dialogue interreligieux ?
► YB En termes de pratique associative, « l’inter-convictionnalité » désigne le fait d’étendre le champ du dialogue au-delà de l’inter-religieux classique (qui ne réunit d’ailleurs, la plupart du temps, que les monothéismes). Cette approche dépasse ainsi la symétrie classique du dialogue inter-religieux, qui place toujours une « religion » donnée en lien avec « les autres religions », ou des dignitaires, « symétriques », aux aussi, par rapport à leur culte. Mais faire dialoguer un « religieux » avec un philosophe, un artiste ou une personne de l’entreprise, tous également animés par des « convictions », voilà qui crée des étincelles nouvelles et intéressantes. Par ce croisement avec des pensées qui n’ont pas d’agenda religieux, l’approche inter-convictionnelle démine la question de la « croyance », et requalifie les échanges en les plaçant au niveau d’une citoyenneté partagée.
Q : Que peut apporter l’approche inter-convictionnelle à une société festive caractérisée par la distraction et l’oubli ?
► YB L’état actuel du débat social, où l’expression débridée des subjectivités alimente la défiance et une culture de l’agressivité permanente, réduit notre énergie et notre capacité à produire un futur commun. Face à cela, face à l’obscurité, l’approche inter-convictionnelle s’attache à créer des « petites lumières ». En faisant dialoguer les convictions aussi bien religieuses que non religieuses dans le cadre républicain, elle s’efforce de faire entendre les « voix de la paix », celles qui ré-enchantent la vision de notre force collective, pour tenter de retrouver ce qui manque à chacun et à nos sociétés aujourd’hui : la mémoire, le lien et le sens.
Q : A la page 131 vous écrivez que « Les conservatismes, qu’ils soient musulmans ou Juifs s’entendent à merveille » ? Dans quel sens l’entendez-vous ?
► YB Il existe, chez certains observateurs, ou acteurs de la vie politique, une sorte de fantasme selon lequel une piste de dialogue intéressante entre Juifs et musulmans se situerait dans un retour au dialogue « à l’ancienne ». Une sorte de « tout de même, ces barbus, dans le temps ils ne s’entendaient pas si mal ; ils pourraient peut-être nous sauver, eux qui partagent une vision authentique de la religion ! » J’observe juste que ce genre d’entente, dont je ne nie pas qu’elle puisse exister, factuellement, entre individus, s’accommode souvent d’une matrice commune solidement marquée par le conservatisme : relégation des femmes dans les espaces religieux, quiétisme religieux et social marquant peu d’appétence envers la res publica. Personnellement, je place bien plus d’espoir dans les valeurs d’ouvertures des mouvements libéraux.
Q : Les représentations de la Transcendance ont évolué au fil du temps. A son meilleur écrivez-vous, la religion n’est pas « religieuse » mais « une réflexion, une conversation, une volonté de progresser le cœur tourné vers l’autre, vers « le Tout Autre », mais avant tout vers l’autre». D’après vous le Judaïsme est-il une religion au sens traditionnel du terme ?
► YB J’ai combien de temps pour développer ? Une heure, une vie ? (- 😊)
La Torah, en effet, n’est pas un traité métaphysique, mais une série d’histoires interconnectées dans le temps, qui parle moins de la vérité comme système, que de la quête de vérité comme histoire. Nous faisons partie de cette histoire. C’est cela que signifie être juif. Par ailleurs, la Bible, son souffle prophétique est une protestation contre toutes les conceptions antiques du politique fondées sur la domination. En posant pour principes la reconnaissance envers le Créateur et l’intégrité de la création, le judaïsme est aussi la recherche d’une société qui ne mise pas tant sur le pouvoir, que sur la justice et la compassion, sur le développement des capacités humaines, le « kavod ha-beriyot » (« dignité des créatures »). Est-ce une religion ? Oui, une religion de la question ouverte…
Q : vous évoquez une lecture cadastrale de la Bible, celle du propriétaire terrien qui présente d’énormes dangers. Cette lecture a une fâcheuse tendance à se « messianiser ». Or dans le Judaïsme c’est plutôt le temps qui est sanctifié, et pourtant il est très souvent question d’héritage et de terre donnée ou promise. Comment appréhender ces deux aspects ?
► YB La « messianisation », tendance lourde chez nous autres êtres humains, commence quand on commence à imaginer un lieu précis et définitif pour incarner des idées abstraites. Cela me fait penser à la boutade d’Isaiah Berlin, s’écriant avec humour : « Peuple juif ? Trop d’histoire, pas assez de géographie ! » Une conciliation possible entre les idéaux et le réel est peut-être de comprendre l’expression « terre promise » non comme un serment, mais comme « terre de la promesse ». Oui au droit d’auto-détermination des peuples, le peuple juif pas moins que les autres, oui à une souveraineté politique juive sur une terre en lien avec ses développements historiques. Mais la « promesse », ce n’est pas le « cadastre », c’est aussi la sensibilité à une histoire où vivent d’autres peuples. Bref, la difficile recherche d’un équilibre entre la terre, la justice et la paix.
Q : Les trois monothéismes ne sont-ils pas confrontés au retour du théologico-politique à des degrés divers en particulier sous la forme de l’obsédante question identitaire ? Comment y faire face ?
► YB L’identité est potentiellement une bénédiction (je ne pars pas du fait qu’elle doit être combattue et qu’il faut s’en débarrasser) mais c’est un fait, elle peut être obsessive, et en fin de compte, une maladie. L’identité est intéressante, non quand elle est une définition de soi-même, mais quand elle est une construction, qui s’exprime de manière narrative, ce qui peut vouloir dire deux choses : une certaine manière de se raconter, mais aussi la question de savoir de quelle histoire, plus large que soi, on fait partie.
A l’instar du « Lekh lekha » d’Abraham, où « l’éloignement de soi-même » inaugure une quête d’authenticité de soi-même, les monothéismes ont de magnifiques ressources pour promouvoir une conception riche et ouverte de l’identité. Mais c’est un fait, l’institution, la nature des hommes, tout simplement, ne vont pas toujours dans le sens de cette promesse. Un remède, trop peu utilisé : la littérature. Avec un opérateur magique, connu par la tradition : le « ke-ilu », le « comme si », la capacité d’imaginer qu’une chose peut être « autre chose ». Le « ke-ilu », le « comme si » de la littérature et de la fiction « desserrent » l'illusion d'une « identité seulement à soi », définitoire et substantielle. La fiction oriente vers le narratif, il dit que l'identité n'est jamais achevée, toujours en recherche et en construction, orientée vers son rêve. Lisons, relisons les grands auteurs et la grande littérature !
Q : Qu’est-ce qu’un rabbin signifiant ?
► YB Napoléon disait « les gens me croient despotiques, cela me dispense de l’être ». Eh bien je ne sais toujours pas ce qu’est un rabbin « signifiant », c’est sans doute pour cela que je m’efforce de l’être à mon modeste niveau ! (aucun rapport, nous sommes d’accord, avec Napoléon… - 😊)
Q Que diriez-vous aujourd’hui à l’enfant de dix ans que vous étiez ?
► YB Apprend, lis, découvre, écoute ! Toujours, partout, et avec tous ! Et tu verras, ce que te réserve la vie est bien plus large, diverse, curieuse et intéressante que ce tu espères, devines ou tentes de prévoir.