COMMENTAIRES DE LA TORAH

La sainteté : Huit de cœur

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La parashah Shemini (« Huit ») poursuit le thème de la semaine dernière (l’inauguration du Tabernacle, pour laquelle les prêtres, Aaron et ses fils, se sont entraînés pendant sept jours, à offrir des sacrifices et à revêtir leurs habits sous la direction de Moïse. Notre parashah commence le huitième jour, au moment où la Shekhina, la présence divine, parachevant le travail de préparation, doit venir résider sur le Tabernacle.

L’inauguration, pourtant, débute de façon tragique ; deux des fils d’Aaron, Nadav et Avihou, entrent dans le Tabernacle pour y offrir leur sacrifice mais, non agréés par Dieu, sont dévorés par le feu divin. Plus étonnant encore, Aaron garde un silence inhumain. La parasha glisse sur sa douleur, et sans plus d’explication, passe à l’énoncé détaillé des règles de la cacheroute, avant de conclure sur la distinction du pur et de l’impur, et par le rappel de la grande loi de sainteté, « vous serez saints parce que je suis saint ».

Ce qui frappe d’emblée, c’est la contradiction entre le principe de sainteté, « Soyez saint car je suis saint », et la mort des fils d’Aaron. Le paradoxe se présente ainsi : en offrant leur sacrifice, les fils d’Aaron ne sont-ils pas justement le symbole de la foi et de l’enthousiasme, le modèle de piété souhaité par la Bible ? Ne sont-ils pas de ceux qui aiment l’Eternel « bé-khol lévavkhem ou-vékhol nafshékhem », « de tout leur cœur et de toute leur âme » ?  Comment admettre que leur pieuse initiative, quand bien même elle comprendrait une erreur technique, cause la mort de ses zélateurs ? Comment concilier ce drame avec la sourde injonction qui, en une majestueuse basse continue, régule tous les sujets apparemment disparates de notre parashah : le principe de sainteté ?

Sans doute faut-il commencer par écarter l’explication commode de la faute. Certes il avait été dit, dans la parashah Ahareï Mot : « Parle à Aaron ton frère qu’il ne peut entrer à tout heure dans le Qodesh, le sanctuaire… s’il ne veut encourir la mort. ». Certes les commentateurs rivalisent pieusement d’imagination pour pointer la transgression commise les fils d’Aaron : ils auraient offert un « feu étranger », nous dit-on. Pire, ils seraient entrés dans le sanctuaire en état d’ébriété, et bien d’autres avanies… mais coupons court : la sentence paraît disproportionnée.

Redirigeons plutôt notre attention sur ce que signifie « Soyez saints car je suis saint » ? Est-ce là ce que les théologiens nomment imitatio dei ? Cela revient-il à dire qu’il faut imiter Dieu, nous qui, au Jardin d’Eden, avons été créés « à son image » ? Revenons, en effet, à ce temps fondateur… Pour le Maharal de Prague, l’idéal de sainteté, qui en hébreu signifie « séparation », découle de notre situation existentielle elle-même : au Jardin Eden, explique-t-il, l’homme devient une créature « meforeshet / méforash », « distincte », « séparée ». Plus exactement, il devient un être causal, c’est à dire un être dont les actes, pour la première fois, ont des conséquences qui s’inscrivent dans le monde. Auparavant, l’homme était comme un ange. Totalement immergé dans la volonté de Dieu, il n’en était pas distinct ; sans volonté propre, il n’était à l’initiative de rien, et en fin de compte, rien ne pouvait s’inscrire dans le monde à partir de ses actes. Au sens propre, Adam était un être sans conséquence...

Un fruit défendu plus tard, cette harmonie, infinie mais lénifiante, se brise. La transgression d’Adam opère un clivage entre sa nature de son comportement, Adam devient « méforash », « séparé » de Dieu.

Cette scission a plusieurs conséquences. Tout d’abord, l’homme ne baigne plus dans le bain total de LA vérité, il ne possède désormais qu’une vérité partielle. Mais la contrepartie est positive : là où il n’était qu’un effluve de Dieu sans autonomie, il a maintenant quelque chose à dire et à faire dans le monde. Sa condition humaine passe par la dynamique du « Naassé Venichma », « tu feras et tu comprendras »… Ses horizons existentiels s’articulent désormais par le rapport entre ses actes et sa conscience, entre l’effort consenti et le sens qu’il en retire, entre son risque et la liberté qui l’élève. 

Autre conséquence : la condition humaine se déploie désormais dans la dimension du temps, parce que le temps est justement ce délai, cette marge offerte à l’homme pour lui éviter le jugement inhumain des valeurs, le couperet immédiat de l’absolu. Est appropriée, ici, la blague de Woody Allen : « l’immortalité, c’est long… surtout vers la fin ! »… Grâce au temps, l’homme se voit offrir la possibilité d’être jugé, mais plus tard, et en attendant de vivre dans l’horizon de la vérité, mais sans en être écrasé. Avec le temps, l’homme n’a plus à être parfait, car il est bien davantage : perfectible.

La conclusion narrative de toute la séquence du Gan Eden est à cet égard significative : Dieu valide la séparation de l’homme en lui attribuant une peau. Arraché au « bain total de Dieu », Adam reçoit une enveloppe corporelle qui consacre son autonomie. C’est cela la sainteté : une séparation radicale, une asymétrie radicale entre Dieu et l’homme qui fait écran entre l’âme et sa source. Mais si l’on y réfléchit bien, c’est l’invention de la bonne distance qui se joue ici : celle qui suscite le désir de souhaiter la combler, celle qui seule permet le lien.

Tel est sans doute le sens des abondantes descriptions concernant les habits des prêtres, leur importance presque disproportionnée dans notre parashah. Elles nous disent que la sainteté n’est ni la fusion (les fils d’Aaron s’y sont brûlés), ni la nudité de l’intention. Rentrer à tout moment dans le sanctuaire, à cet égard, n’est pas la meilleure recette pour la sainteté. Celle-ci exige un homme habillé, un homme qui discrimine les temps et les lieux de la dimension sociale, capte les distinctions entre les différentes expressions du vivant, les animaux, la cacheroute. En d’autres termes : un homme qui discrimine dans deux dimensions : l’utopie presque immodeste du « soyez saint parce que je suis saint », et en même temps celle du monde concret, solide, « l’habillement » des objets matériels de notre monde.

Nous retrouvons, ici, la dimension du « Shemini », la dimension du huitième jour… Pendant six jours Dieu « fait », organise le monde qu’il a créé, et le septième jour il cesse. Comme le rappelle Manitou, ce septième jour n’a pas cessé, et nous sommes toujours dans le Shabbat de Dieu. Le huitième jour n’a pas encore commencé, et c’est la raison pour laquelle les utopies messianiques, qui finissent toujours mal, sont celles qui pensent que le huitième jour est arrivé.

Aussi ce huit, ce chiffre de la sur-nature nous livre-t-il une clé sur ce que serait une « sainteté réaliste ». Il nous dit qu’au delà du six, de ce monde merveilleux que Dieu a pourvu de lois, d’un déterminisme qui seul permet la liberté, il nous dit qu’au delà du sept, du Shabbat, où notre jouissance des choses doit cesser pour que nous soit restituée la pure liberté d’être, il y a ce huit que le mathématicien John Wallis décida de coucher, au 17ème, siècle pour en faire le symbole de l’infini.

Ce « huit » nous chante les puissances d’un léger décalage, il nous dit que pour chaque situation qui est, chaque « olam ha-zé », il y a toujours une situation, un monde qui vient, un « olam haba », et que nous devons laisser en subsister la tension, ne pas succomber à la tentation de la réduire. 

« La bêtise c’est de vouloir conclure », disait Flaubert. Comme la fiole de Hanoukka dont la quantité passe de « un » à « huit », ce monde ne nous est jamais complètement donné. Il nous est donné, en revanche, de ne point en rabattre le potentiel par de hâtives conclusions, et de toujours en ré-ouvrir la promesse. C’est sur cette tension du tangible et de l’immatériel, de l’accompli et de l’ouverture, c’est sur cet écart jamais comblé que réside l’appel du huit, la notion de sainteté.

En attendant, bon « septième jour »…

Shabbat shalom !

Vendredi 21 avril 2017

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