Vayigash Elav Yehouda Vayomer…
Alors Judah s’avança vers lui (vers Joseph) et lui dit…
GEN, XLIV,18
C’est par un moment d’une intensité dramatique que s’ouvre notre paracha. Joseph, en effet, sous la pression d’un courageux et vibrant plaidoyer de Judah, abandonne ses stratagèmes par lesquels, tout au long de la Paracha précédente, il n’a cessé de se jouer de ses frères en les qualifiant d’espions et de voleurs. L’heure est à la vérité : en un moment d’émotion – rare dans la Bible – Joseph se fait alors connaître de ces frères qui l’ont laissé pour mort : « Ani Yosseph / je suis Joseph » (XLV,3)… Ce coup de tonnerre met fin à un contentieux qui dure depuis l’enfance, signale l’heure de la réconciliation familiale et, sur un plan collectif, une destinée nouvelle pour cette jeune pousse qui deviendra le peuple d’Israël : son installation sur les meilleures terres égyptiennes de Goshen, certes, mais déjà, pour Jacob et ses descendants, une situation d’exil, avant que ne viennent les temps sombres de l’esclavage.
Notre attention portera ce soir sur la charnière de tout ce récit : « Vélo Yakhol Yosseph Léhitapeq … Béhitvada Yosseph El Ehav / Joseph ne put se contenir… (et il) se fit connaître de ses frères » (XLV,1).
Ce « Hitvada El Ehav / se faire connaître de ses frères » a bien sûr un sens factuel dont l’effet est celui d’une bombe narrative, mais sur un plan plus profond, il vient conclure une thématique qui frémissait, incandescente, depuis trois paracha : le dévoilement, tardif mais libérateur, d’une personnalité dont le problème était justement de ne jamais avoir pu « se faire connaître de ses frères », de n’avoir pu construire une relation avec eux, de ne jamais avoir trouvé le juste diapason de la fraternité.
Ce « Ani Yosseph / je suis Joseph », signale ainsi la fin d’une souffrance, et vient réunifier, par un simple cri du cœur, les différentes dimensions d’un homme déchiré -- les déchirures jouent un grand rôle dans la vie de Joseph. Au delà, il nous permettra de jeter un regard rétrospectif sur l’extraordinaire trajectoire de Joseph, dont la richesse peut s’apprécier selon quatre dimensions : psychologique, sociale, éthique et théologique.
Sur un plan psychologique, ce « Hivada El Ehav / Il se fit connaître de ses frères » témoigne de la lente agrégation d’une stature enfin humaine. Les commentateurs ne furent pas toujours tendre envers Joseph. Fallait-il saluer, dès l’enfance, ce prodige dont la prescience s’imageait brillamment de quelques rêves d’épis luni-solaires (GEN, XXXVII,9), et dont ses frères n’avaient d’autre choix que de s’agréger en faisceau autour de son étoile ? Beaucoup de commentateurs ont relevé au contraire l’immaturité d’une telle prétention. Il n’est pas de relation humaine, ont-il souligné, quand celle-ci se résume à projeter son intériorité à la face des autres. Rien de plus violent qu’une vision intime imposée sans précaution, rien de plus destructeur que cette irruption auto-prophétique où il n’est pas donné à l’autre la chance d’exister par le dialogue. Le dictat de l’intimité, direct et unilatéral, est le contraire de la fraternité, elle ne fait que susciter la haine.
Des années plus tard, ainsi, ce simple « Ani Yosseph » fait entendre une voix dépouillée, celle d’un homme vierge de tout qualificatif imposé. Joseph n’est plus le « Ish Hahalomot / l’homme des rêves », il est simplement lui-même. Réduit à la juste modestie de son nom propre, il peut regarder enfin ses frères en face, et trouver le chemin d’une relation.
Sur un plan social, la trajectoire de Joseph est tout simplement d’une étonnante modernité.
Le peuple est à peine constitué que Joseph se fraye déjà une destinée significative, dense politiquement, dans une société totalement étrangère. Après les luttes incessantes des patriarches avec les peuples environnants, Joseph crée une voie nouvelle, et inaugure une thématique complexe qui accompagnera toute l’histoire du peuple juif : l’intégration d’une identité propre au sein d’une société donnée. C’est une trajectoire finalement heureuse qui nous est ici proposée, et elles ne le furent pas toutes. Sans développer cet immense sujet, il nous faudra relever ici qu’elle vient compléter la mise en place de trois attitudes : Lévi sera le modèle de l’intériorité du peuple juif (c’est à lui que sera confié la Torah) ; Yehouda, tel un Ben Gourion biblique, représente la dimension de la relation d’Israël avec les Nations, oscillant entre diplomatie, négociation et affirmation forte -- son « Vayigach / il s’avança », en ce sens, est inaugural. Joseph, lui, n’est rien moins que le premier modèle d’un « Dina Demalkhouta Dina » réussi (« La loi de l’état est ta loi »), notre premier modèle vivant, opérationnel, et brillant, d’une implication dans la société de son temps, sans rien renier de ses valeurs propres. La modernité de Joseph, à l’aube même de l’histoire d’Israël, est ici saisissante…
Au plan éthique, nous avons déjà signalé le travail personnel de Joseph dans son retour vers ses frères. Toutefois, cette possibilité de fraternité, envisagée cette fois sur un plan général, ce thème de la fraternité possible, dans le cadre toujours réaliste de la Bible, est une nouvelle qui a son poids.
Que l’on songe ici aux premiers des frères, Abel et Caïn, dont le seul dialogue eut pour conclusion la mort de l’un des deux, à Jacob et Esaü, dont la haine intra-utérine gâchait déjà la grossesse de Rebecca, que l’on songe à l’excès de fraternité de Shimon et Lévi lavant l’honneur de leur sœur Dina au prix d’un massacre général : fraternité mal réglée, inexistante ou excessive, c’est à une série marquée du sceau de l’échec que met fin la geste de Joseph.
Le plan éthique, c’est le temps « du mérite » disait Manitou, et ce mérite ne peut s’acquérir que par le délai d’une histoire. Et c’est exactement l’histoire que nous pouvons lire ici, la clé de lecture de nos trois dernières paracha, si l’on prend pour point de départ la déclaration de Jacob à Joseph dans la paracha Vayechev : « Lekh-Na Réé Et-Shelom Akhékha / … Vaashivéni Davar… » : « va voir comment se portent tes frères et apporte m’en des nouvelles » (GEN, XXXVII,14), mais si l’on s’attache au sens littéral : « va voir – va chercher, va rechercher -- je te prie, la paix de tes frères… ». Non pas simplement prendre de leur nouvelle, on le voit, mais l’injonction forte : « fais de ta vie un objectif de parvenir à la paix avec tes frères ».
Jacob, ainsi, avait compris que l’existence d’un peuple, aboutissement du cycle patriarcal, était miné par ce fléau de la non-fraternité : « va rechercher la paix de tes frères »… Il faudra rien moins qu’une tentative d’assassinat, la vente, le déshonneur, la prison, la réussite politique et certainement un immense travail personnel – 22 ans, souligne Nehama Leibowitz -- pour que Joseph puisse enfin délivrer à son père ce simple « Davar », cette simple réponse : oui, la fraternité est possible !
Elle est possible, malgré la haine, malgré l’exil, mais bien plus que cela : au delà du souci de donner une densité à son propre destin, de « réussir sa vie » dirait-on aujourd’hui, elle est en fait le véritable objectif éthique de nos existences. On comprend la puissance et la beauté de ce « Behitvada El Ehav / et il se fit connaître de ces frères »….
Sur un plan théologique, ce « Hitvada » signale une nouvelle compréhension de Dieu, de ses rapports avec un monde dont la dimension première, à ce qu’il semble, apparaît plutôt comme la somme des folies et des stratagèmes propres à l’humain. Une nouvelle dimension de Dieu, et peut, être l’invention de l’histoire.
Ce « Hitvada », en effet, ce « faire connaître » évoque les « Vaéra » et autre « Vayira » , ces révélations où Dieu se faisait connaître de ses quêteurs bien aimés. Ces « connaissances révélées » rythmaient jusqu’alors l’évolution du récit, dictant et programmant les événements et leurs actions aux patriarches. Dieu « se faisait connaître », mais ici, ce « Hitvada », cette révélation est strictement humaine, et c’est son humanité qui est décisive. Joseph inaugure ainsi un type de conscience où Dieu n’est plus au premier plan, un récit moderne précurseur de celui d’Esther, où Dieu, peut-être omniprésent, n’est plus présent…
La grandeur de Joseph ? Ce pourrait être l’invention de l’Histoire humaine… Bien avant la formule des « ruses de la raison » du tardif Hegel, Joseph avait compris qu’au sein de l’Histoire, le plan humain et le plan divin sont dissociés. Et que la présence de Dieu, loin d’une théophanie permanente et mécanique, se cache dans les méandres d’une difficile et longue Techouva personnelle…
La grandeur de Joseph ? Réinterpréter, élargir ses données mentales – tragiques sur un plan personnel – à l’horizon positif d’un projet divin. La tentative de meurtre de ses frères, la prison dans les geôles de pharaon, les germes d’un plan divin ? Il en fallait, de la sagesse, pour voir dans le présent le contretemps de l’avenir, dans le passé le plus tragique le motif même d’un espoir futur. Joseph, dont la conscience est par ailleurs surchargée de l’agenda et des soucis de l’homme d’état, fait ici montre de toutes ses capacités prophétiques, dignes des meilleurs prophètes à venir.
Dimension psychologique, sociale, éthique ou théologique : ce « Ani Yosseph », l’énoncé de ce simple nom propre, avec toute la puissance de la modestie, vient réunifier les déchirures d’une personnalité presque trop riche, en la plaçant simplement à la hauteur du regard de ses frères ; « Ani Yosseph », ils peuvent maintenant l’appeler par son nom…
Préserver un espace pour la destinée individuelle, s’amender de nos propres immaturités pour gagner en humanité, œuvrer sans cesse au lien de la fraternité, et maintenir vivante la dimension divine, mystérieuse, occulte, sans cesser de l’interroger, ces richesses emboîtées de la vie de Joseph ont dessiné pour nous la complexité de l’existence humaine. Elles passent aisément le cap des 3500 ans qui nous séparent de lui pour s’offrir à nos consciences modernes.
A la lumière de ces lumières de hanukka, il faudra se souhaiter d’être assez forts pour nous en inspirer et, dans toute la modestie et la vérité de notre propre nom, notre nom propre, de notre vraie personnalité, faire vivre l’héritage de Joseph…
Chavouah tov.
Parashah Vayigash
Vendredi 19-12-09