Avec Abraham commence une nouvelle histoire de l’humanité. Pas seulement une histoire au sens événementiel – relatée par la Bible sur pas moins de quatre parashiyot. Ce qu’Abraham fonde, c’est une nouvelle voie pour l’humanité ; et même, un type nouveau d’humanité.
Les commentateurs évoquent en général trois dimensions pour rendre compte de la révolution initiée par Abraham.
Abraham, c’est tout d’abord la voie de la bénédiction. Ve-heyeh berakha, « et tu seras un type de bénédiction » enseigne le verset Gen. 12, 2. Abraham, c’est l’homme qui a le mérite de percevoir, dans un monde détruit, après le déluge, qu'il reste un désir de Dieu pour poursuivre l’histoire humaine, et que l’écoute de sa parole équivaut à un potentiel de croissance. C’est cela la bénédiction. Choisir cette voie invisible, celle de la dimension morale, par opposition à Nimrod, cette voie de la croissance possible qui lui permet d’entendre ce Lekh lekha, ce « va pour toi » qui inaugure notre parashah.
Abraham, c’est aussi l’homme de la emunah, l’homme de la « foi ».
Le « Lekh lekha » inaugure en effet un type de rapport nouveau entre l’homme et le monde. Etre capable de percevoir la voix divine, un simple appel, qui ne fournit aucune preuve, et accepter de se mettre en mouvement, de mettre sa vie en dépendance de cet appel, sans garantie. Telle est la situation humaine nouvelle inventée par Abraham : la position du croyant, celle de la confiance.
Chose remarquable : croire en Dieu, pour Abraham, n’est pas un article de foi, ce n’est pas croire en un objet extérieur que l’on appellerait Dieu, mais comme le souligne Léon Ashkénazi dit manitou, une manière de se connaître soi-même. Le Lekh lekha signifie en effet se trouver soi-même -- en présence de Dieu. Ceci aussi est nouveau.
On connaît, enfin, Abraham ha-ivri, Abraham, le premier à gagner le qualificatif « d’hébreu » -- qui veut dire le « passage », et à poser ainsi la première pierre vers la formation d’une identité juive.
Tout ceci marque les grandes perspectives ouvertes par Abraham dans ce Moyen-Orient jusqu’ici dévolu à la force, la prédation généralisée et à l’idolâtrie, mais l’une des dimensions que j’aimerais évoquer avec vous ce soir, c’est la façon dont Abraham se sert du langage.
A partir du moment où Dieu crée le monde à partir d’un acte de parole, en effet, c’est peu de dire que le langage est appelé à un rôle central dans l’existence de l’homme. Bien davantage qu’un outil de communication, la parole constitue pour la tradition la dimension-même du devenir de l’homme en tant qu’être moral et le lieu de son effort de connaissance vers Dieu. Si Dieu nous fait cadeau de son souffle, le souffle du langage, rien de plus difficile, cependant, que d’en user dignement. La Genèse ne manque pas, lors de ses premiers chapitres, de nous décrire les ratages successifs de l’homme avec le langage.
Souvenons-nous : au Jardin d’Eden, à aucun moment Adam et Eve ne se parlent directement. Lorsque Dieu demande à Adam ce qui s’est passé, celui-ci se défausse sur Eve, à la troisième personne, alors même qu’elle se tient devant lui ; « la femme que tu m’as donnée, c’est elle qui m’a donné du fruit de l’arbre », se justifie-t-il. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Adam et Eve utilisent bel et bien le langage, mais comme pour se désigner comme des objets extérieurs. Ils n’ont toujours pas compris que le langage était un moyen de conférer à l’autre une dignité d’interlocuteur.
Quelques versets plus tard intervient le raté de la rencontre entre Abel et Caïn. « Caïn dit à Abel », commence la Bible en Gen. 4, 6, et le verset s’arrête brusquement, de façon totalement a-grammaticale ; jamais nous ne connaîtrons la teneur de ce dialogue avorté, sans doute parce que de dialogue il n’y eut pas ; à peine huit mots plus loin, Caïn assassine Abel. Drame, meurtre de la non parole. Après le couple homme – femme, le premier couple de frères manque totalement son entrée dans le langage….
Suit Noé, le docile, l’obéissant Noé… Ô certes il n’a pas son pareil pour faire entrer les animaux dans l’arche, en couple, de façon bien ordonnée, mais de sa voix nous n’aurons aucune nouvelle, comme l’ont souligné les commentateurs, car il restera muet tout au long de sa parashah. Nous le quittons lorsqu’il sort de l’arche et avant qu’il ne s’enivre…
Survient enfin, lors de l’épisode de Babel, la parole collective, la langue unique pour un peuple unique, dont on sait qu’elle vire immédiatement à l’idolâtrie et au totalitarisme.
Les hommes, cette fois-ci, en font trop. « Naasseh lanu shem », proclament-ils, « Faisons-nous un nom ! ». Ivres du pouvoir de nommer toute chose, ils poussent l’avantage jusqu’à se forger un nom et se l’appliquer à eux-mêmes. Dieu descend alors vers les hommes pour leur suggérer que le langage a des limites ; il disperse l’humanité, et divise le langage en soixante-dix langues. La leçon est belle : que les hommes consacrent leur énergie à se traduire les uns les autres, plutôt que d’empiler, en une spirale où l’arrogance le dispute à la folie, les mots comme des briques !
Alors vient Abraham ; il vient en fait réparer dix générations de misère du langage. Il fait de sa parole non une excuse, ni un outil ni une arme, mais un canal pour la bénédiction. Créateur d’un nouveau type d’humanité, le langage ne reste pas chez lui un à-côté de son projet ; il le place au contraire au service de sa mission spirituelle.
Tout commence, nous l’avons dit, par le Lekh lekha, dont l’aspect fondateur tient au rapport nouveau instauré entre parole et action. « Je suis une force qui va ! », clamait Victor Hugo. Mais la vie, pour Abraham, n’est pas l’implacable déroulé de ses pulsions et de ses volitions, c’est avant tout le service d’une parole et d’une vision. C’est sur cette base qu’Abraham va décliner dans notre parashah les infinies possibilités de ce langage serviteur. Evoquons ce soir deux d’entre elles, deux postures qui nous montrent comment Abraham libère cette parole humaine qui n’a pas encore su prendre son envol.
Première posture : cette expression, qui revient mainte fois chez Abraham, « hineni », « me voici ». Elle paraît bien anodine, mais cette déclaration de présence, cette simple conjugaison du langage avec un « je », la position d’un sujet en réponse à l’appel divin, personne n’y avait songé auparavant. Avant, les hommes parlaient à la troisième personne, ils se désignaient comme des objets, y compris eux-mêmes. Cette façon nouvelle de se poser devant Dieu, ce hineni va constituer le socle sur lequel Abraham va bâtir tout le reste, le registre complet des attitudes humaines vis-à-vis de Dieu.
Ainsi, lorsque Dieu l’informe de sa volonté de détruire Sodome et Gomorrhe, Abraham, tout à l’audace de ce « je » désormais grandi des ambitions du langage, s’adresse à Dieu : « J’ai entrepris de parler à mon souverain, moi poussière et cendre (« hiné na hoalti lédabèr el adonaï vé-anokhi afar va-éfèr »).
La parole, ici, n’est plus seulement réponse ; elle est à la source même de l’initiative : « hiné na hoalti lédabèr », « j’ai entrepris de parler ». Même si elle s’accompagne d’une conscience de sa petitesse, « afar va-éfèr », « poussière et cendre », c’est précisément la parole qui permet de dépasser cette insignifiante position et de tutoyer Dieu. Si nous tutoyons Dieu, aujourd’hui, dans nos bénédictions, c’est grâce à Abraham.
Cette nouvelle conception du langage, à la fois réponse et initiative, marque une rupture avec la seule obéissance. Noé avait obéi sans dire un mot, mais grâce à Abraham, le langage permet de dépasser la situation d’une divinité donneuse d’ordre, le choix binaire de l’obéissance ou de la rébellion. Il installe Dieu comme une présence familière, un partenaire au cœur de la conscience humaine.
Un partenaire, et même un défi ! Comme au verset Gen. 18, 25, où Abraham interroge : « Ha-shofète kol ha-arèts lo yaʻassé mishpate ? » -- « Celui qui juge toute la terre serait-il un juge injuste ? » Les juristes parlent ici de l’invention du droit naturel. La leçon, pour le croyant, est que le dialogue avec Dieu sert désormais aussi à fonder des normes pour la conduite humaine. Abraham est ni plus ni moins l’auteur de cette révolution, du lien fécond entre sphère divine et sphère humaine.
Lekh-lekha, « Va pour toi ! », cet appel s’adresse toujours à nous aujourd’hui. Il nous invite à nous placer dans l’héritage d’Abraham : invitation au voyage ! Sans lui, la foi serait réduite à une comédie de l’obéissance. Grâce à lui, à la voie créative du langage qu’il nous a tracé, la foi, la confiance et le bonheur d’être un sujet responsable font battre la voix de Dieu au coeur de l’homme.
Shabbat shalom !
Vendredi 27 octobre 2017