En nous relatant la façon dont les Israélites ont fabriqué le Tabernacle et ses divers éléments, la parashah Vayaqel-pequdey impose cette construction à nos consciences pour la cinquième semaine de suite ; pas moins de quatre-cent versets en tout, comme aime à le rappeler Yeshayahu Leibowitz, une dissymétrie flagrante avec les trente-et-un versets consacrés à la Création du monde, dissymétrie dont il aime à tirer l’enseignement selon lequel la foi de l’homme en Dieu, seul objet d’intérêt de la Bible, ne peut être saisie par le savoir dont l’homme disposerait sur le monde, mais bien davantage par celui du service de Dieu que l’homme accomplit.
Cette masse de quatre-cent versets, avouons-le, implique de sérieuses redites textuelles avec les semaines précédentes, et ne nous incline pas à un grand intérêt sur le plan littéraire. Cette insistance de la Bible, par contre, a le mérite de nous replacer, cette semaine encore, face au puissant paradoxe de toute cette construction : Ve-assu li miqdash, ve-shakhatni betokham, « ils me construiront un sanctuaire, et je résiderai au milieu d’eux » (Ex. 25, 8).
Nous avons déjà maintes fois commenté cette phrase, et sans doute résiste-t-elle toujours à une interprétation totalement convaincante. Aussi remettrons-nous ce soir notre ouvrage sur le métier, en empruntant tout d’abord à une réflexion du rabbin Jonathan Sacks, puis de l’architecte Louis Kahn.
Ce paradoxe d’un Dieu qui ne réside pas dans sanctuaire qu’on lui construit, on le sait, est l’une des applications du grand objectif de sainteté brusquement assigné aux Israélites après la sortie d’Egypte : « vous serez pour moi un peuple saint et un royaume de prêtres ». Et nous le savons, cette sainteté est appelée à se déployer dans le monde selon les deux dimensions de l’expérience humaine, le temps et l’espace. Deux institutions instituées par nos maîtres, le shabbat et le miqdash (le « sanctuaire ») constituent à cet effet les deux expressions de la sainteté dans l’ordre du temps et de l’espace.
Mais ce qui est intéressant, dans les deux cas, c’est que chacun, en plus de représenter une expression de la sainteté, constitue également une « solution » à un problème théologique.
Intéressons-nous tout d’abord au shabbat. Si l’on accepte l’idée profonde, exprimée au 16ème siècle par le maître kabbaliste Isaac Louria, selon laquelle la puissance de Dieu est si totale qu’aucune réalité ne pourrait subsister devant elle, il faut donc alors que Dieu diminue une partie de sa puissance, se retranche pour laisser exister quelque chose en dehors de lui. Nous avons reconnu ici la théorie du tsimtsoum, (la « contraction »), le fait que la création du monde soit permise par le retrait de Dieu, mais nous voyons immédiatement le problème théologique qu’elle nous nous livre Alors-même que Dieu, dans sa grâce, laisse place à un monde, dans lequel nous pouvons aussi prendre place, ce monde, par construction-même, est marqué de l’absence de Dieu.
Nos maîtres ont joué des ressources de la langue hébraïque pour exprimer ce paradoxe. Le monde, en hébreu – en fait, l’univers, au sens de l’ensemble du temps et de l’espace – se dit ‘olam, et il ont rapproché ce mot de ne’elam, « caché », pour exprimer le fait que le monde était précisément le lieu, la dimension où Dieu était caché. Ce jeu de mot saisit parfaitement le problème théologique posé : si le monde n’existe que par l’acte de création de Dieu, ce dernier ne peut continuer à exister que parce Dieu se tient caché ; mais du coup, il devient, très facile de penser qu’il n’existe pas.
Pour parer à cette idée, évidemment impensable pour la tradition, il faut dès lors un dispositif pour le manifester ; dans l’ordre du temps, ce dispositif est le shabbat. Shabbat est la fenêtre où dans le temps, nous laissons apparaître Dieu. Comment le faisons-nous ? Précisément en imitant le processus que Dieu a lui-même institué pour créer le monde : en nous retirant. En acceptant de nous diminuer, de nous dessaisir, l’espace d’une journée, de notre pouvoir créateur, en opérant nous aussi un tsimtsoum, en nous retirant, nous pouvons laisser apparaître Dieu. Telle est la solution théologique de la sainteté dans l’ordre du temps, un processus qui dans, par le biais du shabbat, nous permet de rendre sensible un Dieu autrement caché.
Qu’en est-il dans l’ordre de l’espace ?
Le miqdash, nous le comprenons, est censé jouer la même fonction que le shabbat, donner une visibilité à Dieu, cette fois dans l’ordre de l’espace. Mais c’est ici que les choses se compliquent, avec notre fameux verset; Ve assu li miqdash, ve-shakhatni betokham, « ils me construiront un sanctuaire, et je résiderai au milieu d’eux »,
Ici, peut-être, un détour par une réflexion de l’architecte américain Louis Kahn sera même de nous y aider.
Louis Kahn, on le sait, fut l’un des plus grands architectes du 20ème siècle. Sa notoriété fut maximale à partir des années 50, lorsqu’il commença à parsemer la planète de quelques uns de ses bâtiments de génie, dont le plus connu est doute le Capitole, l’assemblée législative de Dhaka la capitale du Bangladesh -- on sait moins qu’il conçut également un magnifique projet de reconstruction de la synagogue de la ‘Hourva à Jérusalem, celle dont il ne restait qu’une arche brisée après l’occupation jordanienne et aujourd’hui reconstruite, et que seul son décès, en 1974, ne lui laissa pas le temps de réaliser.
Dans sa démarche de réflexion précédant sa conception d’un bâtiment, Louis Kahn était intéressé par ce qui qu’il appelait le « commencement » du bâtiment, à savoir, le besoin de concevoir la situation ou le geste fondateur qui fondent l’intelligence du bâtiment, et ainsi, pour le projet, le bon fil directeur pour commencer à réfléchir au bâtiment ? Par exemple, pour une bibliothèque, Louis Kahn concevait la situation suivante : un homme prend un livre sur un rayon, et se déplace de quelques mètres vers une fenêtre pour aller le lire à la lumière : tel était pour lui, le « commencement » de la bibliothèque, et c’est cette Ur-Zcene, cette « scène fondamentale » qui constituait alors le fil directeur de sa réflexion pour imaginer le développement logique de l’espace.
Avec Louis Kahn en référence, la question suivante nous brûle alors les lèvres : et le Tabernacle -- plus tard le Temple -- quel serait son « commencement » ? Quelle situation fondamentale pouvons-nous imaginer pour comprendre son espace, son fonctionnement ?
Il y a avait certes du mobilier dans le tabernacle – une table des pains, un autel des encens, un candélabre – et leurs actes rituels correspondants, mais l’essentiel n’était pas là ; l’essentiel, c’était le Saint des Saints, autrement dit un espace caché, et le fait que dans cet espace l’arche sainte cache lui-même les tables de la loi. Seul le grand prêtre y entrait, et y proclamait le nom de Dieu. Le « commencement » du Tabernacle, ainsi, n’est pas un acte, mais la proclamation, en présence d’éléments cachés, d’un nom lui-même ineffable, tenu caché du peuple. Autant le dire, le « commencement du Tabernacle, c’est un acte de présence destiné à mettre en scène l’absence de Dieu.
Cette façon de présenter les choses, ce « commencement » à la Louis Kahn nous fait comprendre que l’invocation du nom de Dieu dans un espace vide, autrement dit que la vérité de cette phase ne peut être atteinte que si Dieu est déjà présent parmi les hommes, si les hommes lui ont déjà fait une place. C’est à cette seule condition que l’acte de proclamation peut être authentique, et le prêtre, à ce moment, là, s’en fait simplement l’expression.
Autrement dit, notre verset « ils me construiront un sanctuaire, et je résiderai au milieu d’eux » s’éclairent peut-être de la façon suivante : il ne s’agit pas, bien sûr, que les hommes construisent un sanctuaire pour que Dieu y réside ; mais il ne s’agit pas non plus que le prêtre proclame le nom de Dieu pour appeler la présence de Dieu entre les hommes. Il nous faut simplement comprendre que c’est d’abord aux hommes de faire résider Dieu entre eux, pour que le rituel puisse ensuite être authentique.
Le sanctuaire, ainsi n’est pas le lieu d’une médiation magique, il est le lieu d’une représentation de ce que les hommes sont déjà censés accomplir de leur propre chef et par des moyens proprement humains.
On le voit cette conception bat en brèche toute conception mythique ou idolâtre de la religion. Au vu de la confection du veau d’or, la Bible nous informe que ce bel objectif n’est pas « gagné » d’avance pour les nobles membres de notre espèce. La théologie, elle, demeure profondément moderne, actuelle : puissions-nous garder à coeur de ne pas nous abriter derrière les objets, les institutions ou les rituels, mais accomplir de nous mêmes les actes qui nous sont demandés pour faire notre travail d’homme, et seulement ensuite les exprimer par le rituel.
Shabbat shalom !
Vendredi 16-03-12