PERSPECTIVES ACTUELLES

Le choix des âmes

· 2025

FRATERNITE d'AVRAHAM

« Dieu compte les larmes »

C’est ce qu’affirme la tradition juive. Je m’en suis assuré, d’une certaine manière, à travers mon propre parcours de conversion qui, de manière totalement inattendue, commença après la mort de ma mère en 1989 [ne pas tirer de conclusions simplistes et hâtive, SVP].1

Ces larmes, toutes les larmes de mon corps, je les versai pendant sa longue, très longue maladie, et d’ultimes larmes, lors de ces ultimes instants, auxquels j’assistai, à la vue de l’ultime soubresaut de l’encéphalogramme, plat, émettant le bip final.

À ma grande surprise s’était alors ouvert une période d'ébullition intellectuelle et spirituelle inouïe. Une hypersensibilité de vaste ampleur, comme une augmentation de capacité. Dans cette période d’ouverture de mon âme, on m’invite à venir écouter, place des Vosges, Pierre-Henri Salfati, un érudit dont le cours porte sur le Cantiques des Cantiques. Il improvise à partir de quelques versets, et l’intérêt qu’il suscite en moi est variable : a minima captivant, le plus souvent… transcendant ! J’ignore totalement ce qu'est le judaïsme. La veille encore, le mot « Dieu » m'écorchait les lèvres. Les spiritualités m'intéressent, certes, mais comme mille autres choses ; pour paraphraser Laplace devant Napoléon, « l'hypothèse de Dieu » n’entre pas dans ma manière de formuler les choses.

Que se passe-t-il ?

D’appel, d’illumination, il n’y eut pas. Je ne puis dire non plus qu’il y eut maturation d’obscurs désirs antérieurs. Il y eut une surprise, douce mais radicale : une dilatation de mon monde dans une direction absolument imprévue. La meilleure image qui me vient à l’esprit pour l’exprimer, très éloignée du champ de la spiritualité, c’est celle que Michael Jordan a employé un jour après une finale NBA où il avait marqué plus de trente points. Sa perception, raconte-t-il, était comme altérée : il voyait le panier comme s’il faisait trois mètres de large, et quelle que soit la manière dont il tirait dans sa direction – avec application, ou sans -- la balle rentrait immanquablement. C’est exactement ainsi que je reçois l’enseignement de Pierre-Henri Salfati. Le « panier » c’est moi, et tout rentre. Alors que je ne cherche rien, chaque pensée, commentaire ou trait d’esprit vient vers moi et me « trouve » avec une facilité déconcertante. Mais le plus extraordinaire, c’est le phénomène de « gant inversé » : la plupart du temps, ces enseignements, il faut bien le dire, vont totalement à l’encontre de ce que je pense, crois… Le seul fait de les entendre, pourtant, me retourne intégralement, m’y fait adhérer immédiatement avec le sentiment d’une adéquation parfaite. « C’est ça être juif ? C’est ça le judaïsme ? Mais c’est moi ! C’était moi, sans le savoir ! » Comme un gant, précisément, que l’on retourne. Je saisis rapidement que je ne suis pas en train de suivre une UV de judaïsme. Que c’est de l’être juif dont il est question, de mon être juif.

Je suis ainsi « retourné », dans tous les sens du terme. Ma « conversion » me fait devenir quelqu’un « d’autre » sans cesser d’être « le même ». Comme si je m’étais, en fin de compte, « révélé » à moi-même.

Qu’ai-je compris, qu’ai-je « vu », pour le dire en langage rabbinique ? Mon monde s’est soudain ouvert, radicalement et en douceur, sur ces arrière-mondes que l’ironie contemporaine, fière d’une lucidité qui n’est en fait que sécheresse, aime à mépriser comme autant d’illusions. J’ai vu que la véritable dimension où se joue le sens du monde, de mon nouveau monde, se situait dans ces caresses et contre-caresses du langage et du texte que promène la tradition sur le cuir du réel. Ces questions où le cœur, le corps et l’intellect de l’homme œuvrent de concert pour témoigner du don de l’être, et prendre ses responsabilités dans le monde. Sentiment d’être au cœur de ma vie.

Le monde de la connaissance est captivant. Le monde des chiffres est fascinant. Mais ce qui s’est ouvert pour moi, ce je-ne-sais-quoi, ce quelque-chose-d’autre, voilà ce qui rend le monde intéressant. Le fait que Dieu compte chaque larme, le fait qu’aucune caresse ne reste évanouie, que tout soit sujet à destination.

La décision de me convertir au judaïsme est douce, nette et sans bavure.

Reconnaissance

Je me tourne alors vers le Mouvement juif libéral de France (MJLF), une communauté animée à l’époque par les rabbins Daniel Farhi2 et Pauline Bebe3, deux personnalités médiatiques dont les enseignements frappent par la force, la clarté et la justesse, qui militent en faveur d’un judaïsme éclairé, entre tradition et modernité. Le processus de conversion que l’on me propose me séduit par son équilibre entre ouverture et rigueur : étude panoramique des innombrables aspects de la tradition (pratiques, légaux, historiques, philosophiques), sollicitation constante au questionnement et à la compréhension, fréquentation assidue de la vie communautaire pour s’y socialiser. Le chemin est long mais il conserve sa clarté logique. Le sentiment d’être accueilli par des rabbins, par des enseignants dédiés, par la communauté est réel ; il constitue d’ailleurs toujours un point fort de notre communauté aujourd’hui4. Si tout se passe bien, je serai accompagné à bon port, mais sans promesse d’automaticité.

Au bout de deux ans, en effet, intervient le Beit-Din : un tribunal rabbinique constitué de trois rabbins, devant lequel le candidat à la conversion se présente pour voir sa démarche validée (ou non), et être ainsi admis au sein du « Klal Israël », le peuple juif. J'avais adopté les pratiques juives : le shabbat, la prière, la nourriture casher, le port des tefillines le matin, l’étude... Je me savais juif dans mon âme depuis que la question me taraudait, mais la reconnaissance n’est pas une affaire « solo », elle est affaire de statut, affaire de communauté.

Cette reconnaissance, et cette objectivation du statut furent exprimée par le Beit-Din, et elle fut essentielle – j’y laissai quelques larmes supplémentaires.

Le parcours de conversion

Aujourd’hui, rabbin de communauté, je supervise les conversions et suis constamment retourné par la singularité, la force et la beauté des histoires de chacun. Ces histoires, au-delà des motivations très personnelles toujours ancrées dans les plis biographiques les plus intimes de chacun, témoignent aussi d’une vérité universelle : la force, mais aussi la plasticité de la notion « d’identité ». Quoique très décriée par la pensée souvent sommaire de la post-modernité, « l’identité » est l’une des notions les plus belles qui soit, elle est le corollaire de la dignité humaine – quand elle se décline avec souplesse.

Aussi, sans doute est-ce le moment de proposer ici – sommairement -- quelques repères sur la façon dont cette plastique humaine est accueillie et accompagnée dans une communauté libérale comme celle où j’exerce.

► Notre philosophie

De par son histoire et sa tradition, le judaïsme ne prône pas le prosélytisme, et maintient une conscience aigüe des dangers d’exposition à l'antisémitisme et à l'antisionisme pour le candidat qui souhaiterait se convertir.

Si la démarche est sincère et déterminée, nos communautés accueillent cependant sans réserve excessive de telles démarches, dont la supervision, tout au long du processus proposé, garde pour fil conducteur deux maîtres-mots : ouverture et rigueur.

► L’accompagnement

La démarche de conversion une fois acceptée, celle-ci se développe sur une durée de 18 à 24 mois. Ses marqueurs : étude panoramique de tous les aspects de la tradition (pratiques, légaux, historiques, philosophiques) ; sollicitation constante au questionnement et à la compréhension ; fréquentation assidue de la vie communautaire afin de s’y socialiser.

Le judaïsme proposé est rigoureux mais non culpabilisateur. Le chemin, sans cesse évalué par des entretiens de parcours, conserve toute sa clarté logique. La sollicitude et l’accueil, par les rabbins, par des enseignants dédiés, par la communauté, sont réels, et constituent un point fort de nos communautés. Si tout se déroule normalement, le candidat est accompagné à bon port, mais sans promesse d’automaticité.

► Le Beit-Din

Après un examen de fin de parcours, le candidat est convoqué au Beit-Din, tribunal rabbinique formé au minimum de trois rabbins.

En réalité le Beit-Din ne « juge » de rien ; il écoute, et il constate. L’entretien, mené avec aménité et une écoute exigeante, est éminemment personnel, il exprime un moment de vérité. Si l’issue est favorable, le candidat est officiellement déclaré comme faisant partie du « klal Israël », juif à part entière.

Cette étape est suivie du mikvé (bain rituel) pour les femmes, de la circoncision et du mikvé pour les hommes.

► La mixité

Ce point est capital, en ce qu’il constitue une spécificité du judaïsme libéral (majoritaire à 70 % sur la planète), non reconnue par les courants orthodoxes.

Le judaïsme libéral, en effet, reconnaît que le judaïsme se transmet en ligne directe par la mère ou par le père. Une personne née de père juif et d’une mère non-juive sera considérée comme « présumée juive » à nos yeux. Elle n’aura pas à se convertir, mais à « confirmer » sa judaïté. S’il s’agit d’un enfant, c’est la bar ou bat-mitsvah qui réalise cette « confirmation ». S’il s’agit d’un adulte, le processus, d’un point de vue pratique, sera le même que pour une conversion, mais la sémantique a son importance : il ne s’agit pas d’une « conversion », mais bel et bien d’une « confirmation » de judéité.

► A toute fin utile

Si la conversion libérale ne sera reconnue ni par le Consistoire, ni par les rabbins orthodoxes, en revanche, elle sera pleinement reconnue par l'Etat d'Israël et la majorité des rabbins dans le monde. Si le candidat souhaite faire son aliyah, il pourra donc accéder à la nationalité israélienne : l’Etat d’Israël reconnaîtra sa judéité.

  1. Je raconte cet épisode au premier chapitre de mon livre « Heureux comme un juif en France ? Réflexions d’un rabbin engagé. », Editions Tallandier, 2021. []
  2. Avec Colette Kessler et Roger Benarrosh, Daniel Farhi a fondé le MJLF en 1977, dont il a été le premier rabbin. []
  3. Première femme rabbin de France, elle exerce au MJLF avant de fonder la CJL (Communauté Juive Libérale) en 1991. []
  4. Le MJLF, depuis, s’est rapproché de l’autre grande communauté libérale, Copernic, pour fonder une entité commune : Judaïsme en Mouvement (JeM). []
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