COMMENTAIRES DE LA TORAH

Hétéronome 25, 1

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Dabber el-beney yisra’el ve-yiq’hu li terumah me-et kol ish asher yidvenu libo, tiq’hu et-terumati : « … parle aux enfants d’Israël, qu’ils prennent pour moi une offrande : de la part de quiconque y sera porté par son cœur, prenez mon offrande » (1) …

Année d’élection pour Moïse et les siens, « en marche » dans le désert ! Question : a-t-il un programme ? Il semblerait que oui, car notre parashah s’ouvre sur le projet collectif qui, après la sortie d’Egypte et la réception de la Torah, va désormais animer la génération du désert : la construction du Tabernacle. Quand la construction va, tout va…  Et il s’agit, ici, de riens moins que l’édification d’une maison pour Dieu.

Une lecture attentive de cet appel à offrandes, cependant, ne laisse pas de nous interpeller : « ve-yiq’hu li terumah » (« qu’ils prennent pour moi une offrande »), commence le verset, et d’un même souffle, « me-et kol ish asher yidvenu libo, tiq’hu et-terumati » (« … de la part de quiconque y sera porté par son cœur, prenez mon offrande »).

Les commentateurs relèvent la contradiction. Alors que l’accent est mis sur la spontanéité de l’offrande, celle-ci est fermement encadrée, au début et à la fin du verset, par une injonction de l’Eternel. Question posée : comment peut-on se voir ordonné quelque chose de spontané ?

Manitou donne de ce dilemme une interprétation pédagogique. C’est toute la difficulté de la mission de Moïse, souligne-t-il, qui est ici présentée : comment transmettre la Torah, un projet de valeurs venant de l’extérieur du monde, de l’extérieur du peuple, de manière à ce que son accomplissement procède d’un mouvement volontaire ? Autrement dit : comment mener l’homme à vouloir, de par lui-même, ce que Dieu veut de lui ?

A vrai dire, cette question est fondamentale, et elle s’est déjà posée avant, lors du don de la Torah elle-même. Comme on le voit dans le midrash qui suit (3), la tradition n’y va pas par quatre chemins pour soulever le problème de l’acceptation volontaire dans toute son acuité :

(שמות יט) ויתיצבו בתחתית ההר א"ר אבדימי בר חמא בר חסא מלמד שכפה הקב"ה עליהם את ההר כגיגית ואמר להם אם אתם מקבלים התורה מוטב ואם לאו שם תהא קבורתכם א"ר אחא בר יעקב מכאן מודעא רבה לאורייתא אמר רבא אעפ"כ הדור קבלוה בימי אחשורוש דכתיב (אסתר ט) קימו וקבלו היהודים קיימו מה שקיבלו כבר

« … Et ils se tinrent au bas de la montagne » (Ex. 19, 17). Rabbi Abdimi a enseigné : cela nous apprend que Dieu a renversé sur eux la montagne comme une cuve et leur a dit : si vous acceptez la Torah, c’est bien, sinon, là sera votre tombe ».

Un joueur d’échec appellerait cela un « coup forcé ». Ou, dans un autre registre, « d’une offre que l’on ne peut pas refuser ».

Le dilemme, ici, est porté à son comble. La tradition, nous le savons, a besoin de considérer l’homme comme libre afin que la valeur de son choix moral possède une validité. « Moda’ah rabbah le-orayta », comme le dit en Rav A’ha bar Yaaqov dans la suite notre passage, « [il s’en est ensuivi] une grande contestation envers la Torah ! ». Autrement dit, si l’homme est contraint, quelle valeur a son obéissance ?

Pour dépasser cette contradiction entre volonté et contrainte -- entre autonomie et hétéronomie dira le philosophe--, sans doute devons-nous réviser notre conception de la liberté, voire la notion de choix elle-même.

Un autre passage, celui parashah nitsavim, semble à même de pouvoir nous y aider : « Vois, je te propose en ce jour, proclame-t-elle, d’un côté, la vie avec le bien, de l’autre, la mort avec le mal » (4). Et la Bible d’ajouter, non sans humour : « tu choisiras la vie ! » (5).

On le voit, non seulement ce passage ne nous présente pas l’homme comme celui qui propose les données du choix – la structure même de la proposition, entre le bien et le mal – ni même ne nous présente-t-il le choix d’une des deux options comme une libre décision. L’homme se voit simplement sommé de choisir la bonne option, préalablement définie par le texte. Mais le plus étonnant, finalement, c’est que la tradition ne semble pas troublée outre mesure par le fait de qualifier cette décision en « peau de chagrin » du nom de « choix ».

Ce que la tradition nous invite à comprendre, en réalité, est une leçon sur la nature humaine.  A l’inverse de la raison, qui non seulement ne se contenterait pas d’un choix plein et entier, mais voudrait également se penser comme ayant choisi les données du problème, la tradition nous invite à comprendre que la liberté conçue de manière uniquement causale, comme le fait de se situer à la source d’une action est non seulement illusoire – qui pourrait se targuer de prendre en compte tous les déterminismes à l’œuvre dans l’élaboration d’une décision ?-- mais surtout limitée.

Elle nous invite, surtout, à percevoir la valeur d’un choix, non en portant notre attention vers l’avant de la décision, du côté des causes, mais vers l’après du choix, sur ce qu’il signifie.

Paradoxe enseigné par le Talmud : « Gadol ha-metsuvveh ve-ʻosseh mi-mi she-eyno metsuvveh ve-osseh » (6) : « plus grand est celui à qui est imposé l’action et qui l’accomplit que celui à qui rien n’est imposé et l’accomplit ».

Choisir, ainsi, pour la tradition, ce n’est pas se situer à la source d’une action, ce n’est pas davantage opter, sur un chemin, entre la droite et la gauche -- choix sans intérêt puisque nous savons rarement où mènent l’un ou l’autre (ceci n’est pas une allusion à la situation politique !) -- ce n’est pas éliminer une option au profit d’une autre. Choisir, c’est accepter de prendre sur soi ce qui seul a de la valeur. Choisir, c’est choisir le meilleur choix, qu’on en soit à l’origine ou pas. Et si nous accordons quelque confiance à la parole de nos textes, choisir, c’est choisir le choix que Dieu nous recommande ; mieux, choisir le choix qu’il nous impose…

Ainsi, sans doute, pouvons-nous comprendre ce « kol ish asher yidvenu libo » cette étrange spontanéité décrétée par les cieux au début de notre parashah. Ce choix dirigé, où l’homme met sa volonté au second plan, est en fait l’une des conditions du projet de sainteté.

Dans la dimension du temps, c’est le retrait du pouvoir créateur de l’homme, le shabbat, qui permet à la sainteté de Dieu d’apparaître et s’exprimer. Ici, c’est le retrait volontaire de notre pouvoir de décision qui vaut générosité, et qui permet l’élévation du sanctuaire, autrement dit à la sainteté de Dieu d’apparaître dans l’ordre de l’espace.

C’est ainsi que les commentateurs ont pensé la possible résidence de Dieu en notre monde. « Ve assu li miqdash, ve-shakhatni betokham », « ils me construiront un sanctuaire, et je résiderai au milieu d’eux », énonce le verset. La présence divine, on l’aura noté, prend place non dans le produit de la construction, mais au sein des constructeurs eux-mêmes.

Il n’est d’autre offrande à Dieu, finalement, que celle que nous prenons sur nous-même…

Shabbat shalom !

(1) Ex. 25, 1-3.

(2) Shemot Rabbah 33 $ 7.

(3) Shabbat 88a ; B.Q. 38a.

(4) Deut. 30, 15.

(5) Deut. 30, 19.

(6) Qid. 31a : B.Q. 38a.

Vendredi 03 mars 2017

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