Pour connaître Dieu
Il semble que toutes les grandes notions, les plus fondamentales, se soient données rendez-vous dans notre double paracha de cette semaine. Ahareï Mot nous décrit en détail le rite sacrificiel de Kippour, le jour le plus saint de l’année liturgique ; quant à la paracha Qedoshim, elle était déjà considérée par les sages du Talmud comme « renfermant l’essentiel de la Torah ». On y rencontre pas moins de cinquante-trois commandements, la vie et la mort, le principe vital représenté par le sang, l’âme, le sacrifice, l’expiation, et jusqu’à ce précepte considéré par Hillel comme la pierre d’angle de toute la tradition, « tu aimeras ton prochain comme toi même ».
Bref, nous sommes là en présence d’une grandiose pyramide de notions profondes et graves dont le programme est la connaissance de Dieu, et dont l’étiquette générale est la Qedoucha, la sainteté.
Sainteté : un commandement à hauts risques
Mais que signifie exactement Qedousha, sainteté, ou Qodech, saint ?
La comparaison entre les premiers versets de chacune de nos paracha semble, à ce sujet, totalement contradictoire :
Qedoshim Tihiyou Ki Qadosh ani, « Soyez saint car je suis saint, moi l’éternel votre Dieu. » nous dit-on aux premiers versets de Qedoshim.
Puis, au début de Ahareï Mot : « Parle à Aaron ton frère qu’il ne peut entrer à tout heure dans le Qodesh, le sanctuaire… s’il ne veut encourir la mort. »
Entre l’impératif de sainteté et le conseil à Aaron (dont les fils, rappelons-le, furent frappés de mort alors qu’ils officiaient dans le Qodesh haQodashim, le saint des saints), il y a là de quoi s’étonner.
Certes, les commentaires sont prolixes sur la faute qu’auraient commis les fils d’Aaron : avoir offert un « feu étranger », être entré dans le sanctuaire en état d’ébriété, avoir enseigné une loi dans un lieu qui n’était pas destiné à l’étude, et bien d’autres chefs de culpabilité, mais coupons court : la sentence paraît disproportionnée. Même en admettant quelque défaut technique dans le service divin, les fils d’Aaron ne faisaient-ils pas autre chose que souscrire à ce noble idéal de la sainteté de tout leur cœur ?
La seule leçon apparente, incompréhensible ou à tout le moins peu précise, serait celle-ci : entre l’injonction générale, « soyez saint », et l’application au quotidien, « tu n’entreras pas à tout heure », le « dosage » est subtil… et risqué !
La sainteté est-elle réaliste ?
Mais alors, que signifie « Soyez saints car je suis saint » ? Est-ce là ce que les théologiens nomment imitatio dei ? Cela revient-il dire qu’il faut imiter Dieu ?
Au Gan Eden, nous dit-on, Dieu a créé l’homme « à son image ». Si l’on prend au sérieux cette affirmation, nous serions donc prédisposés à cette imitation. Rien ne serait plus facile pour nous, dans notre constitution même d’être humain, d’observer cette injonction « soyez saint car je suis saint ». Mais comment comprendre alors que des limites soient imposées à cette nature, au point de mourir si nous les enfreignons ?
Peut--être nous faut-il justement revenir à ce récit du Gan Eden pour saisir en quoi cette image de Dieu que nous sommes, et les actes qu’Adam et Eve y accomplissent déterminent finalement, pour nous, la possibilité d’un rapport réaliste à la sainteté.
L’homme mieux que « parfait » : perfectible
Ecartons tout d’abord l’explication commode du péché.
Maïmonide, dans le Guide des Egarés, ironise beaucoup sur la transgression qu’Adam aurait commise. Comment comprendre, dit-il, une faute où l’homme acquiert en fin de compte la connaissance, devient conscient du bien et du mal, une bien étrange punition, en effet, qui signe rien moins que l’éveil de l’intelligence de l’homme !
Peut-être nous faut-il comprendre alors que cette idéal de sainteté, fondé sur la séparation, découle simplement de notre situation existentielle elle-même : l’homme, au Gan Eden, devient une créature séparée.
C’est cette ligne d’explication que retient l’un des grands maîtres du 16ème siècle, le Maharal de Prague. Au Gan Eden, nous dit-il, l’homme devient un être causal. Auparavant, il était comme l’ange. Totalement immergé dans la volonté de Dieu, il n’était à l’initiative de rien, et rien ne pouvait naître de ce qu’il faisait. Son comportement n’était qu’une nature, confondue en Dieu, sans volonté, et sans effet sur la réalité.
Quelques fruits défendus plus tard, cette harmonie infinie, parfaite mais lénifiante, totale mais sans relief, s’effondre. La transgression d’Adam scinde sa nature de son comportement, Adam devient Mefaresh, séparé de Dieu.
Cet état de fait a plusieurs conséquences.
Tout d’abord, l’homme ne baigne plus dans LA vérité, il a désormais une vérité partielle, mais la contrepartie est positive : là où il n’était qu’un reflet de Dieu sans autonomie, il a désormais quelque chose à dire et à faire dans le monde. Sa condition humaine passe désormais par le prisme de la compréhension et de la Mitsvah, il est désormais mûr pour le Naassé Venichma… La dimension des actes et de la conscience mesurée, celle de l’effort conscient… et du mérite.
Autre conséquence, la condition humaine va se déployer désormais dans le temps, parce que le temps est justement ce délai, cette marge donnée à l’homme pour acquérir ce mérite, ce surplus d’humanité. Grâce au temps, l’homme n’est plus parfait, il est bien davantage : perfectible.
L’une des conclusions les plus significatives de tout cet épisode du Gan Eden est sans doute que Dieu vient sanctionner cette séparation de l’homme par l’attribution d’une peau. Arraché au « bain total de Dieu », Adam reçoit une enveloppe corporelle qui consacre son autonomie, mais signifie aussi un écran entre l’âme et sa source, entre Dieu et l’homme, et entre l’homme et les autres hommes.
Séparés, pour mieux se lier
Nous pouvons maintenant revenir à notre Paracha, et sans doute y voir un peu plus de logique entre cette peau, parfait symbole de la condition séparée de l’homme, et ces descriptions abondantes, dans notre Sidra, sur les habits du grand prêtre, ou encore, dans toute la deuxième partie, sur les interdictions de dévoiler la nudité.
Ce que nous enseignent ces descriptions, c’est que la sainteté n’est ni la fusion (les fils d’Aaron s’y sont brûlés), ni la pure nudité de l’intention. La sainteté exige un homme habillé, un homme qui prend en compte les temps et les lieux de la dimension sociale, l’espace, les moments limités, le lin et les animaux, en d’autres termes : un homme dont le service divin ne peut être animé qu’à travers le respect des objets très matériels de notre monde.
La sainteté, c’est donc la soif de l’âme vers sa source, mais sans rien brader de notre condition humaine, et surtout, sans négliger les autres hommes. Rentrer à tout moment dans le sanctuaire, ainsi, n’est certainement pas le meilleur gage de la sainteté, et c’est sans doute la raison pour laquelle nous trouvons, au cœur de notre paracha, dans un foisonnement de commandements solennels, ce fameux « tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
C’est sans doute aussi la leçon profonde de l’institution du Minyan, ces dix hommes et femmes sans lesquels la Qedoushah, la sainteté, ne serait qu’une spiritualité égoïste : pour se rapprocher de Dieu, il faut d’abord se rapprocher entre êtres humains.
Vendredi 4 mai 2011