COMMENTAIRES DE LA TORAH

Nefesh, la dignité humaine dans tous ses états

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La parashah de cette semaine, Emor (« Parle !), poursuit l’exposé du projet qui s’exprime de manière continue dans le Livre du Lévitique : le projet de sainteté. Ce projet développe tous les aspects de la grande injonction révélée en Exode 19, 6 : « Vous serez pour moi une dynastie de pontifes et une nation sainte ». Bien que le Livre du Lévitique ait pour surnom « Torat Kohanim », la « Torah des Prêtres », l’idéal de sainteté, on le voit, dépasse le seul cercle des Lévites et Cohanim, il concerne tout homme, le projet de dignité de toute vie humaine.

L’un des mots qui exprime le mieux cette dignité est le mot de « nefesh », qui apparaît précisément au tout début de notre parashah, au verset Lev. XXI, 2 :

א וַיֹּאמֶר יְהוָה אֶל-מֹשֶׁה, אֱמֹר אֶל-הַכֹּהֲנִים בְּנֵי אַהֲרֹן; וְאָמַרְתָּ אֲלֵהֶם, לְנֶפֶשׁ לֹא-יִטַּמָּא בְּעַמָּיו. 1 L'Éternel dit à Moïse: "Parle aux pontifes, fils d'Aaron, et dis-leur: Nul ne doit se souiller par le cadavre d'un de ses concitoyens

« Nefesh », qui est généralement (mal) traduit par « âme », a ici le sens de « cadavre »… Entre les deux acceptions, il y a de la marge ! De fait, « nefesh » est un mot riche, polysémique, qui possède au moins quatre dimensions, dont chacune exprime un aspect différent de la dignité humaine.

Les dignités du « nefesh »

Nefesh, c’est tout d’abord le souffle. Le verbe « nafash » signifie « respirer » au sens physique, mais aussi « souffler » au sens de « retrouver son souffle », comme après un dur travail, par exemple, au sens de « retrouver sa liberté ». Nefesh, c’est plus exactement l’expiration, l’expression de soi, le souffle qui de la sphère de l’intime va vers l’extérieur, complémentaire à cet égard de « rou’ah », l’inspiration que Dieu a mise en nous (et associée par la traditio à la parole). Le couple « nefesh & roua’h » exprime ainsi la vision mystique selon laquelle la vie humaine, comme tout phénomène, comme toute vie, est fondée sur un aller un retour, une respiration. Une « halakha » (« aller ») » et une « teshuvah » (« retour ») »

Nefesh, c’est en second lieu l’individu, la personne humaine dans son intégrité, à savoir l’union d’une âme et d’un corps. On mesure combien la traduction classique par « âme » constitue une déplorable réduction, porteuse, ici, de toute une tradition de dépréciation du corps qui s’origine dans le platonisme, repris par le christianisme. On connaît ce passage de Platon : « Tu sais, en réalité, nous sommes morts. Je l’ai déjà entendu dire par des hommes qui s’y connaissent : ils soutiennent qu’à présent nous sommes morts, que notre corps est un tombeau. » [Gorgias, 492e-494a (trad. M. Canto-Sperber, Paris, Flammarion, 1987)]. « Sôma sêma », « le corps est un tombeau » ! La tradition juive promeut une tout autre orientation. L’homme est une unité « psycho-physique », comme aimait à le rappeler Leibowitz, le corps et l’âme possèdent une égale dignité, et tous deux peuvent s’orienter vers le service de Dieu.

Nefesh, on le conçoit dès lors, a aussi un sens moral. Il désigne l’individu porteur de responsabilité et d’actions, autrement dit le « sujet », le sujet de droit et de loi, éligible à la dignité d’être jugé -- la possibilité de rencontre de l’homme avec la Loi étant l’un des grands thèmes de dignité pour la pensée biblique.

Nefesh, enfin, c’est le corps de celui qui a été vivant – quand la vie s’est retirée de cette unité à la fois corporelle et spirituelle qu’est l’individu. Le « corps » réduit à cette seule dimension ; en l’occurrence le « cadavre » de notre verset. Mais pour comprendre ce qui se joue dans cette terrible réduction de la mort, il nous faut d’une part avoir présent à l’esprit toutes les dimensions du mot « nefesh », et sur ce point précis, nous relier avec l’autre grand sujet de la parashah : le sujet de l’impureté.

« Nefesh » -- pureté et impureté

La liturgie des sacrifices, du pur et de l’impur, nous sont souvent décrits en termes de « nourriture ». Nourriture pour Dieu, à « l’odeur agréable ». Nul hasard dans cette analogie, car la pureté et l’impureté sont bel et bien affaire de nourriture. On touche ici au principe de la vie. Qu’est-ce qui est impur ? Ce qui ne devient plus. Ce qui est déjà complètement devenu, qui n’a plus la possibilité de devenir autre que ce qu’il est. Ce qui a obstrué toute possibilité d’altérité, et qui n’a donc plus aucun avenir en tant que nourriture pour la conscience. Lorsque une chose, un être ne peuvent plus s’ouvrir sur l’extérieur pour échanger, pour évoluer, comme dans la mort par exemple, alors on atteint le degré suprême de l’impureté. 

Pour la vie humaine en général, la question de la pureté et de l’impureté consiste à réussir à identifier, à faire le tri des choses qui contribuent à nous faire évoluer ; à discerner entre ce qui est mort pour nous et ce qui est encore vivant pour notre conscience. C’est ce travail de discernement qui nous permet de maintenir le « nefesh », ce souffle divin en nous, dans toute sa dignité.

Aujourd’hui, alors que nous nous apprêtons à passer du confinement au déconfinement, souhaitons-nous de pouvoir reprendre le cours de nos vies, mais avec, peut-être, une conscience différente, renouvelée. Plus sensible à ce qui nous est essentiel ou à ce qui ne l’est pas, à ce qui n’est que vieille routine et habitude morte, ou au contraire, nous nourrit et élève nos consciences.

Oui, souhaitons-nous de pouvoir exprimer, au service du monde, toutes les dignités de notre nefesh !

Shabbat shalom !

Vendredi 8 mai 2020

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