Cher  Noé,

Il n’est pas facile de t’adresser la parole, car dans la parashah qui porte ton nom, tu ne parles pas. Nous te voyons agir, réagir, et même obéir, mais jamais tu ne parles. Pourtant, tu nous touches au plus profond notre être. Pourquoi cela ? Sans doute parce que tu as été le témoin d’un des événements les plus formidable de la création, un événement qu’ont partagé toutes les civilisations du Moyen-Orient antique proche orient, le déluge.

C’est un fait remarquable que notre parashah est divisée en deux parties exactement égales : les 77 premiers versets se rapportent au déluge, et les 76 autres, après le sortie de l’arche, parlent de notre monde, le monde post-déluge.

Tu as vécu les deux mondes, le monde d’avant, et le monde d’après. Et ce qui nous touche, sans doute, chez toi, c’est que tu es un survivant.

Cher Noé, tu nous touches et tu nous étonnes.

Car survivant du plus ancien drame humain, tu portes aussi la peur la plus ancestrale, la plus profonde de l’homme, celle de voir ton monde à nouveau englouti.

Comment n’en serait-il pas ainsi ? Tu es le premier homme à subir le repentir divin. Qui pouvait s’attendre à ce que Dieu,  a priori parfait, fût capable de regretter sa propre création ? N’avait-il pas ponctué chaque jour créé d’un solennel « ki tov », oui, sa création était bonne ? Quelle cosmogonie antique avait-elle déjà osé cette figure improbable de la théologie, un Dieu qui se repent ?

Il t’en a coûté cher, cher Noé, d’avoir à accompagner ce retournement. Pourtant tu n’étais pas au bout de tes surprises ; car le plus étonnant, c’est qu’après ce grand chambardement cosmique, un déluge plus tard, pourrait-on dire, rien n’a changé…

Te souviens-tu, Noé ? N’était il pas dit, en Gen. 6,5, que «  les pensées cœur [de l’homme] étaient constamment mauvaises, rien que mauvaises » ? Qu’en est-il après ? Gen. 8, 21 nous en informe : « les conceptions du cœur de l’homme sont mauvaises dès son enfance ».

N’as-tu pas été tenté de protester, Noé, ou au moins de demander : mais alors, quelle a été l’utilité du déluge ?

Si nous suivons Y. Leibowitz, la leçon est sobre, laconique, et quelque peu amère : l’intervention divine n’a rien changé, ni le caractère de la nature ni la nature de l’homme. Autrement dit, à un défaut de création, Dieu ne répond pas par un surplus de création, ou par une modification de création ; au contraire, de cette nature il se retire, décide de ne plus le diriger par des miracles, pour le laisser agir seul, selon des lois, comme le dit poétiquement le verset Gen. 8. 22 : « Plus jamais, tant que durera la terre, semailles et récoltes, froid et chaleur, été et hiver, jour et nuit, ne seront interrompus ».

Où se situe, dès lors, le changement entre l’avant et l’après ?

Dieu ne réagit pas en créateur, mais en donateur de Loi ; il ne change ni les données du monde, ni celle de l’homme, il propose une alliance.

Une alliance qui porte ton nom Noé, les fameuses lois noahides.

Et ce fut difficile Noé, et telle est peut-être bien la raison de ton ivresse. Cette ivresse, nous la comprenons, car elle porte l’homme dans un monde où a conscience,  où les actions ne sont plus aussi tranchées, où les débuts ressemblent aux fins.

Et en effet, toi qui avait vécu dans le monde du miracle permanent de Dieu, où une action n’avait aucune valeur puisque puisqu’elle pouvait être constamment défaite par l’intervention de Dieu, tu as subi pour nous, le premier, la nouvelle loi d’un monde ordonné. Car une alliance, tu en as été le premier témoin, n’a de sens que dans un monde stable. C’est ainsi que dans ce monde nouveau de l’arc en ciel, ce monde dur et répétitif où les cycles, froidure, hivers, chaleur, mènent la danse, tu as été le premier à frayer le chemin de l’action, ce constant calcul du risque et de la conséquence.

Ainsi, c’est avec toi, Noé, que naît  la possibilité pour l’homme de remplir un certain rôle dans le monde. Et, la tradition nous le dit : Elohim ohev et ha-hatḥalot, Dieu aime les débuts…

Mais alors, Noé, tu nous touches, car de toi, de cette alliance vont naître aussi deux attitudes, deux personnages qui incarnent deux voies, Nimrod et Araham.

Car l’alliance, c’est avant une question de confiance.

Nemrod, lui, n’a pas eu confiance. Lui aussi portait cette angoisse au cœur de l’homme, la peur en un retour possible du déluge. Et Nimrod, où s’entend la racine mered, rébellion, s’est  révolté.

Tu le sais bien, Noé, car le midrash nous l’enseigne : où Nemrod construit-il sa tour de Babel, dont la prouesse architecturale est censée défier Dieu ? Sur le mont Hararat, à l’endroit même où s’est échouée l’arche et où tu l’as quitté. N’es-tu pas le mieux placé pour comprendre ce que cela veut dire ? Sa tour est un cri de protestation. Nimrod, c’est celui qui n’accepte pas, celui que rend fou l’idée que Dieu puisse changer d’avis. Il ne croit pas à ton arc-en-ciel, mélange douteux de pluie et de feu, il ne croit pas à ton alliance, il ne veut pas d’alliance après le désastre.

Alors, il s’organise, il organise son oubli de Dieu en un monde de briques  et de feu, en touchant le ciel par la seule élévation de ses propres pierres.

Et puis, Noé, c’est peut-être là ton plus grand mérite, de toi naît l’autre voie, ton véritable héritier : Abraham.

Il apparaît en toute fin de ta parashah, et va inventer un nouveau type d’humanité. Lui aussi tente de surmonter le traumatisme du déluge, et face à défi, il choisit, comme nous l’enseigne Manitou, la voie de bénédiction. Malgré les apparences, Abraham voit, décide de voir qu’il existe dans le monde un potentiel de croissance, autrement dit, de la bénédiction. Moyennant certaines conditions, bien sûr. A condition de se placer en position d’écoute, et d’accepter de se mettre mouvement : déjà, le lekh lekha se fait entendre.

Alors, Noé, tu ne parles pas dans cette parashah, mais tu nous parles. Un fameux roman de Robert Musil s’attachait à décrire « l’homme sans qualité », mais toi, Noé, survivant, récepteur de l’alliance, créateur d’une humanité agissante, ce n’est pas un hasard si tu es le premier homme à être pourvu de qualité. La Bible, pourtant si avare d’adjectifs descriptifs, t’en attribue deux dans le même verset au début de notre parashah: tsaddiq, « juste », « tamim be-dorotav », parfait en ta génération.

Parashah Noah

5772 (vendredi 28-10-11)

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