COMMENTAIRES DE LA TORAH

Les pierres ou la Loi

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La paracha KI TISSA, dont les rabbins ont choisi de promouvoir un extrait pour la lecture de la Torah du Shabbat Hol HaMoed Pessah, est l’une des plus longues de la Torah et, bien qu’en théorie tout mot ou passage de cette Torah soit d’une importance équivalente, elle est certainement l’une des plus passionnantes. De nombreux thèmes y sont abordés : le dénombrement des Bneï Israel, la construction d’une cuve pour les ablutions, la confection de l’huile pour le tabernacle, la mission de Betsalel, le repos du Shabbat ou encore, l’interrogation fondamentale de Moïse sur la nature de Dieu, et la révélation de ses attributs. Mais l’essentiel de notre paracha fait surtout se heurter deux des notions les plus opposées de la foi juive : la sainteté de la Torah d’un côté, avec le don des Tables de la Loi, et l’idolâtrie de l’autre, avec la faute du veau d’or.

Bien mieux, ces deux éléments antinomiques, irréconciliables, sont rapprochés, mis en scène à travers un acte culminant, unique et dramatique : celui de Moïse brisant ces fameuses Tables de la Loi.

Petit apparté sur les deux modèles de leadership incarnés par MoÏse et Josué, à partir de la différence de ce qu’ils perçoivent en redescendant du Mont Sinaï d’après le midrash Eikha rabba, cf versets XXXII, 17-18 / d’après un drash du JTS :

* « Anot » relié à « neguinot » (interprétation Ibn Ezra) – Josué = ish milhama, il interprète les choses de façon extérieure.

* « Anot » relié à « Inouï nefesh » (interprétation Rashi) / Moïse, comme prophète, interprète directement la raison profonde pour laquelle les bné-israël se livrent à la débauche et interprète ceci comme une détresse (Inouï).

=> Deux modèles de leadership.

=> Deux façons de se relier au réel (aller au delà de l’écran, de l’apparence).

Les Midrashim, bien entendu, se sont interrogé sur la signification de cet acte apparemment sacrilège. Le midrash CHEMOT RABA tente de combler le manque de détails du texte, et nous raconte que lorsque Moïse, en redescendant du Mont Sinaï avec les Tables, vit la faute du veau d’or, il chercha à les rendre à Dieu. Les Anciens du peuple, qui attendaient son retour depuis quarante jours (et avaient précisément construit le veau d’or parce qu’ils s’inquiétaient de ne pas le voir revenir) le remarquèrent et cherchèrent à récupérer les tables coûte que coûte. Une lutte s’ensuivit, à l’issue de laquelle Moïse réussit à leur arracher les tables. Mais lorsqu’il les regarda à nouveau, il remarqua que l’écriture, « écrite du doigt de Dieu » comme nous dit le texte, avait disparu...

Que cherche à nous dire ce Midrach ? Il nous montre que les Anciens ont réagi vis à vis des Tables de la Loi exactement de la même façon que lorsqu’ils ont réalisé le veau d’or  pour compenser le retard de Moïse : en n’écoutant que leur pulsion idolâtre. Ce qui les intéressait dans ces Tables, c’était seulement l’objet, un souvenir matériel qui rendait compte de leurs quarante jours d’attente, qui incarnait leur frustration, et qu’il fallait absolument conserver, telle une preuve, sans même se poser la question de la valeur de l’objet, de ce qui y était écrit et de ce qu’il pouvait signifier : idolâtrie de la possession au détriment du message, de la pulsion immédiate au détriment de la promesse qu’il symbolise.

Mais un autre Midrach, tiré des PIRQUE DE RABBI ELIEZER, nous propose encore une autre version, plus précise : il nous raconte que lorsque Moïse redescendit du Sinaï, ce n’est pas lui et sa force physique, humaine qui portait à proprement parler ces lourdes tables. Ce sont les lettres elles-mêmes, gravées sur le support en saphir, qui soutenaient les Tables et portaient Moise avec elles. Lorsqu’elles virent le veau d’or, les lettres s’enfuirent, elle s’envolèrent de leur support. Les Tables se trouvèrent alors brusquement pesantes, et Moïse, tout à coup, ne fut plus porté par elles, ni  ne fut capable de supporter leurs poids : il ne put faire autrement que les laisser tomber de ses mains et c’est ainsi qu’elles se brisèrent...

Cette histoire nous offre un magnifique enseignement sur la notion de sainteté.

VAYITEN EL MOSHE... SHNEI LOUHOT HA EDOUT LOUHOT EVEN (= « Dieu donna à Moïse les deux Tables du Témoignage, des Tables de pierre ») peut-on lire au verset 31.18. Les tables de la Loi possèdent bel et bien deux aspects possibles, deux aspect qui nous parlent du rapport de l’homme avec la Loi : « lou’hot haédout », Tables de témoignage, si l’homme reste précisément dans cette dimension du « édout », du témoignage, leur conférant alors leur valeur de sainteté. Mais ces Tables peuvent aussi ne redevenir qu’un vulgaire objet minéral, « Lou’hot évèn », des tables de pierre, si l’homme trahit son engagement.

Voudrait-on accentuer cette sombre deuxième possibilité qu’un autre Midrash (tiré du Midrah rabba) nous enseigne par ailleurs : pourquoi Louhot Haeven , « tables de pierre » ? Parce que la plupart des fautes pour les transgressions des lois de la Torah sont punies par la pierre, par la lapidation.

Les deux rapports possibles à la sainteté sont donc ainsi on ne plus clairement posés : une sainteté fondée sur le témoignage, la parole et la réflexion, et une autre fondée sur la soi-disant possession « d’objets saints », une sainteté dévoyée en vulgaire obsession de collectionneur.

Rabbi Méïr Simha hacohen de Dvinsk, cité par Yeshayahou Leibowitz, développe cette notion de sainteté sur un plan général : « Ne croyez pas que le Sanctuaire et le Temple soient des objets saints en eux-mêmes. A Dieu ne plaise ! Dieu habite parmi ses enfants, et s’ils ont comme Adam violé l’alliance, toute sainteté est ôtée à ses objets qui deviennent profanes... Même les tables de la Loi portant l’écriture de Dieu ne sont pas saintes en elles-mêmes, mais seulement par ce fait que vous les observez... En conclusion, il n’y a rien dans le monde qui soit saint... il n’y a que le nom de Dieu qui soit saint... car il n’y a pas dans la création de sainteté en soi, si ce n’est par l’observance de la Torah, conformément à la volonté de l’Eternel... »

Ainsi, bien avant que Qora’h ne propose lui aussi une interprétation différente de la sainteté (d’essence aristocratique), notre parasha nous expose la grandeur mais aussi les difficultés de la grande injonction de sainteté. Ainsi, par exemple, du paradoxe dans le verset fameux qui précède de peu notre parasha : « Construisez un Miqdash, un sanctuaire et je résiderai au milieu de vous ». Pourquoi « au milieu de vous » ? Pourquoi construire un sanctuaire si Dieu n’y réside pas ? Parce que la Qedousha, la sainteté possible dont parle le verset ne réside pas dans le mot « sanctuaire », mais dans le mot « construisez », elle ne réside pas dans l’objet final, toujours passible d’une relation de possession idolâtre, mais dans le processus, dans l’action, qui elle doit être constamment renouvelée.

Ainsi, au delà de l’écran de toutes nos possessions matérielles, au delà de nos paysages d’objets, réels ou mentaux, que nous figeons trop facilement dans un statut de trophée, n’oublions jamais que c’est l’être humain, notre présence, notre action qui constituent le vrai cœur de cette relation de sainteté à construire. C’est l’être humain, c’est nous qui sommes les vraies pierres, les vrais murs, car nous ne sommes pas seulement construits mais constructeurs. Et c’est pas notre esprit seul, par notre fidélité que nous sommes capables d’accomplir ce que nous propose notre parasha, transformer « évèn », la pierre, en « édout », en témoignage.

Vendredi 22 février 2008

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