Cher Jacob,

Vingt-deux années ont passé depuis que tu as fui ton pays natal, après avoir arraché, de manière un peu frauduleuse, souviens-toi, la bénédiction paternelle en lieu et place de ton frère Esaü… Tu t’exposas alors à sa haine, mais bien des choses ont passé, depuis… Après ta rencontre – l’un des rares coups de foudre de la Bible -- avec Rachel, puis ton long séjour chez Laban où tu as construit une famille, nous te retrouvons, au début de notre parasha, à quelques heures de retrouver ce frère qui avait juré de te tuer. Au cœur de cette veillée, dont on ne sait encore si elle sera une veillée d’armes ou une veillée de fraternité, se déroule l’un des passages dont tu es le héros, l’un des plus énigmatiques de la Bible, et l’un des plus célèbres -- thème inépuisable de la grande peinture européenne : ton combat, cher Jacob avec l’ange…

Récit énigmatique, tu en conviendras... Six versets en tout et pour tout[1], dont la narration elliptique ne laisse rien deviner de ce qui t’anime, ni même de ce qui se déroule de façon factuelle. Selon l’expression rabbinique, le récit est satoum, « bouché », et cela est d’autant plus surprenant qu’il s’agit ici de l’un des passages fondateurs de notre identité juive. Malgré son côté indéchiffrable, en effet, l’un des résultats objectifs que nous livre ton combat est que ton nom, Jacob, se voit renommé Israël, et que tes fils, par conséquent, seront les bneï-yisraël, les « fils d’Israël », ta nouvelle identité, parvenue, inchangée, jusqu’à nous…

L’énigme de ton combat, qui te surprend alors que tu viens juste de faire passer ta famille de l’autre côte de la rivière Jaboc, et où tu te retrouves seul, ne nous laisse pas d’autre choix que d’interroger la logique du récit lui-même, de voir si des lignes de force se dégagent. Dis-moi si je me trompe, cher Jacob, mais à bien y réfléchir, il me semble organisé autour de deux grands moments : tout d’abord la lutte elle-même, d’autre part la demande de bénédiction qui conclut le récit.

La lutte, tout d’abord. Elle nous est relatée au verset Gen. 32, 24 : vayivater ya’aqov lévado vayé’avèq ishe imo ad alot ha-shahar, « Jacob étant resté seul, un homme lutta avec lui, jusqu’au lever de l’aube ». Puis au verset Gen. 32, 28 : sarita im-elohime vé-im anashime va-toukhal, « tu as lutté contre Dieu et contre des hommes et tu as vaincu ».

Pourrais-tu nous éclairer ? Ce qui frappe dans ce compte-rendu lapidaire, c’est la double nature de ton adversaire. Un adversaire à la fois divin et humain, qui suscite chez tes commentateurs une vaste panoplie d’explications possibles. A la question de savoir qui est ce ish, cette créature qui t’est opposée, ton descendant, le prophète Osée[2] avance qu’il s’agit d’un ange. Rashi, quant à lui, affirme qu’il n’est autre que l’ange gardien de ton frère Esaü[3]. Mais si l’on te suit, cher Jacob, car après tout tu verbalises toi-même ton expérience aussitôt après le combat, c’est Dieu en personne que tu aurais affronté – c’est en tout cas ce que nous rapporte le verset Gen. 32, 30 : ra’iti élohime panim èl panime, « j’ai vu Dieu – le rabbinat traduit « un être divin »-- face à face ».

Si ce caractère double de ton adversaire pose une énigme à l’intérieur de l’énigme du combat lui-même, j’aimerais proposer ici, et sans vouloir parler à ta place,  l’interprétation suivante : la meilleure façon de comprendre cette dualité est de la rapporter à ta nature elle-même, cher Jacob.

Il est un verset, en effet, à la toute fin de la parasha précédente, qui aurait tout à fait vocation à résumer, me semble-t-il, ton caractère. Il survient lorsque, revenant de chez Laban, tu pénètres à nouveau en terre d’Israël, accueilli par des anges : Vayiqra shem-ha-maqom ha-hou ma’hanayim, dit le verset, « Et il appela cet endroit ma’hanayim » - le pluriel, en hébreu, de ma’hané, « camp », ce qui signifie donc « deux camps », « double-camp ».

Jacob, tu es en effet ce ish ma’hanayim, « l’homme du double camp », un être qui, sans cesse pressé par de graves circonstances, imagine en permanence des scénarios alternatifs, quand tu ne les poursuis pas en parallèle. Te rappelles-tu tous les moments où cette dualité s’est avérée cruciale dans ta vie, cher Jacob ? Le contexte immédiat de ton combat suffit à l’illustrer ; le verset Gen. 32, 7 nous informe en effet : « Vayira ya’aqov mé’od vayétsèr lo », « Jacob fut fort effrayé et pris de détresse ».

Les commentateurs, bien entendu, relève la redondance. Pourquoi donc ces deux termes ? Quelle est la différence ici pointée entre la peur et la détresse ? Le midrash en donne une explication profonde[4] : « Rabbi Judah bar Ilai disait : la peur et la détresse ne sont-elles point identiques ? Le sens, toutefois, est le suivant : « tu eus peur » d’être tué, et « tu fus pris de détresse », à l’idée que toi-même pourrais tuer… »

Il est émouvant de te dire, cher Jacob, combien tu fais montre ici d’un trait profondément moderne, celui de l’homme divisé, dédoublé, à la fois acteur et récepteur. La suite du verset formule, de façon presque clinique, cette structure du dédoublement chez toi : Vayi’hats ète ha-am ashère lo, « il divisa son monde en deux ». Jacob, on pourrait dire de toi que tu es celui qui constamment divise ton monde en deux, calculant tes solutions à partir d’une hypothèse, et de l’hypothèse contraire, qui affronte la vie à partir de solutions toujours partielles, et concurrentielles…

Le double adversaire de ton combat ? Il pourrait n’être fort bien que l’écho de tes propres démons intérieurs, cher Jacob. Ta dualité, voire ta bi-polarité, cette inquiétude qui te livre le monde de manière perpétuellement clivée, est sans doute une première clé d’interprétation de ce mystérieux épisode.

Une autre clé nous est livrée si l’on se tourne cette fois vers la conclusion du combat, la demande de bénédiction. De façon bien étrange, il apparaît que tu ne reçois de bénédiction que parce que tu l’exiges ; et même, tu ne l’obtiens qu’à partir de son statut de vainqueur. A la demande de ton adversaire, « Laisse-moi partir, car l’aube est venue »[5], tu lui opposes un ferme « Lo ashale’hakha ki ime-bérakhtani », « je ne te laisserai point que tu ne m’aies béni ». Ta bénédiction – cela te fait sourire, sans doute --, est le pur produit de ton bras de fer, d’une position de force.

Ce lien entre bénédiction et combat semble contre-intuitif, il nous livre, en tous cas, un enseignement paradoxal sur la nature du tiqqun, la réparation morale et spirituelle. Car ce tiqqun -- ne te fâche pas, cher Jacob--, est avant tout le tien ! Ton nom, « Jacob » (dont la racine veut dire « tordu »), ne devient-il « Yisraël » pour te réparer – « Yisraël », que les commentateurs lisent yashar el, « être droit devant Dieu » ? De façon surprenante, la tradition semble ne pas fonder le critère de ce tiqqun, ni de la spiritualité en général, sur le mérite, mais plutôt dans une perspective de guérison.

Un autre épisode de notre parasha, la vengeance de deux de tes fils, Simon et Lévi, nous permettra de préciser cette idée. Afin de venger leur sœur Dinah – ta fille -- violée par un potentat local, tes deux fils, en effet, passent une ville entière au fil de l’épée, encourant une terrible colère de ta part, ô Jacob. Pourtant, la garde de la Torah ne sera-t-elle pas confiée à Lévi, ton fils le plus violent, dont on aurait attendu au contraire qu’il soit pourvu des qualités spirituelles justifiant de cette élection ?

Pourquoi en est-il ainsi ? Précisément parce que contrairement à une intuition sommaire, le modèle spirituel, pour notre tradition, n’est pas du type « mérite – récompense », mais plutôt opportunité pour le tiqqun, la réparation. Ton fils Lévi, tu le sais bien, ne reçoit pas la Torah parce qu’il est le meilleur, mais au contraire parce qu’il est celui qui en a le plus besoin ! La spiritualité, ainsi, n’est pas essentiellement fondée sur le mérite, sur la récompense, mais sur un espoir à visée thérapeutique.

C’est cette logique que nous retrouvons dans ton combat, cher Jacob. Ta bénédiction, fruit de la lutte, ne s’ensuit ni comme un droit ni comme une récompense, mais comme une nécessité, adaptée aux perspectives futures, celles de ta nouvelle identité, Jacob-Israël.

Ainsi ton combat, pour obscur qu’il soit, nous livre en fin de compte deux leçons profondément humaines et actuelles qui te sont propres, cher Jacob. D’une part celle d’un homme divisé, dont la lutte est incertaine parce que tu développes, au-delà de la logique, tes angoisses et tes réponses de façon surabondante – qu’elles soient redondantes ou contradictoires. D’autre part, tu nous adresses le message, si parlant pour nous, d’une réparation spirituelle toujours accessible.

Ton combat, cher Jacob, est toujours le nôtre aujourd’hui parce que ton angoisse, ta nature clivée sont au fondement de l’homme contemporain, mais aussi parce que ton combat, et son message, nous dit que la bénédiction est non point conclusion mais ouverture. Elle signifie que chacun, quel que soit l’endroit où il se trouve, n’a pas à attendre de se voir pourvu de nombreuses qualités pour œuvrer à sa propre progression. La progression, c’est simplement ce qui se trouve devant nous, à l’endroit où nous sommes.

Ainsi, après la figure généreuse mais presque surhumaine de ton grand-père, Abraham, après la rigueur extrême de ton père Isaac, c’est toi que notre humaine condition moderne a pour modèle, cher Jacob… ! Et notre conviction, c’est que c’est précisément ton type d’humanité, alliant force et faiblesse, qui t’a permis de construire l’identité Israël, et la raison pour laquelle nous sommes tes enfants, toujours aujourd’hui, tes Bneï-Israël

Shabbat shalom !


[1] Gen. 32, 24-29.

[2] Osée 12, 4.

[3] Rashi sur Gen. 32, 24.

[4] Bereshit rabbah 76 :2 ; Rashi sur Gen. 32 :8.

[5] Gen. 32, 26.

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(Beaugrenelle, vendredi 13 décembre 2024)...
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