COMMENTAIRES DE LA TORAH

Avec ceux qui ne sont pas encore présents 

Il est un verset, au début de notre Paracha, qui nous va droit au cœur : « Seulement, prends garde et veille sur ton âme pour ne pas oublier les choses que tes yeux ont vues, et qu’elles ne s’écartent pas de ton cœur, aucun jour de ta vie ! Fais-les connaître à tes enfants et aux enfants de tes enfants » (4,9).

Vision saisissante ! La Torah, qui se réfère ici à la Révélation du Mont Sinaï, remonte en un puissant raccourci le cours des générations, pour venir directement jusqu’à nous… C’est cette même émotion, par exemple, lorsqu’ entrant dans telle antique yeshiva à Jérusalem, ces hommes et ces livres, ces paires de Talmideï Hakham, et cette vieille armoire de guingois croulant sous les Talmuds nous font l’effet d’être là, semblables, depuis des millénaires.…

Oui, le judaïsme est la transmission de cette chose vue et vécue au Sinaï, il y a plus de trois mille ans, et nous en sommes aujourd’hui les récipiendaires. Notre foi est avant tout une gigantesque entreprise de témoignage, et si le judaïsme s’appuie sur l’histoire, c’est que nos moments forts, avant d’offrir matière à extrapolation spirituelle, ont appartenu à l’histoire des hommes…

La paracha, plus loin, confirme cette valeur historique de la Loi. Versets 6,20 et 21 : “Quand ton fils te demandera demain : «Que signifient les témoignages, les décrets, les règles que nous a ordonnés le Seigneur notre Dieu ?», tu répondras à ton fils : «nous étions esclaves de pharaon en Egypte et le Seigneur nous a tiré d’une main puissante».” 

Mais n’y aurait-il que cela ?

Cette transmission des générations, cette force linéaire, pour impressionnante qu’elle soit, ne va pas sans questions. Comment ne pas imaginer, par exemple, même avec des procédures d’enseignements aussi rigoureuses que possible, que cette parole ne s’épuise ? Que le long de la chaîne, son message ne s’affaiblisse, à la manière d’un son, petit à petit absorbé par l’atmosphère des siècles…

Sans doute, si le judaïsme n’était qu’histoire, cela se serait-il produit… Mais la paracha nous donne de l’événement du Sinaï une autre ouverture :

« Ce n’est pas avec nos frères seulement que le Seigneur a conclu cette alliance, mais avec nous-mêmes, nous qui sommes ici, aujourd’hui, tous vivants » (5,3).

Comment donc est-ce possible ? Comment un événement, au delà de ses conséquences, trouve-t-il sa portée dans des temps qui dépassent ceux qui les vivent ? “Parce qu’il a aimé tes pères, il a choisi leur alliance après eux”, comme le proclame le verset 4,37 ?  

Cette vision tout à fait originale de l’histoire ne se conçoit qu’en revenant à l’alliance…

Nous l’avons vu, sa première dimension est le témoignage. Souvenir de l’événement vécu, concrétisé par les “Louhot ha Edout”, les tables du témoignage. 

Mais l’alliance est aussi la perception, la conscience d’un paradoxe. “… aujourd’hui nous avons vu que Dieu parle à l’homme et que celui-ci vit” (5,21).

Cette conscience, d’ailleurs, effraie le peuple : “Mais maintenant, pourquoi devrions nous périr, dévorés par ce grand feu. Car si nous continuons à écouter encore à écouter ainsi la voix de Dieu, nous mourrons” (5,22). Aussi propose-t-il la chose suivante à Moïse : “ Toi, approche, écoute tout ce que dira le Seigneur notre Dieu et toi, tu nous rapporteras tout ce que le Seigneur notre Dieu t’aura dit ; nous l’écouterons et nous l’exécuterons” (5,24).

Il ressort de ces passages que le peuple a su tirer de sa peur une leçon. Comme si, aussitôt après le surnaturel de l’événement, il avait perçu que l’essentiel n’était pas là.  Passé le stade du miracle, nécessaire pour forcer la reconnaissance (4,35 : “A toi, il t’a été donné de le voir pour que tu reconnaisses que le Seigneur est Dieu…” -- Adonaï Hou Haelohim), il lui fallait un décalage, un enseignement rapporté. Prescience de l’étude, de la nécessité de la Torah orale… 

Dieu donne immédiatement son aval :  “… j’ai entendu le bruit des paroles que ce peuple t’a adressées : tout ce qu’ils ont dit est bien” (5,25).

Ainsi, la tradition doit prendre le relais d’un simple vécu transmis. Elie Munk cite à ce sujet le Zohar : “ Il t’a été donné de voir ces miracles pour que tu reconnaisses la vérité du Seigneur : désormais la conviction par tes propres yeux n’est plus nécessaire, et tu croiras en Dieu par le chemin de la foi juive, Emouna, et la tradition : Shema”.

 La tradition, loin d’être crispée sur l’événement, ne peut être qu’évolutive. Et la Torah montre l’exemple : notre paracha est la réécriture d’un événement déjà narré avec d’autres mots !

Mais nous poserons alors une question.  La vie juive est essentiellement rythmée de fêtes historiques ; pourquoi continuer à fêter l’événement, si  l’enseignement qui en est issu en constitue l’essentiel ? Puisque c’est celui-ci qui est désormais notre lot commun ? 

Abraham Heschel nous donne une réponse : “ La vérité n’est pas hors du temps et détachée du monde, c’est une forme de vie impliquée dans tous les actes de Dieu et de l’homme… Le judaïsme exige l’acceptation de certaines idées… mais il exige de la même façon la fidélité à des moments décisifs. Idées et événements sont inséparables les unes des autres. L’esprit se manifeste à travers la présence de Dieu dans l’histoire… “ (Dieu en quête de l’homme, p 215).

Une voix, nous dit le Midrash, sort tous les jours du Mont Sinaï. Mais c’est notre fidélité d’aujourd’hui qui lui assure son écho ; Dieu a besoin de nous… Nitsavim reprendra ce message : “Mais ce n’est pas avec vous seulement que je contracte cette alliance et ce pacte, c’est avec celui qui se tient aujourd’hui avec nous devant le Seigneur notre Dieu, comme avec celui qui n’est pas présent parmi nous aujourd’hui” (29,13 et 14). 

Si la Révélation appartient bel et bien au passé, ce passé, lui, continue de dépendre de nous : de même que Dieu est un, l’histoire est une…

Janvier 1999

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