Juste après ma naissance à Lille en 1962, mon père, service militaire oblige, part vers l'Algérie fraîchement indépendante afin de rapatrier le matériel de la présence française après les accords d’Alger. Ma mère et moi le rejoignons pour une année à Sétif, Oran puis Alger. À défaut d'être séfarade, j'en conserve un vague souvenir, sûrement reconstruit. Peut-être ai-je été baigné de certaines effluves ?
En 1963, la famille rentre en France à Montargis, kilomètre 110 de la mythique Nationale 7, par ailleurs encensée comme « la Venise du Gâtinais » pour ses quelques rues sur l’eau et ses pontons croulant de géraniums. Les gens heureux n’ont pas d’histoire, a pu dire Anatole France. J’ai beau chercher une quelconque « face sombre », je ne vois qu’une enfance idyllique, à tout point de vue, tout d’abord dans une grande barre d'immeuble enserrée par deux bras du Loing, rivière à écrevisses et à coups pendables avec les dizaines d’enfants du bloc – et surtout, beaucoup d'amour au sein d’une famille de petite bourgeoisie. En 1970 naît ma petite sœur dont je me préoccupe avec un certain zèle d’être le grand frère. À la maison je suis entouré de livres, de tous genres, avec un père ingénieur féru de Camus et une mère littéraire férue de tout le reste. Même diversité côté musical, je grandis entre les classiques de la Deutsche Gramophone Gesellschaft et les envolées de Coltrane, du jazz américain dont mon père est un authentique connaisseur. Vers 10 ans on me fait faire du piano, j’adore, et j’adore encore. La face B d’un disque de Johnny, « Fou d’amour », acheté en catimini à l’âge de mes premiers pantalons pattes d’éléphant, sonne proche de la rébellion...
Longtemps premier de la classe, je suis un enfant profilé pour le scolaire. Dès le CP, dans le train de trois wagons en carton accroché au mur dont la métaphore ferroviaire exprime selon la maîtresse les groupe A, B et C, autrement dit la méritocratie des années pré-68, je suis seul dans la locomotive – j’ai honte d’avouer aujourd’hui que le train avait été dessiné et fourni par mon père, élaboré d’un beau trait de dessin industriel ! Conséquence globale, je subis de façon répétée la condition du souffre-douleur, parfaitement équipé de mes petites lunettes, mon tablier, mes culottes courtes... Un brin naïf sur les réalités sociales ? Rien de grave, je lis, et pour l’heure les découvre dans les livres. Au collège, je m'épanouis de même. Plus organisateur que meneur, j'assure les mises en scène des pièces de théâtre. Dès qu’un projet se met en marche, je suis présent. Rien de très affirmé, mais quand il faut, j’interviens avec mon petit filet de compétence intellectuelle et culturelle.
Intello et lunetteux, élu des bad boys qui m’attendent à la sortie, mais pas mauvais en sport. Je joue au football, au J3 Sport Amilly, un des meilleurs clubs « jeunes » de France. Arrière central. De légende ? Beckenbauer en tête, je ne suis pas loin de le penser, alors que je protège, dans les cages, Gaëtan Huard tout de même, futur gardien de but de Marseille et de Bordeaux en Ligue 1 ! Je dispute quelques matchs internationaux, dont un 6-1 passé à Anderlecht le jour même de la finale Anderlecht – West Ham au stade du Heysel (4-2 pour Anderlecht). Mon équipe est vice-championne de France. Je suis en grande forme physique.
Pas de télé. École, piano et foot. Tels furent les piliers de mon enfance.
Collégien, je veux être pétrographe, spécialiste des roches et des minéraux. J’émets mes premiers doutes sur la compétence des adultes le jour où l’orientatrice de l’Onisep me dit, croyant m’offrir sa complicité, « C’est bien. Tu verras, le pétrole c’est passionnant ». Je collectionne les pierres et je chéris ma mallette de chercheur-spéléologue. Mon rêve manque de se briser lorsqu’à la faveur d’un voyage d’étude en 3ème dans le Massif Central, je me précipite en descendant du car sur le premier rocher avec le marteau de la mallette, dont j’aimais la forme en bec, très inhabituelle, et qui me semblait pour cette raison indubitablement professionnelle. Le bec se brise au premier coup d’une manière totalement ridicule. Personne n’a vu -- je poursuis en potassant les bouquins, et je commence à assurer en composition chimique des roches. D’une manière générale, je suis fasciné par le savoir, la position du savoir par rapport au monde, en littérature, en histoire ou en sciences. J'adore le support papier, le côté grimoire, brûler le bord des feuilles pour en faire des parchemins, puis écrire dessus.
A 7 ans, le Moyen-Age a déjà fourni le cadre de mon premier roman : L'attaque du château-fort. Adepte de l’intégration verticale je réalise tout - texte, illustrations, couverture, avec des schémas très explicites sur le gourdin, le heaume et le mâchicoulis. L’ouvrage, un bon vingt-pages sur cahier à gros carreaux, est placé par mes soins dans la bibliothèque familiale. Mon œuvre approfondit ensuite la littérature de guerre où mon imagination généreuse met aux prises un million de Japonais contre deux millions d'Américains (il en existe plusieurs versions, mais toujours avec des chiffres ronds). Je découvrirai rétrospectivement que le roman ne s’appelle d’ailleurs pas « La Guerre », mais la « Gerre », sans « u », ce qui à mes yeux aujourd’hui amoindrit considérablement la cruauté de l’ensemble. Passionné d'histoire, j'apprends par cœur la vie de Napoléon, que je mets un jour en scène en dessinant à l’encre de chine une cinquantaine de diapositives. Le trait est distinctement mauvais, mais je ne recule aucunement devant l’exploitation commerciale de cet important opus. Mes parents ne tardent pas à recevoir une lettre les invitant à un grand spectacle. Après avoir franchi un mini-bureau placé à l’entrée de ma chambre où je les fais s’acquitter d’une somme de 1 franc, ils s'assoient sur le lit pendant que je disparais derrière les rideaux tirés, pour débuter la projection – et assurer la voix off -- de ma Vie de Napoléon. Des mois de travail pour un enfant de 8 ou 9 ans.
Je monte ensuite des tours de magie (j’augmente les tarifs), et inflige à mes parents des concerts de guitare électrique.... en bois, inspiré par une photo de Keith Richard (époque Jumping Jack Flash si mes souvenirs sont bons) trouvée dans un article sur les Stones de Tout l'univers que ma mère m'achète toutes les semaines. L’important dans ces concerts – précurseurs de l’air guitar ! --, c’est surtout la tonne de fils qui traînent négligemment entremêlés à mes pieds sur la scène (de belles cordes à linge d’un bleu et rouge électriques), et les étiquettes de mes destinations du monde entier collées sur la housse de ma guitare.
La télévision n’arrive à la maison qu’en 1975 -- lorsque le réparateur l’installe, un jeudi après-midi (alors jour extra-scolaire), c’est un extrait de l’Homme de Rio qui passe, un film qui a acquis pour moi le statut mythique de l’histoire que je n’ai jamais vue en entier. Avec la télé quoi qu’il en soit, on ne plaisante pas ; elle m’est interdite le soir, exception faite des matches de l’épopée de Saint-Etienne en coupe d’Europe -- je suis à jamais un traumatisé des poteaux carrés… En classe de troisième, une tension familiale se fait jour. Mes parents insistent pour que je continue à porter la blouse scolaire que mes camarades ont rejetée depuis longtemps. Dans le bus de ramassage scolaire, il me faut donc me positionner à une place stratégique pour, après moult contorsions, parvenir à retirer l’infamante tenue enfantine et revêtir mon survêtement Adidas, celui avec le bleu délavé et le col qui rebique de l'Allemagne de l'est (magnifique écusson DDR). Aux pieds : mes baskets Adidas, qu’il m’arrive de placer sur mon oreiller pour m’endormir à leurs côtés la nuit.
A la maison, il n'est pas question de religion. Ma mère a été placée chez des religieuses pendant la guerre, en Normandie, pour échapper aux bombardements sur le Lille de son enfance. Elle n’en a retenu aucune croyance, plutôt une bonne dose d’ironie. Mon père, lui, n’a jamais été baptisé. Moi non plus. La vraie religion familiale c’est l’éducation et la culture.
En classe de première, je commence à tomber amoureux, chapitre dont la concision dira ici l’insuccès global, mais pas le manque de persévérance, indéfectiblement corrélé à une réelle inaptitude à communiquer mes sentiments aux destinatrices (dont certaines ne l’ont jamais su). J'ai changé de look -- d’où les « pattes d’eph’ » --, écouté d'autres musiques. Les résultats scolaires s'en sont ressentis.
J’ai 16 ans et je veux alors être comédien. Chaque mercredi après-midi, je prends le train direction Paris pour un atelier d'initiation au Cours Florent. Un tout autre monde que le club théâtre du lycée. Un nid à beaux mecs et à belles filles, et une foire d’empoigne où les « parisiens » ont outrageusement l’avantage -- je ne passe que deux scènes dans l'année, un Molière et un Salacrou. Mon projet se transforme en désir de mise en scène et d’écriture. Je publie des poèmes dans la revue des Cahiers de Saint-Germain des Prés, dont un « Adolescent, incandescent » pour lequel j’ai toujours un faible. A l’été 1979, malgré un 05 coefficient 6 en maths, je décroche le BAC scientifique avec mention.
Cette même année de Terminale, malgré les vives recommandations du philosophe Didier Franck, qui tous les mercredis s’exile de Paris pour dispenser un cours de philosophie au Lycée de Montargis (ce cours me passionne et je suis le seul élève intéressé), et me pousse vers Sciences Po, je passe deux concours pour donner corps à ma passion : celui de l'école de cinéma l'IDHEC, devenue la FEMIS (échec, mais pas déshonorant), et celui de l'Ecole Louis Lumière, qui forme aux métiers techniques. Après deux phases d’examen de fort niveau scientifique, retenu parmi quarante finalistes sur six-cent candidats, je passe les ultimes épreuves, une série de tests d’aptitude pratique. Moi qui n’est jamais tenu un fer à souder de ma vie, je me retrouve à devoir confectionner une chaise miniature à partir de tiges de laiton – exercice chronométré…. Certains tueraient pour un siège, moi je suis mort pour une chaise. Coup sur la tête. Mais peut-être coup du sort. Ouverture sur une autre vie…
J'adore les langues étrangères, je m’inscris en fac à Dijon pour une année d'anglais. Puis dans une école privée de cinéma par correspondance. C’est une explosion intellectuelle. Je découvre le vaste champ des disciplines intellectuelles et universitaires. Loin du seul pré carré des études anglo-américaines, pourtant déjà assez vaste, je fréquente une multitude de cours, dont le cours de cinéma de Jean Collet, chef opérateur de la nouvelle vague et apôtre du structuralisme. Je découvre Roland Barthes, René Girard, Lévi-Strauss, et de tiroirs en tiroirs toute l’aventure intellectuelle du 20ème siècle. Un choc. Je dévore tout. J’envisage un temps de poursuivre dans la linguistique mais renonce devant la crainte de ne m'adresser qu’à vingt personnes dans le monde. Je compense en faisant état de mes théories personnelles dans les lettres que j’adresse à mon amoureuse de l’époque. Jamais moins de trente pages quotidiennes. Amoureuse elle le fut sans doute, ou ne lisait pas – cette pensée vient seulement de m’effleurer – car nous avons tenu une belle relation – avant que mes théories ne s’épuisent…
1981, j'arrive à Paris, le choc de la Capitale. A l'école de cinéma du CLCF, j’évite sans le savoir les fils-à-papa et tombe dans un groupe de passionnés et de talentueux. Je me mets à fumer, trop, des JPS au paquet noir, seul à même de satisfaire le fantasme « Vogue Homme » qui s’empare de moi à cette époque. Je sors, je rêve je discute et je côtoie -- merveilleuses années de Bohème.
1983, retour au réel : le service militaire. L’époque est à l’antimilitarisme, mais j'estime de mon devoir de répondre à l’appel du drapeau, sans tenter le P4 pour me faire réformer comme tous mes camarades. J'atterris à l'Ecole des transmissions à Montargis, où l’on développe un fleuron technologique français, le système de communication Rita, « que l’on a même vendu aux Américains ». Je découvre la France profonde, le camarade citoyen jamais sorti de son village, qui la première nuit borborygme à tout va dans le noir à coup de plaisanteries péteuses – et perplexité ultime, se fait comprendre en soulevant l’hilarité générale ! De l’armée je sors déçu, mais contre toute attente, pas par la médiocrité ambiante, avec laquelle je pactise finalement « car tout est intéressant ». Non, mais à part le lieutenant Cathala, qui nous apprend des rudiments de guérilla urbaine, déçu par le manque de passion qu’ont la plupart des militaires d’active pour leur métier…
De retour à Paris, je cherche à travailler dans le cinéma comme assistant-réalisateur. Entre figurations et courts-métrages, je multiplie les petits boulots : vendeur de petites annonces au tarif exorbitant -- dans des revues au lectorat inexistant. Mais aussi au Matin de Paris, au Nouvel Obs, où j’abuse du tarif étudiant pour me placer en tête des ventes. Puis jardinier, puis cuisinier, plongeur, gardien, ouvrier-démolisseur sur des chantiers lointains, déménageur – plus d’une centaine de petits boulots au contexte et à l’humanité variable. Je publie, aussi. Des nouvelles, dans l’excellente revue N comme Nouvelles, dans d’autres, et je gagne des concours. Le soir ou le jour, sans honoraires, toujours la vie de Bohème, sans horaires !
En 1985, me voici au Parisien au service des petites annonces. Je prends un appartement. Alors que le propriétaire souhaite le récupérer de manière illégale, je pars en Angleterre quelques jours. A mon retour, je découvre que le couple d’amis à qui j’ai prêté mon appart a été viré manu militari, un samedi matin, par le propriétaire qui, avec une dizaine de ses amis ont fait une descente en fracassant la porte au pied de biche. Mes affaires, je les retrouve sans-dessus-dessous, dans la cour intérieure, sous la pluie. Habits, livres, cahiers, tout est détruit, pourri par la pluie, l'appartement saccagé.
Du jour au lendemain je me retrouve à la rue. Le monde bascule. Ma problématique immédiate : comment survivre, manger ? Pas le temps d’exiger justice -- c’est une leçon : la justice exige le temps de la justice. Mais je travaille encore et donc gagne de l’argent ; je vis chez des amis, deux-trois jours par ci et par là, ou dans des hôtels sans trop d’étoiles, en promenant mes caisses d'affaires personnelles.
Au dernier job qui cesse, commence la descente aux enfers. Un jour il ne me reste plus que 50 centimes, c’est à la cabine téléphonique de la place de la Bastille. Urgence : choisir le bon copain. 50 centimes, et prière de ne pas tomber sur le répondeur. Miracle ça décroche, mon copain me dit qu’il vient me chercher dans quelques heures. Je m’installe au café le plus proche, prend un café sans pouvoir le payer, et au serveur qui revient après avoir fini son service, explique que mon ami ne va pas tarder. Humour inénarrable de sa réplique : « Quand on n’a pas d’argent on reste chez soi ! ».
Je reste chez cet ami trois mois. Puis doit quitter l’appartement -- il s’absente pour un long voyage. Ce jour-là, après l’avoir accompagné en voiture à l’aéroport avec un autre ami, Max, revenus sur Paris, je retarde le choc final. Dans sa vieille BM qui file le long des boulevards, je regarde les feux, les passants, encore protégé par un tableau de bord à l’ancienne et l’amitié d’un bon moment indéfiniment vague. A l’angle de la rue du Temple et de la rue de Turbigo, vers 11 heures, Max stoppe et dit : « Bon, je vais par-là ». Je sais que c’est fini. Je descends de voiture, et c’est le trou noir.
Pensant m'en sortir seul, à aucun moment je ne rentrerai chez mes parents, qui habitent en province, et aussi surtout pour ne pas aggraver la situation de ma mère.
Ma mère, depuis 1973, elle avait 33 ans, souffre d'une anémie hémolytique, une grave maladie sanguine dont 40 % étaient insoignables à l’époque. Malgré les prouesses du professeur Jean Bernard, qui officie à l’Hôpital Saint-Louis, dont je connais chaque recoin y compris ceux des anciens corps de bâtiments, sa maladie l'emportera en 1989, à 49 ans si mes calculs sont exacts.
Durant cette période, je dors souvent dans la rue, sur des paillassons, dans les ascenseurs, et parfois, dans les auto-tamponneuses de la place de la Bastille. Un matin, au réveil, je sens que ça bouge : les forains, hilares, ont déclenché le manège et font tourner ma voiture !
Curieusement, alors qu’objectivement les pleins turbos de la réussite sociale ne sont pas au rendez-vous, alors que je transborde inlassablement mes cartons et mes caisses, avec un repas par jour pas toujours procuré de manière irréprochable, il m'arrive de me retrouver fringant, jet-setteur et desdichado, dans des endroits improbables. Jouer du piano dans une soirée au Ministère de la Culture, et même réaliser (écrire, financer, préparer) un court-métrage. Surréaliste mélange de grosses, grosses difficultés et d’exubérances festives ou créatives. Je côtoie le spectre total de l’humanité parisienne : je deviens le pote du clochard, le camarade de l’ouvrier immigré, le confident du night-clubber en perdition, le pauvre des kebabs de la rue du Faubourg Saint-Denis, dont je ne louerai jamais assez l’humanité et la générosité : en fin de service, avant la fermeture, je sais que je peux compter, vers minuit, sur un petit carton de frites bien chaudes…
Tout cela dure bien huit à neuf mois, jusqu'à la rencontre, au Harrys Bar, de la future mère de mes enfants. Miracle : je retrouve au même moment la voie du job market ! Ouvreur de cinéma (à l’Ambassade et au Publicis « du haut »), je peux enfin me racheter des chaussures, non trouées.
Ces chaussures évoquent à tout jamais pour moi une réplique historique de ma mère. Alors que je venais de gagner un concours de nouvelles, je crois intelligent, un matin, de l’appeler au téléphone et, me faisant passer pour un journaliste, de m’enthousiasmer et la féliciter d’être la mère d’un si grand espoir de la littérature. « Rendez-vous compte, Madame, il est en train de percer ! ». J’entends encore la voix de ma maman, probablement allongée, fatiguée, en souffrance, répondre d’un air las, mais du tac au tac : « Pour l’instant ce sont ces chaussures qui percent… ».
Durant ces mois de galère, je découvre la logique d’airain de certains mécanismes sociaux. Ne plus dormir au chaud et ne pas se laver, c’est rapidement ne pas sentir le propre, et rapidement sentir que les autres le sentent, vous sentent dans le métro. Tout comme ne plus changer de chemise, axiome numéro deux, amoindrit l’avantage compétitif à l’heure de candidater pour le poste qui vous sortirait précisément du pétrin. Ce qui me frappe c’est la rapidité des enchaînements. Je suis sorti de la société en moins d’une semaine. Un touché-coulé de neuf mois (dont l’origine fut la violence et l’injustice), et dont je me suis sorti par une seule raison : l’éducation. Je l’ai compris au contact de beaucoup de mes compagnons d’infortune, qui n’avaient jamais connu le bonheur d’une situation familiale ou sociale normale. Difficile de trouver -- tout simplement d’espérer -- la sortie lorsque l’on ne sait même pas que la normalité existe.
En ce qui me concerne je ne savais pas comment j’allais m’en sortir, mais la conviction ne m’a jamais quitté qu'une issue serait possible. Je savais, tout simplement, que derrière la cloison de verre qui temporairement me repoussait aux marges et m’empêchait de faire retour, que la société était bien là. J’en connaissais les promesses, une société où l’on a possiblement sa place. J'ai appris sur mon caractère aussi. Je dois le dire, j’ai été animé pendant toute cette période du sentiment d'être indestructible. J’exonère du champ de cette immodestie la santé, domaine où les décrets divins sont tout particulièrement frappés du sceau de l’injustice, de la cruauté et du gâchis. Mais c’est ainsi : j’ai imprimé sur mon coeur ce tableau de Van Gogh, « Vieux souliers aux lacets », comme s’il m’était adressé par une complicité atemporelle, et j’ai noté – j’ai retrouvé la phrase sur un vieux carnet -- « il faut avoir marché toute sa vie pour peindre une paire de godasses comme ça ». Je ne saurais dire pourquoi, mais je me suis vécu indestructible. Enfin si, je sais : l’éducation.
Sortie d’impasse, donc, avec le retour d’un travail et la rencontre de ma future compagne -- l’amour prête la main à l’éducation. Retour sur la piste sociale, sur le tremplin des projets. On vit heureux ensemble pendant dix ans. Entre 1992 et 1997, je freelance à un rythme soutenu dans le monde du marketing et de la créativité : recherche de noms de marque, de nouveaux produits, de territoires de marques et de « problem solving » de toutes sortes. Très demandé, je participe à la frénésie de nomination de tous les types de produits qui a saisi les marques à cette époque-là, des produits bancaires aux gammes de voitures (Smart, Mégane, Twingo) en passant par les parfums, bataillons innombrables de « marques ombrelles » et autres « segmentations » du marché de l’alimentaire (eau, biscuits, yaourts, entremets, etc…). J’adore cette activité qui me projette dans des univers industriels et commerciaux très différents, j’adore découvrir les stratégies qu’ont en tête les marques, la manière dont elles segmentent le monde – totalement invisible pour le consommateur final. Je paye donc toutes ces années-là mon écot créatif au sauvetage des aciéries du Lac de Berre, imagine la voiture du futur, cherche à « pré-empter » pour le compte d’une grosse compagnie de soda le marché des machines à café à la pause de 10 heures (dans toutes les entreprises de la planète), imagine des pantoufles aux semelles emplies de sable de Jérusalem pour marcher en continu sur la Terre sainte, invente mille nouveaux jeux de grattage avec pour consigne de multiplier le temps de grattage, ainsi que moult gammes de yaourts, d’entremets, de plats cuisinés, jusqu’à un fromage corse au goût nationaliste. Je suis doué pour cela. J’empile les missions, parfois plusieurs « créas » par jour. Rémunératrices, souvent dans de beaux endroits, elles me laissent le temps d'écrire des scénarios à côté, et d’être un père très présent.
Nos trois enfants naissent en 1992, 1994 et 1996, Elie, Zoé-Sarah et Nathan. Une autre forme d'accomplissement. Tout dans la vie est relatif, mais la naissance d'un enfant est un absolu. A la première naissance je prends conscience que quelle que soit ma vie j’aurais au moins accompli une chose de bien. Finalement, trois choses de bien…
Un matin de 1989, après seize années d’une maladie comportant des périodes d’hospitalisation de plus d’un an, une infirmière m’appelle de l’hôpital Saint Louis. Par le plus grand des hasards c’est une amie, et elle est affectée au bloc des soins intensifs où ma mère est placée. Son message est sans équivoque. J’assiste aux derniers instants de ma maman, dont la complication finale d’une maladie anthologie médicale à elle seule, prend la forme d’une septicémie généralisée.
A ma grande surprise – où pointe peut-être une forme de culpabilité – s’ouvre alors une période d'ébullition intellectuelle et spirituelle comme je n’en ai jamais connue. Une hypersensibilité de vaste ampleur, comme une augmentation de capacité, une sorte « d’effet cocaïne » en continu -- sans cocaïne. Je pleure toutes les larmes de mon corps – oui je les ai pleurées, déjà du vivant de ma mère, à la vue de son corps torturé, et une ultime fois à la vue de l’encéphalogramme plat et du fameux bip final des séries télévisées. Toutes les larmes – « Dieu compte les larmes des femmes » dit la tradition juive --, une bonne fois pour toute. Dans cette période d’extra-lucidité, d’ouverture de mon âme, une amie m'invite à un cours Place des Vosges pour écouter un orateur passionnant, Pierre-Henri Salfati, un érudit, juif, non rabbin, proche des Loubavitch mais essentiellement « salfatiste ».
Son cours porte sur le Cantiques des Cantiques. A partir de quelques versets, il improvise. Le résultat est inégal... parfois intéressant, le plus souvent : transcendant. J’ignore largement ce qu'est le judaïsme. La veille encore, le mot « Dieu » m'écorchait les lèvres. Les spiritualités m'intéressent, comme mille autres choses, mais tel Laplace devant Napoléon, « l'hypothèse Dieu » n’entre pas dans ma manière de formuler les choses. Wittgenstein aurait dit : « ce n'est pas mon jeu de langage ».
Intellectuellement c’est l’embrasement. Que s’est-il passé ? Qu’ai-je-vu, compris, découvert ? Il n’y a pas eu d’appel, pas d’illumination. Je ne peux pas dire non plus qu’il y ait eu maturation d’obscurs désirs antérieurs, ni même de besoin d’élévation spirituelle à laquelle aurait pourvu ce cours. Il y a eu une surprise, douce mais radicale : une dilatation, une ouverture de mon monde dans une direction absolument imprévue, une mise en perspective jamais perçue. La meilleure image qui me vient à l’esprit pour l’exprimer est éloignée du champ de la spiritualité, mais elle exprime parfaitement ma sensibilité « hors-limites » de ce temps-là. Michael Jordan a raconté un jour que lors d’une finale NBA où il avait marqué plus de trente points, sa perception était comme altérée : il voyait le panier comme s’il faisait trois mètres de large, et quelle que soit la manière dont il tirait dans sa direction – avec application, sans application -- la balle rentrait immanquablement.
C’est exactement de cette manière que j’ai reçu l’enseignement de Pierre-Henri Salfati. Le « panier » c’était moi, et de manière totalement inattendue, tout rentrait, d’une manière au-delà de l’ordinaire, de manière obligatoire, de manière systématique, « dans mon panier ». Moi qui ne cherche rien, chaque pensée, remarque, commentaire ou trait d’esprit vient vers moi et me « trouve » avec une facilité déconcertante. Mais le plus extraordinaire tient au phénomène de « gant inversé » : la plupart du temps ces enseignements vont totalement à l’encontre de ce que je pensais, croyais… Pourtant, le seul fait de les entendre me retourne intégralement, m’y fait adhérer immédiatement, sans l’ombre d’une difficulté, avec le sentiment d’une adéquation parfaite. Comme un gant, en effet, que l’on retourne : c’est le même gant, mais son extérieur se retrouve désormais à l’intérieur, et vice-versa. Je saisis vite que je ne suis pas en train de suivre une UV de judaïsme. Que c’est de l’être juif dont il est question, de mon être juif, et je ne sais même pas de quoi il s’agit !
Je suis ainsi « retourné », dans tous les sens du terme, et la métaphore photographique permettra de préciser de façon juste cette étrange dialectique de l’altérité et du même : comme le négatif d’une pellicule devient une image positive – « négatif » et « positif » n’exprimant ici aucun jugement de valeur--, ma « conversion » me fait devenir quelqu’un « d’autre » sans cesser d’être « le même ». Comme si je m’étais, en fin de compte, « révélé » à moi-même.
Ceci pour le sentiment personnel. Mais qu’ai-je compris, qu’ai-je « vu » comme le formule le langage rabbinique ? Mon monde s’est soudain percé, ouvert, radicalement et en douceur, me laissant en compagnie de ces arrières-mondes que l’ironie contemporaine, fière de sa lucidité et en fait de sa sécheresse, aime à contempter comme autant d’illusions. J’ai vu que la véritable dimension où se jouait le sens du monde, de mon nouveau monde, se situait dans ces chicaneries essentielles, ces caresses et contre-caresses du langage que promène la tradition sur le cuir du réel, ces questions où le cœur, le corps et l’intellect de l’homme œuvrent de concert pour : a/ témoigner du don de l’être ; b/ prendre ses responsabilités dans le monde.
Sentiment d’être au cœur de la question. Dieu dans tout ça ? Non ! Enfin si, enfin peut-être, enfin oui bien-sûr, mais là n’est pas l’intérêt central, l’intérêt c’est l’ouverture, la confiance nouvelle, octroyée, qui me fait voir que la manière dont on caresse les choses a un sens, parce que le monde a un sens antérieur à lui-même. Parce que notre engagement lui donne un sens, parce que le moindre de nos gestes le détruit, le confirme ou le répare. Parce que Dieu ne laisse pas de geste, pas de parole, pas d’intention ni de partage sans impact. Le monde de la connaissance est captivant ; le monde des chiffres est fascinant ; mais ce qui s’est ouvert pour moi dans ce cours, c’est ce je-ne-sais-quoi, ce quelque-chose-d’autre qui rend le monde intéressant. Le fait que Dieu compte chaque larme – les larmes des femmes, dit-on – le fait qu’aucune caresse ne reste évanouie, que tout soit sujet à destination. Voilà ce que j’ai vu à l’heure du Cantique des cantiques. La légèreté et le sérieux de chaque chose, l’importance des queues de cerise, et du pommier -- dont le verset 2, 5 dit d’ailleurs, selon les commentateurs, qu’il contient la recette du philtre d’amour.
La décision de me convertir au judaïsme fut douce, nette et sans bavure.
Un matin de 1989, après seize années d’une maladie comportant de longues périodes d’hospitalisation de plus d’un an, une infirmière m’appelle de l’hôpital Saint Louis. « Dieu compte les larmes », affirme la tradition juive. Je pleure toutes les larmes de mon corps en assistant aux derniers instants de ma mère. Je les ai pleurées, déjà du vivant de ma mère, à la vue de son corps torturé. Elles coulent une ultime fois, à la vue de l’encéphalogramme plat qui émet le bip final.
À ma grande surprise s’ouvre alors une période d'ébullition intellectuelle et spirituelle inouïe. Une hypersensibilité de vaste ampleur, comme une augmentation de capacité. Dans cette période d’ouverture de mon âme, on m’invite à venir écouter, place des Vosges, Pierre-Henri Salfati, un érudit dont le cours porte sur le Cantiques des Cantiques. Il improvise à partir de quelques versets, et l’intérêt qu’il suscite en moi est variable… A minima captivant, le plus souvent transcendant. J’ignore totalement ce qu'est le judaïsme. La veille encore, le mot « Dieu » m'écorchait les lèvres. Les spiritualités m'intéressent, certes, mais comme mille autres choses ; pour paraphraser Laplace devant Napoléon, « l'hypothèse de Dieu » n’entre pas dans ma manière de formuler les choses.
Que se passe-t-il ?
Il n’y a pas d’appel, pas d’illumination. Je ne peux pas dire non plus qu’il y a maturation d’obscurs désirs antérieurs. Il y a une surprise, douce mais radicale : une dilatation de mon monde dans une direction absolument imprévue. La meilleure image qui me vient à l’esprit pour l’exprimer, bien éloignée du champ de la spiritualité, c’est celle que Michael Jordan a employé un jour après une finale NBA où il avait marqué plus de trente points. Sa perception, raconte-t-il, était comme altérée : il voyait le panier comme s’il faisait trois mètres de large, et quelle que soit la manière dont il tirait dans sa direction – avec application, ou sans -- la balle rentrait immanquablement. C’est exactement ainsi que je reçois l’enseignement de Pierre-Henri Salfati. Le « panier » c’est moi, et tout rentre. Alors que je ne cherche rien, chaque pensée, commentaire ou trait d’esprit vient vers moi et me « trouve » avec une facilité déconcertante.
Mais le plus extraordinaire, c’est le phénomène de « gant inversé » : la plupart du temps, ces enseignements vont totalement à l’encontre de ce que je pense, crois… Le seul fait de les entendre, pourtant, me retourne intégralement, m’y fait adhérer immédiatement avec le sentiment d’une adéquation parfaite. « C’est ça être juif ? C’est ça le judaïsme ? Mais c’est moi ! C’était moi, sans le savoir ! » Comme un gant, en effet, que l’on retourne. Je saisis rapidement que je ne suis pas en train de suivre une UV de judaïsme. Que c’est de l’être juif dont il est question, de mon être juif.
Je suis ainsi « retourné », dans tous les sens du terme. Ma « conversion » me fait devenir quelqu’un « d’autre » sans cesser d’être « le même ». Comme si je m’étais, en fin de compte, « révélé » à moi-même.
Qu’ai-je compris, qu’ai-je « vu », pour le dire en langage rabbinique ? Mon monde s’est soudain ouvert, radicalement et en douceur, sur ces arrière-mondes que l’ironie contemporaine, fière d’une lucidité qui n’est en fait que sécheresse, aime à mépriser comme autant d’illusions. J’ai vu que la véritable dimension où se joue le sens du monde, de mon nouveau monde, se situait dans ces caresses et contre-caresses du langage et du texte que promène la tradition sur le cuir du réel. Ces questions où le cœur, le corps et l’intellect de l’homme œuvrent de concert pour témoigner du don de l’être, et prendre ses responsabilités dans le monde. Sentiment d’être au cœur de ma vie.
Le monde de la connaissance est captivant. Le monde des chiffres est fascinant. Mais ce qui s’est ouvert pour moi, ce je-ne-sais-quoi, ce quelque-chose-d’autre, voilà ce qui rend le monde intéressant. Le fait que Dieu compte chaque larme, le fait qu’aucune caresse ne reste évanouie, que tout soit sujet à destination.
La décision de me convertir au judaïsme est douce, nette et sans bavure.
Je me tourne alors vers le Mouvement juif libéral de France (MJLF), une communauté animée à l’époque par les rabbins Daniel Farhi¹ et Pauline Bebe², deux personnalités médiatiques dont les enseignements frappent par la force, la clarté et la justesse, qui militent en faveur d’un judaïsme éclairé, entre tradition et modernité. Le processus de conversion que l’on me propose me séduit par son équilibre entre ouverture et rigueur : étude panoramique des innombrables aspects de la tradition (pratiques, légaux, historiques, philosophiques), sollicitation constante au questionnement et à la compréhension, fréquentation assidue de la vie communautaire pour s’y socialiser. Le chemin est long mais il conserve sa clarté logique. Le sentiment d’être accueilli par des rabbins, par des enseignants dédiés, par la communauté est réel ; il constitue d’ailleurs toujours un point fort du MJLF aujourd’hui. Si tout se passe bien, je serai accompagné à bon port, mais sans promesse d’automaticité.
Au bout de deux ans, en effet, intervient le Beit-Din : un tribunal rabbinique constitué de trois rabbins, devant lequel le candidat à la conversion se présente pour voir sa démarche validée (ou non), et être ainsi admis au sein du « Klal Israël », le peuple juif. J'avais adopté les pratiques juives : le shabbat, la prière, la nourriture casher, le port des tefillines le matin, l’étude... Je me savais juif dans mon âme depuis que la question me taraudait, mais la reconnaissance n’est pas une affaire « solo », elle est affaire de statut, affaire de communauté. Cette objectivation du statut est exprimée par le Beit-Din, et elle est essentielle.
Dès après mon admission au sein « Klal Israël », je m’engage dans le MJLF. Le mouvement possède deux synagogues : une dans le XVème arrondissement, l’autre dans le XIème. Je suis très impliqué dans le groupe du MJLF-Est. La communauté, small-size, a un petit air de Jérusalem avec son arrière-cour ensoleillée. Là, j’écris des commentaires, je dirige des offices. J’attire assez vite les responsabilités et un jour je prends la direction du comité exécutif local. Puis, en 1997, le président du MJLF d’alors, Felix Mosbacher, propose de m'embaucher comme adjoint de la directrice du Talmud Torah, la structure d’enseignement de la communauté. La proposition implique pour moi un changement de vie radical. Mais j’accepte.
Avec un bonheur insoupçonné, je m’épanouis totalement dans ce poste, que je redimensionne à ma manière. Conception des programmes pédagogiques, responsabilité d’une équipe d’une trentaine d’enseignants, projets hors-murs innombrables, développement de la structure, qui comptera jusqu’à 380 enfants, je travaille deux journées en une. Cet accomplissement personnel est adoubé un soir de Conseil d’Administration par la sentence de François Bernard, membre éminent du Conseil d’Etat et du CA du MJLF. Après avoir écouté mon exposé de la situation du Talmud-Torah – c’était mon premier Conseil –, il prend la parole et, dans un silence vibrant d’incertitudes, assène avec autorité : « Cela fait des années que l’on nous raconte que le Talmud-Torah va bien. Eh bien, messieurs, c’est la première fois qu’on nous le démontre ! ».
En 2007, après dix années, je décide pourtant de renoncer à mon poste. On m'a régulièrement proposé de devenir rabbin mais, obsédé par une certaine idée de la liberté, j’ai décliné l’offre avec constance. Ce tropisme n’a pas varié, mais dans la vie, il est des projections de soi-même qui tout à coup – l’âge, l’expérience, le désir tout simplement -- s’évaporent. Aussi, en 2007, je quitte mes fonctions au MJLF pour devenir rabbin.
La formation d’un rabbin libéral comporte un double cursus : un parcours universitaire et, en parallèle, l’enseignement de la tradition. Me voici donc au prestigieux département d'études hébraïque de la Sorbonne. Mais je suis aussi élève du Geiger Kolleg pour la partie rabbinique. Je fais alors des allers-retours entre Paris et Berlin. Ma dernière année, quant à elle, se déroulera intégralement à Jérusalem.
Berlin m’effraie. Ville-lumière du judaïsme, berceau du judaïsme libéral en particulier, c’est aussi une ville catastrophe de l’histoire juive. Je prends mes quartiers dans une pension à la façade indéfinissable, que je finis par qualifier de « style allemand » : entre Bauhaus et château-fort à la Harry Potter. Vétuste mais très propre, elle est tenue de main de maître par une inépuisable armada de matrones russes – dont l’allemand approximatif m’enhardit à entreprendre de chaleureuses conversations. Je loge à Kantstrasse, à proximité de la délicieuse Savigny Platz, à deux pas du Kurfürstendamm, et à côté du Abraham Geiger Kolleg.
Les bâtiments du Geiger n’excèdent pas la taille d’un appartement. Il est émouvant de penser qu’un lieu si simple relève à lui seul un immense défi historique : incarner, par-delà l’horreur, le relais des prestigieuses institutions d’enseignement juif d’avant-guerre, comme l’Académie pour la science du judaïsme (Hochschule für die Wissenschaft des Judentums) où enseignaient Hermann Cohen, Julius Guttmann et Leo Baeck, supprimée dès 1942 par les nazis.
Mes condisciples viennent, dans leur grande majorité, d’Europe de l’Est, Russes pour la plupart. Les rabbins Tovia ben Chorin et Mickaël Leipziger, l’érudit Admiel Kosman sont l’âme de l’institution, et mes principaux maîtres ; de véritables lumières qui, de manière décisive, parviennent à modeler ma vision sur de nombreux points de la tradition.
Coté vie juive, je fréquente l’impressionnante synagogue de la Pestalozzi Strasse. En dehors de son style meringue, sa particularité tient aux offices, puissants et solennels, où chantres et chœur y font résonner la grande liturgie de Louis Lewandowki. L’image est saisissante : probablement une copie à l’identique de ce qu’était le judaïsme libéral en 1850. « It’s not a synagogue, it’s a museum ! » aime à persifler l’un de mes condisciples. Sur le trottoir, dans un déploiement de barrières et de bergers allemands, la Polizei monte la garde avec un sérieux qui à la fois rassure et inquiète.
Ce double-sentiment, à vrai dire, exprime de manière assez juste la relation de l’Allemagne aux Juifs. Voilà probablement le pays qui a fait le plus gros travail de mémoire sur la Shoah, avec des initiatives mémorielles remarquables, mais malgré cela, marcher dans la rue, c’est ne jamais pouvoir s’ôter de l’esprit le fait que c’est ici qu’a été conçue la Shoah. Ainsi, alors que j’assiste, un soir, à l’Hôtel Kampinsky, au cocktail d’intronisation du nouvel ambassadeur de Russie en Allemagne, un journaliste me parle des synagogues à Berlin avant-guerre et me livre cet adage historico-architectural qui fait froid dans le dos : « Distrust the empty places ! », « Méfiez-vous des espaces vides ! La plupart du temps, ils révèlent l’emplacement d’une synagogue détruite… » De fait, il y a beaucoup d’espaces vides à Berlin, cette ville qui en 1932 comptait environ une centaine de synagogues et dans laquelle il n’en reste plus que cinq !
Ma dernière année, 2010-2011, se déroule en continu à Jérusalem. J’habite à Arnona, un quartier qui borde la route de Hébron filant vers le sud, à deux pas de la maison de Shmuel Agnon, petit bijou Bauhaus qui à son époque marquait les limites de la ville, face au désert. Mes deux institutions référentes y sont la Conservative Yeshivah et le prestigieux institut du Rav Adin Steinsalz, qui vient de nous quitter, et qui fut sans doute l’un des plus grands érudits des XX et XXIème siècle. Je ressens comme un privilège d’avoir pu parfois étudier directement auprès de lui. En dehors de son savoir encyclopédique et de la saveur unique de son enseignement, je n’oublierai jamais la manière dont il s’est adressé à notre petite promotion de futurs rabbins libéraux, à la fin de notre cursus, pour livrer ses ultimes recommandations ; saluons, au passage, sa totale liberté de pensée, car alors qu’il était l’objet d’intenses pressions de la part du milieu ultra-orthodoxe pour qu’il renonce à accueillir au sein de son Institut des élèves issus de séminaires libéraux, il les ignorait superbement, voué qu’il était à l’idée que la Torah s’enseigne à qui veut l’entendre, point. Comme, donc, nous l’interrogions, sur la manière dont, de retour dans nos pays respectifs, nous devrions gérer les difficiles relations entre sensibilités et institutions orthodoxe ou libérale, le Rav Steinsalz avait repoussé la question : « Fichez-vous de tout cela, avait-il répondu, ne vous préoccupez que d’une seule chose : Be a significant rabbi ! ».
En novembre 2011, je suis ordonné à Bamberg (Allemagne). Cette même année, je suis engagé au MJLF, aux côtés des rabbins Delphine Horvilleur et Steven Berkowitz.
Le mot rav, en hébreu (« rabbin »), signifie « beaucoup », « multiplicité », il évoque une dynamique de générosité, d’abondance, le fait que ce qui vous nourrit déborde, doit déborder. À l’heure où notre post-modernité s’adonne sans réserve aux experts, le rabbin se pose encore comme généraliste, un tenant des humanités au pays de l’intelligence artificielle. Osons : un modeste militant de l’IN, « l’intelligence naturelle ». Il est censé être un « moré dérekh », un enseignant, a minima un repère. Garant de la transmission et de la pertinence renouvelée des valeurs du judaïsme, le rabbin entretient la mémoire longue. Par des paroles et des actes, par l’étude, par le partage et l’écoute, il décompresse en langage contemporain les intuitions altières d’un temps prophétique. Il est là pour tendre à chacun le miroir des possibles, lui rappeler combien la valeur de sa vie est plus haute, plus riche, plus belle que ce que son égo en fait.
L’utopie rabbinique, celle qui anime les rabbins du Talmud, affirme que le progrès humain passe par le texte. La nouveauté absolue, à l’époque, consistait à poser que l’on n’étudiait pas la Torah pour acquérir un savoir, ni même la sagesse. Etudier n’était pas « accumuler des connaissances » en vue d’exercer une activité ou se prévaloir d’une expertise ; étudier, c’était se transformer. Ce que l’on travaille dans l’étude, c’est une « tournure de soi » qui donne accès au monde et aux autres. Qui forge une responsabilité de « mensch »³ : la dignité de l’homme qui aligne sa pensée, ses paroles et ses actes.
Au temps du Talmud, lors de la semikha (« l'ordination rabbinique »), le maître posait ses mains sur la tête du rabbin en devenir et prononçait la formule traditionnelle : « qu’il enseigne, qu’il enseigne ! Qu’il juge, qu’il juge ! ». Aujourd’hui, il est vrai, les fidèles ne viennent plus consulter le rabbin l’angoisse au ventre et l’œuf à la main, pour lui demander si l’œuf est casher. Les systèmes légaux des Etats modernes ont taillé de vastes croupières dans le domaine des prérogatives rabbiniques, mais les questions rituelles et éthiques ont conservé leur pertinence. Ce que veulent les fidèles aujourd’hui, c’est du sens. Un judaïsme dont les pratiques sont ancrées dans une signification et qui donne du sens à la vie. Ils recherchent une parole qui décode les vieux textes et les rites parfois brumeux. Qui parle à leur version de l’identité juive, identité non seulement « pour soi » mais utile à la cité. Identité non seulement héritière, mais contributive envers la société.
Je me sens porteur de la sensibilité libérale du judaïsme. Les religions sont souvent des forteresses qui laissent trop de monde à l’extérieur parce qu’elles sont devenues incapables de convaincre, ou simplement de trouver légitime de s’expliquer. Drapés dans les vertus de l’héritage, les religieux ont une fâcheuse tendance à « vendre » la tradition comme une recette pour l’immobilisme, plutôt que de chercher à la traduire en valeurs actuelles. En sa version paresseuse, le marketing de la « tradition » possède son solide slogan : « C’est ainsi depuis des siècles ».
L’ADN du judaïsme libéral, a contrario, provient de qu’il a dû « s’expliquer » avec la modernité. Le judaïsme libéral, de fait, est né d’une réaction face à la modernité.
Un adage affirme que le Shabbat a davantage préservé les Juifs que les Juifs n’ont préservé le Shabbat. Ce fut vrai dans le ghetto, jusqu’à la modernité. Le point de basculement, pour le judaïsme, intervient précisément quand le ghetto disparaît, quand la tradition se trouve (brusquement) plongée en situation comparatiste. En l’espace de quelques générations, l’ouverture des ghettos place l’individu juif en contact avec de nouveaux espaces civils qui fonctionnent selon des principes totalement différents de la communauté : espaces juridiques, culturels, scientifiques et artistiques promus par la pensée des XVIIe et XVIIIe siècle. On peut en résumer le fil directeur d’un trait : culte de l’individu et de son autonomie.
Cette mise en contact détruit le fondement sur lequel reposait la « kehilah », la communauté traditionnelle : le fait que le mode de vie juif, au quotidien, soit entièrement moulé dans le système de prescriptions de la Loi juive (la « halakhah »). Aucune comparaison avec le reste de la société n’étant possible, cette superposition avait été vécue comme naturelle, au point de n’être pas même interrogée. En permettant aux Juifs de tracer une trajectoire personnelle au sein de l’espace social, à l’égal de tout autre citoyen, en créant la possibilité d’un choix pour l’individu, la modernité a brusquement mis à « nu » le système de la Loi. Elle l’a déshabillé de son air de nécessité, de cette patine naturelle qu’avait prise au cours des siècles la conformité entre le mode de vie concret et le système halakhique.
Trois solutions se sont alors dessinées.
L’assimilation, tout d’abord : la non-solution par excellence. Fruit de l’exaspération, de l’oppression des siècles et du cri de Heine : « le judaïsme n'est pas une religion, c'est un malheur », elle a été, à l’époque, une solution pour beaucoup de Juifs. Une stratégie individuelle dont le rêve d’évitement, voire d’oubli identitaire, tragiquement, ne s’est pas même révélé efficace. L’histoire allemande s’est chargée de rappeler combien la « symbiose judéo-allemande », appelée de ses vœux par les meilleurs de ses fils se rêvant pleinement intégrés, n’a rien pesé devant l’antisémitisme, débusqueur obsessionnel de Juifs, version raciale.
La deuxième solution : l’orthodoxie, dont l’option stratégique a été de maintenir que l’équation millénaire entre mode de vie et halakhah était toujours la bonne, et la seule que puisse connaître le judaïsme. C’est une option respectable, mais elle implique un certain séparatisme social, peu compatible avec une ouverture aux enjeux de la société. Comme aimait à le dire le Hatam Sofer (1762-1839), grand rabbin orthodoxe de l’époque, s’il existe une contradiction entre le judaïsme et la réalité, c’est à la réalité de s’adapter…
Le judaïsme réformé, enfin, est cette tendance qui a pris le parti de faire face à la modernité. En ses débuts, de pragmatiques fidèles, loin d’être tous érudits, ont simplement souhaité faire évoluer les formes du culte, la liturgie et le décorum de la synagogue. Désir de retrouver le « Zeitgeist », « l’air du temps » et les normes esthétiques rencontrées « à l’extérieur », dans leur vie de citoyen. La Réforme en tant que programme a dû attendre les années trente du XIXe siècle, en particulier la pensée érudite du rabbin Abraham Geiger (1810-1874), avant de proposer une position idéologique claire, pleinement constitutive du judaïsme réformé.
Son influence s’exprime par deux idées-clés. Grâce à ses travaux scientifiques sur le Talmud, il démontre tout d’abord que chaque époque du judaïsme n’est pas le simple prolongement des époques antérieures, mais exprime son propre agenda intellectuel. Il en vient alors à concevoir la Loi juive (la halakha), non comme un glacis immuable donné une fois pour toute au Mont Sinaï, mais comme une œuvre en constante évolution, fruit d’une incessante créativité tout au long de l’histoire juive. Autrement dit, le véritable héritage de la tradition n’est pas le conservatisme, mais l’évolution permanente. Parvenu à ce stade, Geiger pousse alors la logique du raisonnement à son terme. Si les textes traditionnels constituent, à chaque époque, des formes-témoin de l’évolution historique, alors la Réforme, qui introduit les changements nécessaires à l’expression de son époque, la modernité, n’est pas une rupture mais la continuation logique de ce processus. Fort de l’idée d’une créativité inhérente à la Loi juive, son coup de génie tient donc à sa vision de la Réforme non comme rupture, mais comme la continuation authentique, légitime, de la tradition.
Au milieu du XIXe siècle, après les travaux fondateurs de Geiger, les trois conférences rabbiniques de Brunswick (1844), de Francfort (1845) et de Breslau (1846) viennent structurer les idées et le programme de la Réforme. C’est d’ailleurs seulement après l’opposition de certains rabbins aux évolutions proposées que naîtra un camp de la « Réforme » et un camp de « l’orthodoxie », et que le judaïsme prend le caractère « dénominationnel » qu’il a encore de nos jours. Fait majeur, le judaïsme réformé s’exporte vers 1850 aux Etats-Unis où il devient d’emblée majoritaire. Aujourd’hui, fort de ses 1200 communautés et d’environ 1,5 millions de membres affiliés, le judaïsme américain apporte un poids, une inspiration et une « portance » décisive à toutes les communautés libérales dans le monde, y compris dans les pays où elles ne sont pas majoritaires, comme en France.
La France est à cet égard un exemple intéressant. En termes d’affiliation communautaire, la sensibilité traditionaliste représente une majorité. Cependant, les deux-tiers des Français Juifs, alors même qu’ils se tiennent éloignés de l’institution synagogale, ne la fréquentant que très épisodiquement, voire jamais, demeurent profondément ancrés dans l’une des innombrables formes de la culture et de l’identité juives, et reconnaissent, dans le judaïsme libéral, une forme religieuse en consonance avec leurs valeurs.
A vrai dire, la raison d’être du judaïsme libéral, celle qui lui donne sa pertinence aujourd’hui, peut être saisie en rappelant sa trajectoire et les options essentielles prises à sa naissance : reconnaître la modernité comme une situation sans précédent pour la tradition ; comprendre que le judaïsme ne peut rester en l’état s’il veut survivre ; en déduire la nécessaire évolution de la Loi juive ; avoir le courage d’introduire de telles évolutions. L’érudition ayant montré que l’évolution avait été la loi la plus constante du judaïsme, le judaïsme libéral a ainsi pu se concevoir, y compris dans ses innovations, comme l’héritier du judaïsme prophétique et rabbinique, et arguer de sa pertinence.
Cette pertinence touche en particulier à deux sujets sensibles.
La reconnaissance de la judéité par le père, tout d’abord. Là où le judaïsme ne reconnaît que deux manière d’être Juif : par la mère ou par conversion, le judaïsme libéral y ajoute une possible filiation paternelle – ce qui correspond au vécu de nombreux enfants Juifs – moyennant un certain nombre d’actes de confirmation. Peu de gens le savent aujourd’hui, mais le Consistoire avait, dès 1856, discuté de cette question de la reconnaissance de la judéité par le père, qui ne doit qu’à des circonstances totalement étrangères au débat de ne pas avoir été adoptée. On mesurera l’évolution du baromètre consistorial en rappelant qu’aujourd’hui ce point est un brûlot de discorde entre mouvements libéraux (qui reconnaissent une telle filiation) et le Consistoire.
Le deuxième sujet est l’égalité homme-femme. Le judaïsme, c’est un fait, a considéré au cours de son histoire que la pratique féminine devait faire exception aux normes de la loi juive dans quelques domaines, et à ce titre, a organisé son exemption de certaines parties de la vie religieuse. La sociologie des communautés religieuses s’étant chargée, au cours des siècles, de transformer cette exemption en interdiction, c’est cette approche qui, malgré des évolutions récentes, s’applique toujours dans les communautés traditionnelles. Assez tôt dans son histoire, le mouvement réformé a récusé cette différentiation du statut de la femme pour, dès les conférences rabbiniques de la mi- XIXème siècle, énoncer la fin de toute disposition inégalitaire. Qu’il s’agisse de l’égalité d’observance entre hommes et femmes vis-à-vis des commandements, de l’égal accès à l’étude des textes de la tradition par les jeunes garçons ou les jeunes filles, de l’emplacement de la prière dans la synagogue, ou de la possibilité d’accéder à une position d’autorité y compris de devenir rabbin, l’égalité a été instaurée en tous les domaines de la vie religieuse et se pratique aujourd’hui de manière concrète et entière dans toutes les synagogues libérales du monde.
En fin de compte, la Réforme, devenue aujourd’hui le « judaïsme libéral », s’est construite comme une réaction face à la modernité dont l’intuition directrice se résume ainsi : pour faire vivre « l’Alliance éternelle », pour continuer de parler aux Juifs de chaque génération et maintenir sa pertinence, le judaïsme doit offrir un standard culturel de même niveau et en continuité avec la société. Ce thème de la continuité d’expérience entre ce que l’on vit « en société » et « en communauté », en particulier l’égalité hommes / femmes, conserve toute son actualité, et l’osmose, à son tour, sa puissance de levier : car il s’agit d’introduire de la modernité dans le judaïsme, pour placer le judaïsme au cœur de la société.
¹ Avec Colette Kessler et Roger Benarrosh, Daniel Farhi a fondé le MJLF en 1977, dont il a été le premier rabbin.
² Première femme rabbin de France, elle exerce au MJLF avant de fonder la CJL (Communauté Juive Libérale) en 1991.
³ En yiddish, « l’homme » au sens plein.
► Directeur de collection
► Ouvrages collectifs
► Traductions (de l’hébreu)
1 / Qui êtes-vous ? Quelques mots sur votre parcours
Je suis né en 1962, année erratique ( 😊)… Je suis rabbin, à Paris, d’une communauté juive de sensibilité libérale (Judaïsme en Mouvement), fondateur et Président de l’association les « Voix de la Paix », qui met en dialogue les convictions aussi bien religieuses que non religieuses dans le cadre républicain. J’ai co-traduit deux ouvrages de Yeshayahu Leibowitz, Corps et Esprit, le problème psycho-physique (Cerf, 2010), et Les fondements du judaïsme. Conversations sur les « Pirquey Avot » (« Maximes des pères ») et sur Maïmonide (Cerf, 2007). Je suis l’auteur de Eloge de la Loi (Editions du Cerf, 2018), de Heureux comme un juif en France ? Réflexions d’un rabbin engagé (Tallandier, 2021). Je viens de publier Courage, Croyons ! Pour en finir avec les clichés anti-religieux (Desclée de Brouwer, 2022).
2 / Trois dates qui ont provoqué votre déclic climatique
La canicule de l’été 1976. J’étais adolescent, en colonie de vacances, en Bretagne, et j’y avais vu, dans les champs, des vaches mortes desséchées... Juin 2022 : organisateur d’un voyage en Israël et dans les Territoires palestiniens, j’ai emmené mon groupe dans la vallée du Jourdain, sur un site mondialement connu : le lieu où Jésus a été baptisé. Le Jourdain ? Une centaine de mètres de large d’une eau vigoureuse il y a quelques années, aujourd’hui un petit filet jaunasse et crasseux… Dernière date : cet été. Les news, tout autour du globe, avec une intensité de catastrophes traumatisante.
3 / Les trois romans, essais, bd, film, série, documentaires… qui vous ont retourné
► Hemingway, Paris est une fête. Et son titre anglais incroyable, A Moveable Feast (« Une Fête mobile ») ! Je ne peux m’empêcher de penser à ce livre quand je vais du côté de Montparnasse. Une strate fondamentale de mon amour pour Paris.
► Ludwig Wittgenstein, De la certitude. Pour ceux qui se demandent si le monde existe ! Eh bien avec Wittgenstein, ça vaut le coup…
► Allez, un film, quand-même : The Chase (la Poursuite impitoyable), d’Arthur Penn (avec Marlon Brando, Robert Redford, Jane Fonda, Robert Duvall et Angie Dickinson – vous avez déjà vu un casting pareil ?). La montée collective de la haine dans un petit village du Texas. D’une logique terrifiante.
4 / L’engagement que vous avez réussi à tenir…
Globalement, l’éducation de mes enfants. Pas du tout celle que j’avais imaginée, mais au-delà d’un complexe imbroglio de contrôle et de non-contrôle, les voir développer leur vie, autonome, avec leurs propres critères, est une source de fierté immense. Mais peut-être y suis-je pour moins que ce que je pense ! - 😊
5 / La résolution que vous avez du mal à mettre en place (mais vous ne désespérez pas)
Être bref.
6 / Vos trois secrets pour soigner votre solastalgie ?
Je ne connaissais pas ce mot avant votre questionnaire… Confirmation : je ne partage en rien cette « forme de souffrance et de détresse psychique ou existentielle causée par les changements environnementaux » (définition !)… La vigilance vis-à-vis de notre monde, la conscience des dangers implique-t-elle que l’on doive de surcroît somatiser à leur sujet ? A priori, cela ne nous prépare pas de manière idéale à œuvrer à des solutions… Je suis frappé, lorsque j’écoute la jeune génération, de constater combien la préoccupation envers le climat tourne à l’obsession, devient une quasi-religion, et en vient à éclipser toute forme de dimension « politique », comme si la terre était plus importante que les hommes… Ce sont les deux, mon général !
7 / La solution ou la personnalité qui vous a le plus inspirée…
Churchill, d’une manière générale, demeure impressionnant par sa stature d’homme d’état et par une capacité qui semble totalement faire défaut à nos hommes politiques actuels : la vision. Mais je réponds aussi Churchill, parce que j’ai envie de partager avec vous les cinq conseils qui selon lui sont utiles dans la vie, et qu’un post récent de Philippe Labro a intelligemment fait circuler : 1/ toujours viser plus haut ; 2/ rien ne remplace le travail ; 3/ ne jamais céder à la déception ; 4/ s’éloigner autant que possible de la méchanceté ; 5/ toujours privilégier la joie. Synthétique, percutant et pertinent, non ?
8 / Vos raisons d’espérer ?
Désespérer est toujours possible, mais c’est aussi un luxe. Et la meilleure garantie de ne rien faire. Face aux urgences, ne plus avoir le choix : voilà, finalement, notre espoir !
9 / Vos projets pour ces prochaines années
Ecrire un certain nombre de livres que j’estime nécessaires. Garder un lien fort avec mes enfants et transmettre à mes petits-enfants. Aimer et choyer la femme que j’aime. Et quand je serai grand, gagner un peu de sagesse…
10 / Si vous deviez résumer votre raison d’être…
Elle provient d’une phrase de la tradition juive, qui célèbre la vie pas seulement comme une source de bien-être, mais aussi comme une responsabilité : « Là où il n’y a pas d’homme, efforce-toi d’être un homme » (Talmud, « Traité des principes » 2 :6).
En octobre 2024, Gerard Clech (Kleczewski) est venu m’interviewer pour figurer en invité de son blog « Le bonheur c’est les autres ». Résultat : plus qu’une interview, un véritable dialogue, et une quasi-confession sur les choses de ma vie, mes croyances, mes espérances, et ma perception du bonheur (à la fois horizon, et question de responsabilité…) !