La partie centrale de la Torah, notamment le livre entier de VAYIQRA, nous parle des lois transmises par Dieu à Moïse. Cette transmission, dialogue sans défaut, sans distorsion, demeure pour la Tradition l’exemple du plus haut niveau de communication possible avec Dieu, pas même égalé par les prophètes. La Torah, cependant, toujours soucieuse d’application pratique, vient par la suite se replacer à notre niveau, pour nous enseigner le discernement face à la puissance du langage ; elle le fait par l’exposé d’une impressionnante série de conflits ou de problèmes liés, précisément, à la transmission de la parole.
Ainsi voit-on la médisance de Myriam dans BEHA’ALOTEKHA. Le faux témoignage des « espions » envoyés en Eretz Israël, dans CHELA’H-LEKHA. KORAH nous montre la parole contestataire, faussée par l’appétit de pouvoir. HOUKAT ? C’est la parole de mauvaise foi, le procès d’intention fait à Moïse et Aaron par les Bneï Israël ; et aux eaux de Mériba, le baton qui frappe le rocher, le déni de parole, qui vaudra à Moïse de se voir exclue l’entrée en terre promise. C’est dans cette perspective que la paracha BALAK nous fait part d’un raté encore plus spectaculaire : une malédiction qui se retourne en bénédiction, un personnage qui dit l’inverse de ce qu’il veut dire !
Nous nous proposons d’étudier plus précisément comment cette paracha BALAK met en scène deux conceptions de la parole. Chacune est centrée sur l’un des personnages principaux : Balak et Bil’am.
Le roi moabite Balak, lui, est le commanditaire des malédictions. Il a fixé au départ le résultat à atteindre (maudire Israël), il choisit l’heure, le lieu : il croit que sa mise en scène va influer sur le résultat. Dans son système de pensée, la parole n’est qu’une formalité, un élément matériel de la situation, au même titre que le décor. Sans doute attribue-t-il au langage quelque pouvoir magique, mais il n’implique pas vraiment sa personne (il fait d’ailleurs appel à un tiers, à un « professionnel »), il est avant tout conditionnée par l’objectif à atteindre.
Le texte de la Torah démonte d’ailleurs merveilleusement ce mécanisme. Le succès de la parole selon Balak est conditionnée par les éléments suivants :
-- Le statut social : Balak envoie des notables “embaucher” Bil’am, et devant son premier refus, dépêche une délégation plus nombreuse, de princes d’un rang plus élevé (22,15).
-- Le lieu : « Viens donc que je te conduise à une autre place : peut-être ce dieu trouvera-t-il bon que, de là, tu me les maudisses » (23,27). Comme si l’effet de la parole ne dépendait que de ce « MICHAM » (= « de là »), de l’habileté du cadrage.
-- Ce même verset nous montre d’ailleurs la façon dont Balak « instrumentalise » le langage dans une perspective de pouvoir. « VE QABOTO-LI... » (= « Maudis-le-MOI...) : La parole de l’autre, Bil’am en l’occurence, n’est envisagée qu’à titre de procuration. L’humanité de Bil’am ? Un dispositif technique au seul service de son intérêt personnel, une simple machine vocale que Balak suppose sans épaisseur humaine et qu’il pourrait s’approprier sans problème. La parole de l’autre, pour Balak, n’est rien d’autre que la volonté du commanditaire.
-- Enfin et surtout, le langage selon Balak est conditionné par l’objectif : en vertu d’un processus magique et de quelques petites offrandes, il suffirait de dire les choses pour qu’elles se produisent.
A quel sort est vouée cette façon de voir ? La paracha est sans appel : Balak obtient l’inverse de ce qu’il voulait : des bénédictions !
Les solutions qu’il croit pouvoir opposer à ses échecs sont tout aussi intéressantes. Dans un premier temps, Balak modifie son objectif : Verset 23,25 : « Ne le maudis point, soit, mais ne le bénis point non plus ». Mais surtout, poursuivant le fil de sa pensée magique, sa parade favorite, à deux reprises (versets 23,13 et 23,27), c’est « MAKOM AHER » (= « un endroit différent »). La malédiction n’opère pas ? Changeons de lieu ! La Torah nous dit, toujours au verset 23-27, la piètre conséquence psychologique qui en résulte dans son esprit : « … autre part, peut-être ce dieu trouvera-t-il bon que de là, tu me les maudisses » ? Au fond, Balak ne croit même plus à la validité de son processus…
La Torah, ici, fait un procès sans appel de l’idolâtrie appliquée à la parole : si les mots ont un pouvoir, ils n’ont pas d’effet direct sur les choses. Une vraie parole suppose l’accord de l’âme, et en premier lieu, l’ouverture à Dieu. Bref, un travail intérieur.
Qu’en est-il de Bil’am ? Nos sages l’aiment peu. Nous lui devons pourtant d’exposer, malgré lui, que la parole peut venir d’un canal différent : celui de Dieu. Et c’est avec lui que nous entrons dans le fond du sujet : finalement, qu’est-ce qu’une bénédiction ou une malédiction ?
Une première réponse nous est fournie au verset 23,13 : « …tu ne le verras pas tout entier (le peuple). Et maudis-le moi de là ». Etroitesse volontaire du cadrage, mise en scène de la mauvaise foi, la malédiction s’appuie sur une vision volontairement imparfaite. Mal voir revient à mal dire, donc à dire le mal…
La bénédiction, à première vue, suit un processus symétrique. Versets 23,20 et 23,21 (c’est Bil’am qui parle) : « … il a béni, je ne puis le dédire. Il n’aperçoit point d’iniquité en Jacob, il ne voit point de mal en Israël ». La bénédiction consiste avant tout à voir le bien, à ne pas vouloir voir le mal pour pouvoir voir le bien.
La véritable clé, toutefois, semble donnée par le verset suivant (22,12) : « … tu ne maudiras point ce peuple, car il est béni ». La bénédiction, oralement exprimée par l’homme, vient avant tout de Dieu…
Ainsi, la bénédiction ne peut être certitude, mais ouverture. Elle est une mise en perspective dont le bénéfice ne saurait être tenu acquis d’avance par l’homme, sous peine de l’abaisser au rang d’une technique. Tel est bien l’échec de Bil’am et de Balak : vouloir atteindre des résultats, quand le problème est de s’ouvrir à un possible.
Quelle leçons pour aujourd’hui ?
Si l’on imagine sans peine la portée de cet enseignement quant à la parole politique, aux médias omniprésents, la leçon est plus générale. Dans la société d’aujourd’hui, en effet, l’homme est principalement jugé à son efficacité, elle-même déterminée par des objectifs connus d’avance. A ne compter que sur ce dispositif, nous dit la paracha, il n’a que peu de chances de réussir, sans parler de ses chances de progresser…
Plus généralement encore, nous croyons détenir un pouvoir sur la réalité en y appliquant telle ou telle théorie, sorte de méthodes Coué de la parole et de la connaissance, plus ou moins sophistiquées. Face à ces armatures de l’intelligence, la paracha BALAK nous intime de ne pas nous dispenser d’un examen de conscience...
Et sans doute, il reste toujours un peu d’idolâtrie, de pensée magique dans nos multiples façons d’agir. Nous sommes tous un peu comme Balak, préjugeant du résultat par la mise en scène, la manipulation du cadrage selon notre petite lorgnette personnelle, appliquant nos petites recettes à la résolution de tel problème, à l’accomplissement de tel désir. Nous savons ruser, changer de lieu pour mieux nous satisfaire d’une vue partielle, nous trouver des excuses, et nous masquant le reste, penser que nous maîtrisons notre petit bout de vie…
A un tel jeu, nous dit la paracha, notre « âne », tel celui de Bil’am, risque de se dérober devant nous. Nos instruments, nous trahir… Elle nous rappelle que la parole, avant d’être une histoire de mots, de bons mots ou de mots habiles, est un problème moral dont nous ne pouvons faire l’économie.
Et comme, depuis cette lointaine époque biblique, il semble que nos ânes aient malencontreusement perdu l’usage de la parole pour nous le rappeler, nous serions sans doute inspirés de nous y ouvrir nous-même pour nous éviter, comme le malheureux Bil’am, d’avoir à les battre par trois fois !