On ne cesse de me demander depuis deux semaines ce que je pense de la situation en Israël.
Je ne cesse de répondre que je suis inquiet, atterré, en colère, mais que je ne suis pas le plus qualifié pour répondre. Vous connaissez mes préférences concernant la zone de pertinence où doit se situer un commentaire à la synagogue le vendredi soir, autrement dit en fin de semaine, après que la scène du monde a livré son lot hebdomadaire de souffrances, d’horreurs et d’avanies. Le niveau moyen de notre auguste assemblée étant vraisemblablement proche de la surinformation, j’ai toujours été enclin à penser que s’il est une actualité à notre bonne vieille Torah, et à la parashah de la semaine, elle ne s’extorque pas par une projection brutale aux feux de l’actualité, mais se distille en une méditation textuelle où les trésors d’attention, d’ironie, de doutes déployés par nos commentateurs pourvoient à sa véritable pertinence : une distanciation percutante, personnelle, sur la réalité de nos existences. Conviction, enfin, que pour changer le monde, il faut commencer par se changer soi-même, et que cette discipline textuelle rend le mieux justice à cette géniale formulation de Kafka, « Du bist die Aufgabe », « C’est toi-même qui doit être la tâche ».
Mais ce soir nous sommes inquiets, atterrés, en colère devant la multiplication des assassinats et des attentats, et puisque mes préventions, d’une part, ne suppriment aucunement la question qui m’est sans cesse adressée, « mon avis sur la situation », et que le niveau des commentaires dans les médias, d’autre part, avoisine le zéro, c’est à un commentaire sur ces commentaires que je me livrerai ce soir -- Noé, qui donne son nom à la parashah de la semaine, voudra bien m’en excuser.
Aussi, chers amis, de la situation en Israël, de ce que l’on en dit, voici ce que j’en pense.
Ni rire ni pleurer, mais comprendre, disait Spinoza. Nous en sommes loin. A écouter les média, il semble que la seule question qui vaille, plutôt que d’analyser les faits, à tout le moins de poser des perspectives en vue d’une compréhension, soit de savoir si nous sommes en présence de la troisième intifada ou pas. Obsédés par le seul sens de la formule, ou par l’excitation produite par la récurrence d’actes dramatiques, la frénésie du logo et du hashtag relègue totalement l’ambition d’expliquer au second plan ou, lorsque le media risque un commentaire, celui-ci confine au degré zéro de l’analyse politique.
La sémantique tout d’abord : combien de flashes d’info n’avons-nous pas subi, nous informant le plus naturellement du monde qu’un « palestinien » avait porté un coup de couteau contre un « juif orthodoxe » ? Est-on sensible à l’asymétrie, au chef d’œuvre de perspective biaisée que véhicule cette formulation ? Nous aurions donc d’un côté un « palestinien », autrement dit le noble représentant d’une cause à vocation nationale – dont personne ne conteste la légitimité -- face, non à un « Israélien », c’est-à-dire, en bonne et loyale symétrie, à un citoyen d’Israël, mais face à un « juif », être essentialisé dans son ethnie, sa religion, et rendez-vous compte, qui plus est « orthodoxe » ! Tare dont on devine sans peine la charge obscurantiste dans le discours lumineux des commentateurs... Mais s’il n’y a jamais d’israéliens dans les analyses médiatiques, il est une version meilleure encore que le « juif orthodoxe », c’est le « colon ». Attention, pas même « l’habitant d’une colonie », non : le « colon », dure et invariable espèce… Le « palestinien » -- mieux : le « jeune palestinien » -- face au « colon », voilà qui est bon, voilà qui permet de battre la coulpe française post-colonialiste sur la poitrine d’Israël, et voilà qui est maximal en portée rhétorique – l’analyse politique n’a pas commencé que tout est déjà en place, dans le vocabulaire, pour déployer le drapeau de l’indignation…
Nullité du commentaire politique qui, dans ce tropisme « palestinien », prive surtout l’auditeur honnête de toute chance de percevoir les détails. Distinguer a minima entre Fatah, OLP, Hamas ou Djihad islamique, voilà qui entraînerait sur la piste savonneuse d’une analyse non paresseuse, du nécessaire exposé des agendas politiques de chacun -- ah cette fameuse charte du Hamas, merveilleux haï-ku politique qui, d’un trait de plume liminaire, se propose pour but la destruction totale d’Israël, mieux, des Juifs en tant que tels. Merveilleux Moyen-Orient où, pour les média, nulle faction, nulle dissension, côté palestinien, ne vient inutilement compliquer l’analyse, dont une version honnête se ferait fort de relever, pourtant, le fait que Mahmoud Abbas se maintient à la tête de l’autorité palestinienne sans mandat électif depuis 2009, ou que le Hamas a éjecté l’OLP de Gaza suite à un véritable bain de sang. Et que les deux, bien sûr, sont censé être l’interlocuteur politiquement uni d’Israël -- dont il serait malvenu de faciliter la tâche !
Les palestiniens n’auraient d’autre choix, apparemment, que de se ruer avec des couteaux sur leurs malheureux voisins. Mais pourquoi ne mentionne-t-on jamais que Ramallah est devenue une métropole florissante, avec une classe moyenne, une bourgeoise en plein développement, -- et c’est tant mieux, que toute une génération de jeunes entrepreneurs palestiniens n’a qu’une seule envie, faire du business – et que beaucoup en font, d’ailleurs, en montant des projets avec leurs homologues israéliens ? Cette image viendrait-elle contredire le dictat de misérabilisme auquel l’opinion est priée de se cantonner lorsqu’on traite de la Cisjordanie ? Délicieux paradoxe du colonialisme rampant d’une certaine conscience tiers-mondiste…Un tiers mondiste, un quart mondain, peut-être…
Mentionne-t-on, d’ailleurs, que Mahmoud Abbas cherche, il est vrai sans grande autorité, à modérer ces troupes ? Est-ce là trop compliqué pour nos commentateurs, qui préfèrent enfermer les acteurs dans la grille simple, pré-établie du bon et du méchant ? Serait-ce inutilement complexe de rappeler également que malgré les événements, qu’il endosse verbalement, Mahmoud Abbas lui-même poursuit la coopération sécuritaire avec Israël, parce qu’il a peur de se laisser déborder par un mouvement qu’il ne pourrait plus contrôler du tout, de céder des parts de marché au Hamas, au Djihad islamique et autres Da’esh qui cherchent à s’implanter en Cisjordanie ?
Pourquoi, enfin, s’obstine-t-on à ne pas vouloir comprendre que Benjamin Netanyahou ne se situe pas, sur l’échiquier politique israélien, à l’extrême droite, comme le déplore complaisamment des analystes qui plaquent, en une rémanence attardée, cinquante ans après la fin de la guerre d’Algérie, leur mauvaise conscience colonialiste sur la situation israélienne ? Pourquoi ne pas admettre -- que cela nous plaise ou non, que l’actuel premier ministre réalise l’équilibre entre une gauche totalement pulvérisée depuis l’assassinat d’Isaac Rabin, et une droite qui, pour le coup extrême, prône les solutions radicales du transfert, du bouclage total, voire de la reconquête des territoires ? Quand bien même ce serait pour le déplorer, pourquoi ne pas diagnostiquer l’indubitable déplacement du centre de gravité du corps politique israélien, en effet, vers la droite, sous le coup d’une décennie d’attentats qui a totalement épuisé la société israélienne, et percevoir que Benjamin Netanyahou, constamment réélu démocratiquement, se situe en fait au cœur du consensus politique ? J’ai ma petite idée. Quand bien même les belles âmes se drapent, le cœur vert blanc rouge, dans leur empathie pour la cause palestinienne, elles témoignent en fait d’un insupportable paternalisme – colonialisme mal digéré -- envers ces mêmes palestiniens, qu’ils préfèrent supposer impuissants face à l’incorrigible méchant, préférant ainsi soigner sur leur dos l’impeccable audace médiatique de leur indignation.
On l’aura compris, je ne parle ni contre ni en faveur de tel ou tel parti ou gouvernement. Mais nous qui sommes le peuple du commentaire, nous sommes en droit d’exiger une équité, une honnêteté, une qualité minimale à l’information qui nous est livrée. Mal nommer les choses c’est ajouter à la misère du monde, disait Camus. Nous sommes dédiés à cette exactitude, à tout le moins à cette mission de nous vouloir exacts, et honnêtes. Les commentaires actuels sont un scandale, mais le problème est qu’ils sont davantage encore un désastre, qu’ils poussent au désastre.
Oui, désolé mon vieux Noé, de t’avoir quelque peu remisé devant l’actualité, ton déluge n’est pas tout à fait le nôtre, mais il en a beaucoup à nous apprendre sur la manière dont la malveillance, le mal-nommer les choses peut aussi tuer, à petit feu, ou à grandes eaux, une civilisation.
Et pour te laisser tour de même le dernier mot, espérons, mon vieux Noé, que ton nom soit porteur d’espoir. Noa’h, dont les lettres « noun – ‘het » veulent dire « poser », « reposer » les choses, les problèmes, n’est-il pas aussi porteur, lorsqu’on inverse ces mêmes lettres, « ‘het – noun », de « ‘hen », c’est-à-dire de la grâce ?
Puisse la réalité être sensible aux effets de lecture !
Shabbat shalom !
Vendredi 16 octobre 2015