(colloque « La laïcité, limite à la liberté de religion ? »), éditions Pedone (colloque Poitiers, Cécile Lageot)
Lundi 17 octobre 2022
« Quand donc l’Etat, fabricant d’allumettes et de contraventions, comprendra-t-il que ce n’est point son affaire que de se faire philosophe et métaphysicien ? »1. L’admonestation de Péguy nous rappelle que l’humanité doit sa pérennité culturelle au fait de maintenir une distinction ferme entre les deux ordres symboliques que sont le politique et le religieux. Exclusifs et complémentaires à la fois, leur dialogue est d’autant plus vif qu’ils partagent de nombreuses orientations communes. La modernité politique, fondée sur les théories du contrat formulées au 17ème et 18ème siècle, a certes pris soin d’exclure de son logiciel les préoccupations métaphysiques pour organiser les affaires de la cité. Il est de bon ton de considérer qu’elle a dû lutter pour cela contre la religion, contre ce qui serait par définition son fantasme : la théocratie. Cette saga prométhéenne de la modernité, mettant copieusement en scène les puissances terrassées, les catastrophes évitées et, à l’aune du sapere aude kantien (« ose savoir ! »), les lumières de la raison restaurées, a l’avantage de complaire à la doxa d’une laïcité militante extrême. Son seul défaut : elle est passablement erronée…
Mon objectif n’est pas ici d’en découdre avec les raccourcis abusifs, mais d’argumenter placidement d’une idée contraire : le judaïsme, qui a livré au monde l’intuition du monothéisme, n’a jamais penché vers la « théocratie », il s’en est tenu le plus éloigné possible. Mon propos sera même de montrer combien la tradition juive, en ses prémisses, a constamment manifesté, par des concepts qui n’en portent évidemment pas le nom, une appétence étonnante pour les principes qui sous-tendent la laïcité. En clair : si la crainte de l’anachronisme commande de ne point affirmer que le judaïsme a inventé la laïcité, il n’est pas exagéré de prétendre qu’il en a posé les distinctions fondatrices.
Mon argumentation empruntera quatre mouvements : celui de la théologie première, tout d’abord, celle du rapport entre Dieu et le monde dès sa Création. Le narratif biblique, à travers quelques personnages-clés, me permettra ensuite de développer le propos. Quelques aspects de l’histoire concrète du peuple juif nous instruiront par ailleurs sur la manière dont le judaïsme a conçu, tout en résilience, un sens étonnant de l’adaptation anticipant la laïcité. Je conclurai par une réflexion sur l’actualité, en particulier sur les risques de mécompréhension de la laïcité.
1 / Dieu est-il laïque ? – Exploration biblique
« Au commencement Dieu créa le ciel et la terre… » : dès les premiers versets de la Bible se déploie une souveraineté totale de Dieu sur son univers. Volonté, immédiateté de la création, capacité à créer des mondes par le seul langage : la puissance divine s’impose de manière infinie. Son omnipotence se confond par le récit avec son omniprésence, il ne manque plus que l’omniscience à l’appel…
La tradition interprétative du judaïsme, pourtant, n’a cessé de remettre en cause ces évidences trop premières pour être honnêtes. Sa conception de la création écarte même assez rapidement l’idée d’une souveraineté divine dont la clé serait la présence, la plénitude ou la puissance. Un célèbre commentaire, questionnant la manière dont Abraham aurait eu l’intuition du monothéisme, nous montre le futur Patriarche, encore enfant, diriger son adoration vers le soleil, qui pourvoie apparemment à la vie, à la chaleur et à la lumière. Après que le soleil est chassé par la nuit et la lune, Abraham tourne alors son adoration vers la nouvelle puissance nocturne. Avant que celle-ci ne soit à son tour occultée par les nuages, eux-mêmes dissipés par le lever du jour suivant… Abraham comprend alors qu’aucun de ces éléments ne peut être tenu pour ordonnateur du monde, mais bien plutôt une puissance située au-delà, elle-même absente du monde. C’est à la fois le monothéisme et la transcendance qu’Abraham invente ici. Dieu n’est pas un phénomène, ni n’est présent dans les phénomènes. Il est « au-delà », autrement dit : il est absent… Cette rupture dans l’expérience du monde, cette coupure épistémologique, Georges Steiner la qualifiait d’abstraction inouïe. Mais elle est aussi la possibilité de la liberté humaine. Seul le retrait « volontaire » du Créateur d’un monde qu’il a créé, rend possible le « monde » pour l’homme -- le monde comme possibilité pour l’homme d’y subsister, et d’y agir librement… Risquons ici une première analogie avec le dispositif « laïque ». Cette idée d’une abstention fondatrice de la part de Dieu n’évoque-t-elle point un aspect fondamental de la laïcité : l’aveuglement volontaire de la puissance publique devant le « religieux » ? Cette puissance qui parce qu’elle décide souverainement de ne pas « connaître » ni « reconnaître », permet la création d’un espace de libertés égalitaires.
La grève… de droit divin ?
L’audacieuse proposition d’un rabbin mystique du 16ème siècle, Isaac Louria, pousse à l’extrême ce dispositif théologique à la saveur laïque. Au lieu de concevoir la création comme une « expansion » divine « remplissant » irrésistiblement toute portion de réel, Isaac Louria avance l’idée d’un « tsimtsoum » (« contraction »). Pour pouvoir créer un monde, nécessairement « autre » que lui-même, Dieu aurait annulé un point de son être, en son sein-même, annulé un point de sa divinité pour faire place à autre chose que Lui-même : cette « autre chose que Lui-même », c’est le monde…
Cette compréhension du retrait divin s’exprime pleinement dans l’idée du Shabbat. Dieu crée le monde en six jours, et le septième il « cesse ». « Cessation » -- et non « repos » : telle est la signification du mot « Shabbat », dont l’hébreu moderne tire de la même racine le mot « grève » (« shevita »). Je m’étais acquis un franc succès, il y a quelques années, en développant cette idée devant un parterre de syndicalistes : le droit de grève est un droit divin… et Dieu fut le premier à se l’appliquer ! Ces solides tenants d’une laïcité militante, pour autant que je m’en souvienne, ne s’étaient pas défroqués pour embrasser la carrière talmudique, mais ils en avaient apprécié l’idée ! Au-delà de la boutade, l’intuition biblique est puissante : c’est la fin de l’activisme divin qui permet un espace de liberté pour que l’homme puisse subsister, et agir dans le monde. Dynamique du « creux », incitation à la co-existence des libertés à partir d’un dispositif de retrait, occultation volontaire de la Puissance première : oui, la manière dont le judaïsme, en ses premières pages, conçoit le rapport de Dieu au monde, entretient quelque affinité avec le dispositif de la laïcité…
La Bible, ou l’art des distinctions émancipatrices
La Bible a une pensée politique. Certes, elle la développe sur des bases totalement différentes de la philosophie grecque, pour qui la perfection et la félicité humaine passent par le développement de la Raison, cette « meilleure part » de l’homme destinée à fleurir dans un cadre privilégié : la Cité. La Bible, à l’inverse, s’avère plutôt sensible aux dévoiements possibles des associations humaines. Le récit de la Tour de Babel en témoigne : l’agir collectif incline facilement au totalitarisme, à la langue unique, à la dégradation de la vocation éthique de l’homme. Les « départs de feu » du politique, pour la Bible, se déploient à partir de problématiques humaines plus larges : la recherche de justice, la liberté, la fraternité. La laïcité, on le devine, n’en est pas un objet premier, et pourtant, là encore, la vision hébraïque réserve quelques surprises. En posant une série de distinctions par le biais de certains personnages-clés du narratif biblique, elle propose un modèle de société qui, certes, conserve une valeur première au référent divin, mais écarte non moins fermement toute idée d’un charisme divin « actif » dans la sphère sociale…
Judah & Levi
La distinction des caractères et des valeurs entre ces deux fils de Léa2 marque la capacité de la société hébraïque à se distancier de la dimension religieuse pour organiser une société cohérente. Judah en est l’élément moteur.
Le texte fait entendre comme un pouvoir libérateur de Judah. Sa naissance suit celle de Levi, dont le nom, en hébreu, signifie à l’inverse « attachement ». Pouvoir libérateur, donc, de Judah envers sa mère Léa, qui à travers sa naissance se conçoit elle-même comme délivrée de l’obsession de l’enfantement (Gen. 29, 35). Pouvoir libérateur, également, vis-à-vis de l’histoire globale d’Israël. Lorsque Judah « s’éloigna de ses frères » (Gen. 37), c’est la curiosité sociale qu’il inaugure, l’ouverture au regard extérieur, la diplomatie et le comparatisme, capacité laïque s’il en est. Levi représente le modèle inverse, l’entre-soi, l’intimité. C’est à lui que la Torah sera remise, ainsi que le service du Tabernacle et du Temple, mais -- savoureuse et réaliste sagesse de la Bible, toujours rétive à l’hagiographie : Levi est pourtant décrit comme le fils de Jacob le plus violent ! Ne passe-t-il pas au fil de l’épée tout un peuple voisin pour défendre l’honneur de sa sœur Dina violée (Gen. 34, 25) ? Comment comprendre, dès lors, que ce zélateur de l’ethno-centrisme soit précisément celui qui reçoit la Torah ?
La leçon des commentateurs prend l’intuition à rebours : l’élévation à la dignité religieuse ne sanctionne pas celui qui le mérite le plus, mais tout simplement celui qui en a le plus besoin ! La Torah et le sacerdoce sont ici envisagés de manière « désacralisée » : pour sa valeur pédagogique, thérapeutique, et ultimement sociale. Loin d’exprimer une mystique de l’intériorité, le « religieux » opère avant tout pour la Bible comme un véhicule pour l’effort, voué à l’amélioration humaine.
Aaron et Moïse
Plus tard dans le récit biblique, le couple de frères Aaron et Moïse possède une signification politique évidente : leur mission, la sortie d’Egypte, signe l’émergence du peuple hébreu. L’évolution du statut de Moïse est à elle seule révélatrice. Sa mission, annoncée au buisson ardent, le charge tout d’abord de mettre fin à l’esclavage et à l’exil. C’est à ce titre, en tant que chef politique, qu’il est tout d’abord placé à la tête du peuple. Cette mission est un succès : le peuple traverse la mer rouge (Ex. 14, 31). Mais entre-temps un nouveau projet est donné au peuple : le projet de sainteté (« vous serez pour moi une dynastie de prêtres et une nation sainte », Ex. 19, 6). Projet totalement imprévu ! De fait, la théophanie du Sinaï ajoutera, au seul don de la Torah, une véritable mise en scène destinée à habiliter Moïse dans son nouveau statut : le chef politique devient « prophète de la loi ». De cet épisode qui aurait vocation à passer pour l’invention de la théocratie, il faudra retenir qu’il n’en est rien. Dieu ne se « révèle » absolument pas au Mont Sinaï ; il donne un texte, et demande à ses récipiendaires de devenir des lecteurs ! Ce qui signifie avant tout : la révolution de la connaissance égalitaire. Les hommes seront avant tout envisagés par leur égalité devant le texte, leur capacité d’interprétation à faire avancer la culture collective d’Israël.
Autre point fondamental : la transmission de l’expérience spirituelle ne passe pas par les prêtres, dont Aaron fonde la lignée, mais par les prophètes – Moïse est le plus grand d’entre eux. Aaron reçoit plus tard la charge du culte dans le Tabernacle, mais la caste sacerdotale ne joue aucun rôle politique dans la société. Ce sont les exhortations, les dénonciations éthiques des prophètes qui, dans l’histoire juive, donnent le tempo. Un rôle de trublion, précisément, empêchant constamment la collusion du pouvoir politique avec le pouvoir sacerdotal. Ajoutons, enfin, l’ultime distinction faite entre Moïse et Jethro. Ce dernier, voyant le souffle prophétique de Moïse s’émousser dans d’épuisants jugements, introduit un pan entier de la législation judiciaire (Ex. 18, 14). Séparation du judiciaire et du politique : la leçon n’en est que plus belle lorsqu’on sait que Jethro3 est extérieur au peuple juif. L’intégration, au sein-même de l’expérience révélée, d’une leçon politique provenant de « l’extérieur » souligne l’enseignement paradoxal, mais implacablement cohérent de la Bible en la matière : la théocratie n’a jamais existé en Israël – c’est son empêchement qui est de droit divin !
2 / De Moïse à 1905
Bien d’autres passages bibliques, ou talmudiques, contribueraient à asseoir cette idée d’une congruence entre la laïcité et la forme de religiosité imaginée par le judaïsme, mais venons-en, ici, à deux faits de nature historique, marqueurs de la relation entre le judaïsme et le pouvoir politique : le rôle du principe talmudique « La loi de ton Etat est ta loi », et, bien avant la loi de 1905, l’organisation statutaire du judaïsme par Napoléon en 1806-1807.
« Dina de-malkhuta dina » (« La loi de ton Etat est ta loi »)
Ce principe, dont l’énoncé talmudique fleure bon l’araméen du 3ème siècle, donne à voir le cœur de la résilience juridique du judaïsme vis-à-vis de tous les pouvoirs sous lesquels il a vécu. Face à un pouvoir abusif dont les injonctions seraient contraires à la loi juive, il énonce la possibilité de requalifier celles-ci en catégories religieuses, les rendant admissibles par le système du droit hébraïque. C’est donc à un principe de politique-fiction que l’on a affaire : souplesse conceptuelle, qui imagine de requalifier un impôt d’Etat en catégorie religieuse. L’enjeu est de réussir à concilier deux systèmes juridiques totalement étrangers l’un à l’autre : la loi juive, pensée pour fonctionner de manière autonome, et le système légal du pays où vit la communauté juive. Sur un fond de détermination à perdurer dans son identité, ce principe de « conversion » méta-légal signifie à la fois souplesse et loyauté politique.
Enoncé six fois dans le Talmud, la maxime « La loi de ton Etat est ta loi » revient à accepter que le pouvoir politique prenne en charge la bonne administration du pays, la stabilité de la paix publique et la sécurité des transactions économiques. Considéré comme valable pour toutes les communautés, sous toutes les latitudes, l’application du principe s’est cantonnée, jusqu’à la période de l'Emancipation, au domaine de l'autorité politique. Il excluait la sphère de ce que la tradition appelle le « permis et l’interdit », autrement dit les situations cultuelles et religieuses.
Avec l'Emancipation, toutefois, le principe « dina de-malkhuta dina » a pris une signification politique plus large. Les communautés traditionnelles ayant cessé de fonctionner en autonomie juridique, le pouvoir législatif et judiciaire est revenu en dernier ressort au pouvoir politique, et le principe exprime aujourd’hui la maxime laïque par excellence : renoncer à tout pouvoir politique issu de prescriptions religieuses. Non que les religions soient devenues une affaire strictement privée, car elles s’expriment aussi dans l’espace public. Mais leur discours, qui avait auparavant force juridique, s’est « culturalisé ». Il participe désormais au concert de la vie démocratique, avec une valeur simplement consultative. Bien avant la loi de 1905 – que le judaïsme n’a eu aucun mal à adopter, la pensée juive disposait donc d’une clé laïque. Cet élément organique du judaïsme a été déterminant pour sa survie politique, en tout lieu où il a été minoritaire, autrement dit la quasi-totalité de son histoire. Napoléon pouvait paraître…
De l’émancipation à Napoléon
La modernité politique pour les juifs en France débute avec l’émancipation. Suite aux exhortations du Comte de Clermont-Tonnerre à « tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individu », l’Assemblée constituante, avant de se séparer, accorde la citoyenneté aux juifs le 27 septembre 1791. Première en Occident, cette émancipation pose le socle d’une reconnaissance pérenne des français juifs envers la République.
Dans les faits, c’est Napoléon qui, le 30 mai 1806, prend un décret prévoyant la formation « … dans notre bonne ville de Paris, [d’]une assemblée d'individus professant la religion juive et habitant le territoire français ». Cent onze membres provenant de l'Empire et du royaume d'Italie se rassemblent pour répondre à un questionnaire serré, censé témoigner de la compatibilité de la loi juive avec la loi française. La plupart des questions sont assez rudes, témoignant d’un antijudaïsme encore très prégnant. Parmi les questions, on relèvera la quatrième, chef d’œuvre de perfidie : « Aux yeux des Juifs, les Français sont-ils leurs frères, ou sont-ils des étrangers ? ». Le total recouvrement entre « juif » et « français » n’avait sans doute pas encore pleinement pénétré la conscience du rédacteur… Après ratification, en 1807, d’une deuxième assemblée, la communauté juive se fend d’un vibrant hommage à « Napoléon le grand » : « Béni soit à jamais le Seigneur Dieu d'Israël, qui a placé sur le trône de France, un prince selon son cœur. … nous pouvons désormais bâtir, ensemencer, moissonner, cultiver les sciences humaines, appartenir à la grande famille de l'État, le servir et nous glorifier de ses nobles destinées. ».
Malgré la présomption, dans les questions, du caractère inassimilable des juifs au sein de la communauté nationale, les réponses du grand rabbin Sintzheim4 ont su remarquablement éviter les chausse-trappes, fournir les réponses attendues sans déroger à la justesse des enseignements du judaïsme. Au-delà d’une casuistique très affûtée, ce qui frappe dans les réponses c’est leur souffle citoyen. Résultat tangible : en quelques générations, les citoyens français juifs ont pu en effet s’intégrer à tous les niveaux institutionnels, industriels, économiques de la société.
3 / La laïcité est plate !
De nos jours, la clarté de ce pacte républicain se voile de nombreuses inquiétudes. Tout d’abord parce que l’une des basses continues de l’histoire française, un antisémitisme aujourd’hui résiduel mais jamais complètement éradiqué, refait aujourd’hui surface de manière décomplexée. Toutefois, si beaucoup de français juifs s’interrogent aujourd’hui sur leur avenir en France, leur rapport avec la laïcité n’y joue aucun rôle. Que ce soit par ses ressources conceptuelles, par le forceps napoléonien ou par la « culturalisation » de sa loi, le judaïsme, on l’a vu, a depuis longtemps réglé le problème. Il convient dès lors d’embrasser une question plus large, qui concerne la communauté nationale dans son ensemble : quid de son rapport avec les religions historiques ? En quoi la particularité institutionnelle, franco-française, de la laïcité, est-elle un lien, ou un frein au dialogue et au partage des cultures religieuses et non religieuses ? Scandée de manière incantatoire par les politiques ou instrumentalisée par des militants aux agendas de toutes sortes, la laïcité apparaît pour beaucoup complexe, voire dépassée. J’aimerais quant à moi m’inscrire en faux contre cette thèse de la complexité : la laïcité est simple, et claire.
Historiquement imaginée en 1905 comme une solution d’apaisement à un conflit multiséculaire, le « génie de la laïcité » à la française5 était censé offrir un principe clair pour assurer une vie collective apaisée entre « ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas ». Les questions de définition étant capitales en toutes choses, il sera bon de rappeler qu’en tant que norme s’imposant à tous en surplomb des opinions, elle énonce deux principes fondamentaux : la liberté de conscience (dont la liberté de croire ou ne pas croire), et le principe selon lequel l’Etat ne discrimine pas ses citoyens vis-à-vis de cette question. Deux modes opératoires garantissent ces principes : la séparation des Eglises et de l’Etat, et la neutralité de l’Etat vis-à-vis de la religion. La laïcité c’est cela, et rien que cela ! Il est important d’en rappeler une conséquence, indiscutable selon les textes mais souvent brouillée dans les esprits : la laïcité ne signifie en rien que la religion est confinée à l’espace privé. Au contraire, il lui est permis de s’exprimer dans l’espace public – dans les limites du respect des droits d’autrui et de l’ordre public.
La confusion entre « pouvoirs publics » et « espace public », à cet égard, est certainement l’une des plus répandues. Les « pouvoirs publics », ce sont l’État, les instances de gouvernement et l'ensemble des administrations, collectivités territoriales, et toutes personnes morales de droit public -- ou de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public. Seules celles-ci sont soumises au principe de laïcité. En dehors de cette « sphère publique », les individus, le corps social et l’espace public ne le sont pas.6 « Espace public » est probablement une expression qui prête à confusion, mais sa distinction et son extension n’en demeurent pas moins claires. Dans la tradition libérale, qui historiquement a défini les contours du clivage entre « public » et « privé », « public » désigne simplement ce qui est ouvert à tous, disponible pour tous, visible ou su de tous, par opposition à ce qui est d’ordre privé. Vis-à-vis de la question de la laïcité, le Conseil d’Etat a rappelé en 2013 que la neutralité ne s’applique donc pas à l’espace public.
Ce rappel a toute son importance vis-à-vis de deux sujets brûlants, qui reviennent en boucle : le port du voile, et l’expression publique des opinions religieuses. Concernant le port du voile, la loi exclut de réglementer dans l’espace public le port des vêtements, même si ceux-ci manifestent une opinion religieuse, dès lors qu’il ne s’agit pas du rapport entre les individus et les pouvoirs publics. Le port du voile, comme celui de la soutane ou de la kippa, y sont donc autorisés. On s’avisera en revanche que la loi interdit le prosélytisme. Qui indéniablement existe, mais dont l’appréciation émane de la connaissance, toujours circonstancielle, des personnes concernées. Satanée complexité du réel pour ceux qui voudraient toujours conclure trop vite, et qui exige discernement, et un minimum de culture religieuse… Quant à la liberté de conscience, il ressort de la loi qu’elle n’est pas uniquement une affaire privée. Le droit l’affirme, la liberté de conscience implique la liberté de manifester sa religion, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte, l’accomplissement des rites, l’enseignement des principes. Cette liberté est encadrée par le régime général des libertés publiques, ainsi que par la police des cultes (titre V de la loi de 1905).
Ainsi, les voies de la laïcité, notre norme juridique commune, ne sont en rien impénétrables ! La laïcité est « plate », c’est là sa force et son génie, et les exégèses s’évertuant à la trouver « complexe » ou « floue » sont en général le signe le plus sûr d’un agenda politique caché. Il est parfaitement légitime, au demeurant, d’avoir éventuellement un agenda politique, mais le faire passer pour une définition, voilà qui relève de la falsification.
4 / Du bon usage de la laïcité
La laïcité, bien entendu, comporte aussi ses faiblesses – il est inhérent à toute chose qui a de la valeur de comporter un risque. Lui attribuera-t-on, par exemple, une capacité de mobilisation ? On reconnaîtra volontiers que la laïcité, en soi, a peu de chances de susciter l’enthousiasme. On peut la trouver originale en tant que dispositif, puissante intellectuellement, mais se passionner pour elle témoigne d’un amour particulier pour l’abstraction juridique, tout de même assez peu répandu…
Au festival des naïvetés, on attribue beaucoup de problèmes à la laïcité ; pire, on pense en régler beaucoup avec elle. On l’a vu, la laïcité s’applique exclusivement à certains domaines : l’en sortir pour la brandir comme une solution à des problèmes globaux, sociaux ou politiques, c’est courir le risque de la mobiliser dans des contextes qui seront nécessairement inefficaces, de lui imputer les dégâts produits, et en fin de compte, de la rendre impopulaire comme une notion impuissante et nuisible... Il est sage de s’en aviser : aucune loi n’a de valeur intrinsèque, et plus généralement, la meilleure des lois ne peut rien sans la vertu citoyenne. Son respect, quelle que soit la loi, demeure lettre morte si celle-ci n’est pas comprise, et dans une certaine mesure, aimée, appréciée en la rapportant au contexte historique qui la porte.
Repositionner les valeurs à leur vrai niveau est donc crucial pour s’éviter l’énervement, ou l’arrogance politique face à l’incompréhension des citoyens vis-à-vis d’une loi donnée. Mais surtout, face aux attaques dont nous sommes la cible, pour poser la riposte au bon niveau, sans commettre d’erreur de catégorie. Lorsque le terrorisme islamiste frappe sur notre territoire, ce n’est pas la laïcité qu’ils attaquent, c’est la France. Il suffit de considérer les cibles du 13 novembre 2015 pour comprendre ce qui anime la haine des terroristes : toutes les valeurs liées à un art de vivre à la française. La diversité et la légitimité de tous les arts et des plaisirs, le sport, la musique, aller au matche, aller au concert, l’égalité des sexes et l’égalisation des conditions, hommes et femmes, ensemble et de toutes origines, le café en terrasse, la futilité essentielle du loisir et de la conversation, bref, un art de vivre, fruit d’une longue histoire et d’une civilisation. On y ajoutera les cibles qui représentent l’autorité de l’état français, les militaires, les policiers, et bien sûr, la cible sui generis de tout islamiste qui se respecte : les juifs. Ici, la laïcité n’est ni la cible ni le rempart. La cible c’est la France, les valeurs de la civilisation française. Le rempart, c’est nous. C’est notre détermination à défendre les valeurs, non de la laïcité, ni même celles de la République -- je veux dire : en l’occurrence – mais les valeurs de la France et de la civilisation française. La laïcité est une norme, essentielle, mais c’est une norme. Elle n’a pas besoin d’être aimée, elle a juste besoin d’être comprise. Et respectée.
La sacralisation de la République et de ses supposées valeurs n’est pas moins problématique : « Redonnons à la République une transcendance ! », entend-on. « Il faut inventer une incarnation républicaine de nos principes » Qui le fera ? Une transcendance, par définition, ne « s’invente » pas, elle se reconnaît, elle se reçoit. S'il n'est pas déjà de transcendance, comment « l’inventer » ?
Comme le souligne Abdennour Bidar, cette tentation actuelle de sacraliser les valeurs, les attributs, les lois de la république, doit beaucoup à la volonté d’opposer quelque chose de force égale aux affirmations du sacré de l'islam. Mimétisme voué au désastre ! C’est donc avec une légèreté coupable que fleurissent une myriade de vanités républicaines, surtout génératrices de posture, comme celle de vouloir ajouter la laïcité à la devise républicaine, là où la Constitution stipule déjà, dans son article 2, que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Comment ne pas comprendre que la rodomontade travaille à la perte du sacré ? Sacraliser une valeur est le meilleur moyen de lui faire perdre sa vie, sa dynamique élective -- laquelle n’existe que volontaire, autrement dit sans cesse à réaffirmer. Le comble, surtout, pour le pays de 1905, serait de faire de la laïcité et de la République quelque chose en lequel il faudrait « croire », ni plus ni moins qu’une spiritualité. La « religion civile », c’est certain, épouse ce fantasme. Entendons-bien : les fondamentalismes religieux sont bien plus dangereux que la laïcité, mais précisément, cette spiritualisation de la laïcité et de la République les placerait au niveau des religions, avec un bras armé autrement contraignant que les joyeux « arrière-mondes » du religieux. Face aux dangers qui nous menacent, Marianne ne pourra se contenter de dépenailler son poitrail républicain, agitant frénétiquement le drapeau de la laïcité… Elle aura plutôt besoin de disposer de tous ses citoyens, religieux et non religieux, de ses philosophies et de ses religions, et de les faire concourir au bien commun sans chercher à les écraser sous la coupole d’un nouveau panthéon !
Dieu et Marianne – un couple d’avenir ?
La modernité donne des signes d’essoufflement. Dédiée au projet de domination de la nature, elle a pensé suffisant de rompre le lien entre les cieux et la terre, pour remplacer la vie spirituelle par l’expérience citoyenne. Ce nouveau « jeu » nous a livré de nombreux et beaux fruits, l’autonomie, l’individu, la fin des arbitraires monarchiques, l’égalité citoyenne et last but not least, l’idéal d’une démocratisation du savoir. Subrepticement, pourtant, a émergé la perception de manques liés au projet-même de la modernité. Malgré les gains formels de la citoyenneté, celle-ci n’épuise pas le vécu existentiel de l’homme. L’idéal d’une société uniquement réglée par des procédures, par le souci de la fluidité des biens et des personnes, a érodé, sous l’individualisme, la vision de notre unité collective, faisant du « bien commun » le grand problème de notre temps.
Les conséquences, sur un plan politique comme sur un plan spirituel, se font sentir de manière concrète. Le populisme fleurit, perversion de la souveraineté populaire. L’impatience de l’individu détruit la vertu civique, et sa confiance envers les institutions. L’algorithme des réseaux sociaux, en favorisant les bulles cognitives et l’aversion envers toute conversation argumentée et contradictoire, sape l’idéal d’un débat public démocratique. Si l’on y ajoute le retour parfois violent du religieux sur la scène sociale, c’est bien dans ce contexte saturé que se posent à nouveaux frais les questions liées à la laïcité et l’appel aux « valeurs de la République ». Imaginées comme un rempart, ces notions deviendraient-elles-le prétexte de nos batailles idéologiques ?
Au conflits trop facilement programmés, et sans cesse reprogrammés, je préfère parier – ce fut le fil directeur de notre propos -- sur la solidité du couple entre Marianne et Moïse. Le ban et l’arrière-ban d’un certain laïcisme s’emploie parfois à en rejouer le divorce à l’envie, préférant la routine de l’antagonisme au risque d’une heureuse et possible convergence. Tables de la Loi et bonnet phrygien, même combat ? Nous nous permettrons de tremper l’impérieux devoir de vigilance dans la fantaisie de ce petit quatrain :
Quand la République, en conjectures, est confuse,
L’anti-religieux, de tous les clichés, abuse…
Mais quand la République est claire, droite et sans haine,
Ô citoyens, Dieu est d’humeur républicaine !