Avec la paracha Michpatim, nous quittons cette première partie de la Torah qui va de la Création du monde à la sortie d’Egypte, partie narrative, palpitante, fertile en événements, pour aborder une longue série de passages réputés plus « techniques », plus arides : l’énoncé des multiples commandements donnés au Sinaï, énoncé qui occupera tout le livre de Vayiqra et une bonne partie de Bamidbar.

Pour ce qui est de notre paracha, dont les lois portent aussi bien sur les esclaves, les dommages et intérêts ou encore les rapports avec l’étranger, les rabbins ont relevé qu’elle visait principalement les relations de l’homme envers son prochain, sa vie en société, en d’autres termes, ce qu’une terminologie actuelle regrouperait sous le nom de code civil. Ces lois seront bien entendu reprises et développées par les sages du Talmud, mais plutôt que d’en détailler ici tel ou tel aspect, c’est la notion-même de Michpatim que j’aimerais préciser avec vous ce soir.

Le mot vient de la raçine Shin-Pé-Tet, qui signifie « juger ». Cette racine a donné le mot Shofet (= « juge »), et Michpat, singulier de Michpatim, signifie « jugement, loi, sentence ». Au delà de cette définition, cependant, j’aimerais envisager avec vous ce mot de Michpatim dans différentes perspectives pour en apprécier tout le relief, et comprendre la justesse de son apparition à cet endroit de la Torah.

1) Selon une première perspective, celle du développement du récit biblique, on peut voir ce moment des Michpatim comme l’une des phases historiques dans le long processus de structuration du peuple, du Klal Israël.

Rappelons-nous brièvement le chemin parcouru et ses différentes étapes : la Création du monde et des hommes, tout d’abord, puis la formation d’une famille particulière, celle d’Abraham, dont Jacob va ensuite toute sa vie régler les conflits internes pour la structurer en une famille « en état de marche », prête à recevoir formellement le message de Dieu. Une famille qui ressemble déjà à une ébauche de peuple, structuré en 12 tribus. Vient ensuite la confrontation de cette famille avec les données et les pouvoirs politiques extérieurs : trajectoire individuelle de Joseph tout d’abord, dont la réussite personnelle ne réussira pas à éviter l’échec du premier rapport entre Israël et les Nations : l’esclavage.

L’étape décisive, c’est bien sûr celle de Moïse. Sa mission s’inscrit entre deux pôles extrêmes : la libération de l’oppression, et l’horizon d’une terre promise. C’est là où nous nous situons : Michpatim, la paracha Michpatim, de ce point de vue social et historique, introduit une phase essentielle dans la structuration du peuple : celle de la Loi. Entre l’expérience de la libération, qui forge l’identité collective, et le concret de la souveraineté sur une terre, en effet, nous recevons une Loi. L’originalité d’Israël, à cet égard, est unique : c’est le seul peuple, dans toute l’histoire, à s’être doté d’un système juridique avant de s’ancrer géographiquement quelque part.

On notera avec intérêt, d’ailleurs, que ce souci du droit demeure en prise directe avec l’histoire immédiate du peuple : le premier Michpat qui nous est donné est une législation sur les esclaves hébreux, une actualité brûlante après l’expérience d’Egypte. Nous recueillons ici une première indication précieuse sur la nature de la HALAKHA : l’expression d’une « vérité », certes, éternelle, mais aussi une régulation morale à visée historique, immédiatement pratique et utilisable pour l’homme.

2) Serrons maintenant d’un peu plus près ce moment précis des Michpatim dans l’histoire du peuple. C’est-là notre deuxième perspective, et elle nous est donnée par le contexte de notre Paracha, située entre le don de la Torah de la paracha Yitro, et les lois sur le Tabernacle de la paracha Terouma. Autant dire, pour faire court : entre l’expérience spirituelle et le concret de la construction.

De ce point de vue, la phase Michpatim est une sorte de palier de décompression  entre la « vision des voix » du Sinaï et le « vivre au quotidien » (la raçine du mot Michkan, « tabernacle », signifie « résider »). Cette médiation entre Sinaï et Tabernacle nous offre alors un deuxième enseignement sur la Halakha. Pour reprendre ici un enseignement de Yeshayahou Leibowitz, les miracles spectaculaires accomplis par Dieu lors de la sortie d’Egypte n’ont pas eu la moindre influence sur la foi des Hébreux : à preuve, le péché du veau d’or si peu de temps après la traversée miraculeuse de la Mer Rouge… Car en effet, le contexte de vie de la Halakha n’est pas tant celui de la Mer Rouge  que celui de la foi réelle, du monde tel qu’il est : un cadre difficile, celui des petites avancées ou des reculades quotidiennes, de la nécessité de gagner sa vie, des conflits avec son prochain, bref, nullement celui du miracle mais bel et bien l’implacable diversité du réel, face à l’injonction de faire de sa vie quelque chose de digne.

A cet égard, le mot de « révélation » appliqué au Sinaï est ambigü : ce n’est pas Dieu qui se révèle au Sinaï, ou en tout cas pas Dieu tel qu’il est, mais simplement sa part utile pour l’homme. La « révélation » du Sinaï n’est rien de plus et rien de de moins qu’un Matan Torah, c’est à dire la transmission de paroles destinées à l’homme pour son contexte à lui.

3) Considérant maintenant, non plus le moment mais la diversité de ces Michpatim, un troisième point de vue nous permet de mieux comprendre cette soudaine flambée juridique se déversant sur la tête des Bneï-Israël. Cette troisième perspective, c’est la notion de Brit, l’alliance.

Depuis le pacte lointain passé avec Noé de ne plus détruire le monde, Dieu n’a cessé de conclure avec nos patriarches des alliances sur des bases de plus en plus précises. Alliance « entre les morceaux » avec Abraham, révélations concernant la terre promise ou une postérité nombreuse comme les étoiles, ces divers pactes, toutefois, étaient toujours livrés sur le registre de la promesse, et ne visaient que le destin général des Bneï-Israël.

Le Sinaï signe la fin du régime des promesses, la fin des visées lointaines et la généralité des temps futurs. Voici venu le temps des clauses précises, du contrat explicite. Michpatim vient structurer la notion d’alliance et lui donner un contenu. De ce point de vue, le don des commandements est un développement naturel, et le point culminant de la notion de Brit : c’est notre spécificité, nous le savons, tout à fait originale, que d’avoir conçu les rapports entre Dieu et l’homme sur le mode du contrat.

4) J’aimerais, enfin, et c’est là notre dernière perspective pour ce soir, rappeler une distinction traditionnelle établie par les rabbins : celle qui existe entre les Michpatim, précisément, les commandements dits « rationnels » et les Houquim, les commandements « irrationnels ».

Pour la préciser, je ferai appel à ce que fut la réponse du peuple face à cette avalanche de commandements : Naassé Vénichma (« nous ferons et nous entendrons »).

Imaginons un instant la réponse inverse : Nichma Vénaassé (= « nous entendrons et nous ferons »). Cette réponse possible fut en pratique celle de toute la philosophie occidentale, dont Leibnitz a crû bon d’isoler et de formuler, au 17ème siècle, l’un des principes fondateurs : le fameux principe de raison suffisante : « Nihil est sine ratione » (= « Rien n’est sans raison »).

Dans le domaine pratique, ce principe équivaut à promouvoir une sagesse solidement frappée au coin du bon sens :   j’agis parce que j’ai « des raisons d’agir ». La version juive de cette idée, quant à elle, puise sa source dans une conception plus profonde, dont l’origine se trouve dans la notion de Création du monde, celle du « Yesh Mé-Ayin », le « quelque-chose à partir de rien », la  Création à partir du néant. Dans le domaine pratique, ce « Yesh-Mé-Ayin » pourrait s’énoncer ainsi : « sans que toutes les raisons d’agir me soient données, j’agis quand-même »…

« Naassé » : j’agis, et le simple fait de mon action crée des conditions matérielles nouvelles, qui elles-mêmes créeront des éléments, inexistants au départ, sur lesquels je pourrai ensuite m’appuyer, et bien sûr, alors, comprendre avec un surplus de richesse : « Vénichma »…

Naassé Vénichma, Michpatim VéHouquim : cette sagesse, notre héritage, est placé devant nous. Malgré son côté, avouons-le, parfois un peu aride, il nous appartient de creuser son enseignement tant il est vrai que, tout comme pour la construction du Michkan à cette époque, c’est bel et bien à une construction que ces lois nous invitent : celle d’un espace social vivable, dans notre société à nous.

Car rappelons-nous : après le Matan Torah et les Lois, il y a la construction d’une maison, d’un Michkan. Une maison, un monde où tous les hommes peuvent tenir ensemble et qui, d’après une maxime des Pirqué Avot, se doit justement d’être fondé sur trois piliers : Emet (la vérité), Michpatim (les jugements), et Shalom (la paix). 

Je ne veux certes pas vous inciter à construire cette maison en prenant sur le temps shabbatique, mais pour ce soir, en conjuguer simplement le troisième terme, le Shalom, avec ce Shabbat Michpatim : Shabbat Shalom !

20 février 2004

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