
Cher Joseph,
Fils de Jacob, première génération des Bneï-Israël, tu es un enfant de l’amour… Ta mère, Rachel, était la préférée de ton père, et c’est avec toi que s’achève le livre de la Genèse. Tu viens en conclusion des deux grandes problématiques de Bereshit, la stérilité et la fraternité, autrement dit, comment engendrer un peuple avec une identité humaine à la fois universelle et distinctive, et instaurer une dynamique suffisante pour la transmettre de génération en génération ? Etrangement, c’est grâce à ta biographie cabossée, peut-être même à la haine de tes frères, que tu finiras par trancher, magnifiquement, le nœud gordien de la fraternité…
Comment te raconter ? Ta biographie a quelque chose d’hollywoodien, grandeur et décadence, laissé pour mort par tes frères et ressuscité en premier ministre, meurtri par ton histoire familiale, où tu n’as pas joué le meilleur rôle, et inventeur, au final, de la notion de pardon… Peut-être la meilleure façon de t’aborder est-elle de te saisir dans l’un des moments les plus dramatiques de ta vie, au début de notre prochaine parashah, Vayigash : « Vayigash elav Yehudah vayomer … / Alors Judah s’avança vers lui (vers Joseph) et lui dit… » (Gen. 44, 18).
Moment d’une intensité dramatique. Tes frères, après t’avoir laissé pour mort dans le désert au fond d’un puits, se retrouvent devant toi, premier ministre qu’ils ne reconnaissent pas, vingt ans plus tard… Après quelques manipulations de ta part, où tu te joues d’eux en les accusant d’être des espions et des voleurs, tu abandonnes soudainement, sous la pression d’un courageux plaidoyer de Judah, tes stratagèmes pour enfin, en un moment d’émotion, abattre la carte de la vérité, et te faire connaître de tes frères par cette simple phrase : « Ani Yosseph / je suis Joseph » (Gen. 44, 3)… Ce coup de tonnerre met fin à un contentieux qui dure depuis l’enfance ; il signe l’heure de ta réconciliation familiale et, sur un plan collectif, ouvre une destinée nouvelle pour ta fratrie, qui deviendra le peuple d’Israël en s’installant sur les meilleures terres égyptiennes.
La Bible te saisit précisément au moment où tu risques d’exploser, où ta construction mentale, celle d’un hébreu dissimulé au cœur du pouvoir égyptien, est à deux doigts de s’effondrer… Verset Gen. 45, 1 : « Velo yakhol Yosseph lehitapeq … be-hitvada Yosseph el e’hav » (« Joseph ne put se contenir… [et il] se fit connaître de ses frères »).
Ce « hitvada el e’hav / se faire connaître de ses frères » est une petite bombe narrative, il a bien sûr un sens factuel immédiat, mais sur un plan plus profond, vient conclure une thématique qui frémissait, incandescente, depuis trois parashiyot : le dévoilement, tardif mais libérateur, de ta personnalité. Sans vouloir, cher Joseph, remuer le couteau dans la plaie, ton problème n’était-il pas, justement, de n’avoir jamais pu te « faire connaître de tes frères », construire une relation avec eux, de ne jamais avoir trouvé le juste diapason de la fraternité ?
Ce « Ani Yosseph / je suis Joseph », ce simple cri du cœur, on le devine, vient réunifier les différentes dimensions d’un homme déchiré. A tout le moins, ce premier « coming-out » de l’histoire nous permet d’explorer ton extraordinaire trajectoire, selon quatre dimensions : psychologique, sociale, éthique et théologique.
Sur un plan psychologique, ce « Hitvada el e’hav » (« Il se fit connaître de ses frères ») témoigne de l’acquisition d’une stature enfin humaine. Les commentateurs, à cet égard, ne sont pas toujours tendre avec toi. Narcissique, tu le fus parce que ton père t’avait transmis la fameuse « koutonet passim », la « tunique rayée », royale, remise, dit-on, par Dieu lui-même à Adam et Eve… Aurais-tu été la première fashion victim de l’histoire ? Fallait-il, dès lors, saluer l’arrogance de tes songes brandissant épis, lunes et soleils dominateurs (Gen. 37, 9), sans autre choix pour tes frères que de se soumettre à leur verdict ? Maints commentateurs ont relevé l’immaturité de tes visions. Il n’est pas de relation humaine véritable, ont-ils souligné, quand celle-ci consiste à projeter son intériorité à la face des autres. Rien de plus violent que cette irruption auto-prophétique où il n’est donné aucun chance à l’autre d’exister par le dialogue. Ce dictat de l’intimité est le contraire de la fraternité ; elle n’avait d’autre issue que de susciter la haine de tes frères envers toi…
Des années plus tard, ton simple « Ani Yosseph » fait enfin entendre une voix dépouillée. Tu n’es plus le pseudo-prodige du « Ish ha-‘halomot » (« l’homme des rêves »), tu es simplement toi-même. Réduit à la seule modestie de ton nom propre, c’est ainsi que tu peux regarder tes frères en face.
Sur un plan social, ta trajectoire, cher Joseph, est d’une étonnante modernité. Le peuple est à peine constitué que tu te frayes une destinée, dense politiquement, dans une société extérieure. Après les luttes incessantes des Patriarches avec les peuples environnants, tu crées une voie nouvelle, inaugurant une thématique qui accompagnera toute l’histoire du peuple juif : l’intégration d’une identité propre au sein d’une société étrangère. C’est une trajectoire finalement heureuse que tu nous proposes -- elles ne le furent pas toutes. Sans développer cet immense sujet, il nous faut relever que tu viens enrichir la mise en place de trois attitudes : ton frère Lévi incarne le modèle de l’intériorité du peuple juif (c’est à lui que sera confié la Torah) ; ton autre frère, Yehouda, tel un Ben Gourion biblique, exprime le lien d’Israël avec les Nations, oscillant entre diplomatie, négociation et affirmation forte -- son « Vayigach / il s’avança », en ce sens, est inaugural. Quant à toi, cher Joseph, tu offres le premier modèle d’un « Dina de-malkhouta Dina » réussi (« La loi de l’état est ta loi »), notre premier modèle d’une implication réussie dans la société environnante, sans rien renier de ses valeurs propres.
Au plan éthique, nous avons déjà vu ton travail personnel dans ton retour vers ses frères. Envisagée cette fois sur un plan général, cette idée d’une fraternité possible introduit une véritable révolution.
Que l’on songe ici aux premiers des frères, Abel et Caïn, dont le seul dialogue eut pour conclusion la mort de des deux ; à ton père Jacob et ton oncle Esaü, dont la haine intra-utérine gâchait déjà la grossesse de ta grand-mère Rebecca, que l’on songe à l’excès de fraternité de tes frères Shimon et Lévi lavant l’honneur de ta sœur Dina au prix d’un massacre général : fraternité mal réglée, inexistante ou excessive, c’est à une série marquée du sceau de l’échec que tu mets fin, cher Joseph.
« Lekh-Na re’eh et-shelom ak’hekha… » (« va voir comment se portent tes frères, et apporte m’en des nouvelles » -- Gen. 37, 14), t’avait demandé Jacob dans la parashah Vayeshev : le sens littéral (« va prendre de leur nouvelle ») doit être ici requalifié au sens fort : « Fais tout pour parvenir à la paix avec tes frères ». Ton père Jacob, ainsi, avait compris que l’aboutissement du cycle patriarcal, l’existence d’un peuple, était miné par ce fléau de la non-fraternité. Il faudra une tentative d’assassinat, la vente, le déshonneur, la prison, la réussite politique et ton immense effort personnel – vingt-deux ans en tout -- pour que tu puisses enfin délivrer à ton père cette profonde réponse : oui, la fraternité est possible !
Ce faisant, tu as ajouté au répertoire des attitudes humaines l’une des figures les plus puissantes, brisure de tous les déterminismes historiques : le pardon. Tirer la conclusion du bien après avoir été victime d’une chaîne du mal, cela n’existait pas avant toi, cher Joseph. Après avoir été haï de tes frères, ton génie aura été de leur avoir pardonné, d’avoir inventé le pardon au sein de l’humanité.
Sur un plan théologique, enfin, ton « hitvada », ton « se faire connaître de tes frères » signale une nouvelle compréhension de Dieu, peut-être même, l’invention de l’histoire.
On se souvient en effet des « Va’era » et autre « Vayira », ces théophanies personnelles où Dieu aimait jusqu’ici se faire connaître de ses quêteurs bien aimés. Elles rythmaient jusqu’alors l’évolution du récit, dictant leurs actions aux patriarches. Mais ici, ton « se faire connaître » est strictement humain, et c’est son humanité qui est décisive. Tu inaugures, en fait, un type de conscience historique où Dieu n’est plus au premier plan : un récit moderne précurseur de celui d’Esther, où Dieu, peut-être omniprésent, n’est plus présent…
Ta grandeur, cher Joseph ? C’est peut-être, avec l’invention du pardon, celle de l’Histoire humaine… Bien avant la formule des « ruses de la raison » de Hegel, tu avais compris qu’au sein de l’Histoire, le plan humain et le plan divin sont dissociés. Que la présence de Dieu, loin d’une théophanie permanente et mécanique, se cache dans les méandres d’une difficile et longue teshuvah personnelle…
Ta grandeur, cher Joseph ? Réinterpréter les données – tragiques -- de ta vie personnelle, pour les élargir à l’horizon d’un projet divin. Quoi ? -- La tentative de meurtre de tes frères, la prison dans les geôles de pharaon, les prémisses d’un plan divin ? Il en fallait, de la sagesse, pour voir dans le présent le contretemps de l’avenir, dans le passé dramatique le germe même d’un espoir futur ! Tu te montres digne, ici, cher Joseph, des meilleurs prophètes à venir.
Dimension psychologique, sociale, éthique ou théologique : ton « ani Yosseph » (« je suis Joseph »), ce simple énoncé de ton nom propre vient réunifier tes déchirures, pour les placer simplement à la hauteur du regard de tes frères. Se donner le courage de devenir soi-même, œuvrer sans cesse au lien de la fraternité, et maintenir vivante une dimension divine mystérieuse, mais accessible à nos interprétations, les richesses emboîtées de ta vie, cher Joseph, dessinent pour nous la complexité de l’existence humaine. Elles passent aisément le cap des trois-mille ans qui nous séparent de toi pour s’offrir à nos consciences modernes.
Aussi, en ce shabbat Mi-qetz, souhaitons-nous d’y être assez sensibles pour nous en inspirer, et dans la fierté modeste de nos noms propres, éclairés à la lumière de la fraternité, faire vivre ton héritage, cher Joseph…