COMMENTAIRES DE LA TORAH

Où sont les frères ?

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ח וַיַּכֵּר יוֹסֵף, אֶת-אֶחָיו; וְהֵם, לֹא הִכִּרֻהוּ. וְהֵם, לֹא הִכִּרֻהוּ.

Joseph reconnut bien ses frères, mais eux ne le reconnurent point

Ce verset Gen. 42, 8, au cœur de notre parashah, poursuit un drame tenace qui court tout au long de la Genèse : le drame de la non-reconnaissance. Celui, en particulier, de toutes les générations de frères qui se sont succédées : le drame de l’impossible fraternité.

Ce drame, pourtant, touche à sa fin.

Nous sommes en effet à quelques encablures de la parasha suivante, qui s’ouvrira par un moment d’une intensité dramatique :

« Vayigash elav Yehudah vayomer … / Alors Judah s’avança vers lui (vers Joseph) et lui dit… » (Gen. 44, 18).

Sous la pression d’un courageux et vibrant plaidoyer de Judah, Joseph abandonne ses stratagèmes par lesquels il n’a cessé de se jouer de ses frères en les qualifiant d’espions et de voleurs. L’heure est à la vérité : en un moment d’émotion – rare dans la Bible – Joseph se fait alors connaître de ces frères qui l’ont laissé pour mort : « Ani Yosseph / je suis Joseph » (Gen. 44, 3)… Ce coup de tonnerre met fin à un contentieux qui dure depuis l’enfance ; il signe l’heure de la réconciliation familiale et, sur un plan collectif, ouvre une destinée nouvelle pour cette jeune pousse qui deviendra le peuple d’Israël : son installation sur les meilleures terres égyptiennes de Goshen, certes, mais déjà, pour Jacob et ses descendants, une situation d’exil, avant que ne viennent les temps sombres de l’esclavage.

Le moment-clé de cette évolution se situe donc entre le verset de notre parasha « Joseph reconnut bien ses frères, mais eux ne le reconnurent point » et l’autre verset-clé de la parasha suivante : « Velo yakhol Yosseph lehitapeq … be-hitvada Yosseph el e’hav » (« Joseph ne put se contenir… (et il) se fit connaître de ses frères » -- Gen. 45, 1).

Ce « hitvada el e’hav / se faire connaître de ses frères » a bien sûr un sens factuel dont l’effet est celui d’une bombe narrative, mais sur un plan plus profond, il vient conclure une thématique qui frémissait, incandescente, depuis trois parashiyot : le dévoilement, tardif mais libérateur, d’une personnalité dont le problème était justement de ne jamais avoir pu « se faire connaître de ses frères », de n’avoir pu construire une relation avec eux, de ne jamais avoir trouvé le juste diapason de la fraternité.

Ce « Ani Yosseph / je suis Joseph », signale ainsi la fin d’une souffrance, et vient réunifier, par un simple cri du cœur, les différentes dimensions d’un homme déchiré. Au delà, il nous permettra de jeter un regard rétrospectif sur l’extraordinaire trajectoire de Joseph, dont la richesse peut s’apprécier selon quatre dimensions : psychologique, sociale, éthique et théologique.

Sur un plan psychologique, ce « Hivada el e’hav / Il se fit connaître de ses frères » témoigne de la lente agrégation d’une stature enfin humaine. Les commentateurs ne furent pas toujours tendres envers Joseph. Fallait-il saluer, dès l’enfance, ce prodige dont les songes brandissaient épis, lunes et soleils dominateurs (Gen. 37, 9), sans autre choix pour ses frères que de s’y agréger en soumission ? Maints commentateurs ont relevé l’immaturité d’une telle vision. Il n’est pas de relation humaine, ont-il souligné, quand celle-ci se résume à projeter son intériorité à la face des autres. Rien de plus violent que cette irruption auto-prophétique où il n’est pas donné à l’autre la chance d’exister par le dialogue. Ce dictat de l’intimité est le contraire de la fraternité ; elle ne fera que susciter la haine.

Des années plus tard, ce simple « Ani Yosseph » fait entendre une voix dépouillée, celle d’un homme vierge de tout qualificatif imposé. Joseph n’est plus le « Ish ha-‘halomot / l’homme des rêves », il est simplement lui-même. Réduit à la juste modestie de son nom propre, il peut regarder enfin ses frères en face, et trouver le chemin d’une relation.

Sur un plan social, la trajectoire de Joseph est tout simplement d’une étonnante modernité.

Le peuple est à peine constitué que Joseph se fraye déjà une destinée, dense politiquement, dans une société totalement étrangère. Après les luttes incessantes des Patriarches avec les peuples environnants, Joseph crée une voie nouvelle, et inaugure une thématique complexe qui accompagnera toute l’histoire du peuple juif : l’intégration d’une identité propre au sein d’une société donnée. C’est une trajectoire finalement heureuse qui nous est ici proposée -- elles ne le furent pas toutes. Sans développer cet immense sujet, il nous faudra relever ici qu’elle vient compléter la mise en place de trois attitudes : Lévi sera le modèle de l’intériorité du peuple juif (c’est à lui que sera confié la Torah) ; Yehouda, tel un Ben Gourion biblique, exprime le lien d’Israël avec les Nations, oscillant entre diplomatie, négociation et affirmation forte -- son « Vayigach / il s’avança », en ce sens, est inaugural. Joseph, quant à lui, offre le premier modèle d’un « Dina Demalkhouta Dina » réussi (« La loi de l’état est ta loi »), notre premier modèle opérationnel d’une implication dans la société environnante, sans rien renier de ses valeurs propres. La modernité de Joseph, à l’aube de l’histoire d’Israël, est saisissante…

Au plan éthique, nous avons déjà signalé le travail personnel de Joseph dans son retour vers ses frères. Envisagée cette fois sur un plan général, ce thème de la fraternité possible est une nouvelle qui a son poids.

Que l’on songe ici aux premiers des frères, Abel et Caïn, dont le seul dialogue eut pour conclusion la mort de des deux ; à Jacob et Esaü, dont la haine intra-utérine gâchait déjà la grossesse de Rebecca, que l’on songe à l’excès de fraternité de Shimon et Lévi lavant l’honneur de leur sœur Dina au prix d’un massacre général : fraternité mal réglée, inexistante ou excessive, c’est à une série marquée du sceau de l’échec que met fin la geste de Joseph.

« Lekh-Na re’eh et-shelom ak’hekha… » (« va voir comment se portent tes frères, et apporte m’en des nouvelles » -- Gen. 37, 14), avait demandé Jacob à Joseph dans la parashah Vayechev : le sens littéral (« va prendre de leur nouvelle »), doit être ici requalifié au sens fort : « fais de ta vie un objectif de parvenir à la paix avec tes frères ». Jacob, ainsi, avait compris que l’aboutissement du cycle patriarcal, l’existence d’un peuple, était miné par ce fléau de la non-fraternité. Il faudra une tentative d’assassinat, la vente, le déshonneur, la prison, la réussite politique et certainement un immense travail personnel – 22 ans en tout -- pour que Joseph puisse enfin délivrer à son père simple réponse : oui, la fraternité est possible !

Sur un plan théologique, ce « hitvada, ce ‘se faire connaître’ » signale une nouvelle compréhension de Dieu, et peut-être, l’invention de l’histoire.

Ce « faire connaître » évoque en effet les « va’era » et autre « vayira », ces théophanies personnelles où Dieu se faisait connaître de ses quêteurs bien aimés. Elles rythmaient jusqu’alors l’évolution du récit, dictant les événements et leurs actions aux patriarches. Mais ici, ce « faire connaître » est strictement humain, et c’est son humanité qui est décisive. Joseph inaugure un type de conscience où Dieu n’est plus au premier plan : un récit moderne précurseur de celui d’Esther, où Dieu, peut-être omniprésent, n’est plus présent…

La grandeur de Joseph ? Ce pourrait être l’invention de l’Histoire humaine… Bien avant la formule des « ruses de la raison » de Hegel, Joseph avait compris qu’au sein de l’Histoire, le plan humain et le plan divin sont dissociés. Que la présence de Dieu, loin d’une théophanie permanente et mécanique, se cache dans les méandres d’une difficile et longue teshuvah personnelle…

La grandeur de Joseph ? Réinterpréter ses données mentales – tragiques sur un plan personnel – pour les élargir à l’horizon d’un projet divin. La tentative de meurtre de ses frères, la prison dans les geôles de pharaon, les prémisses d’un plan divin ? Il en fallait, de la sagesse, pour voir dans le présent le contretemps de l’avenir, dans le passé dramatique le germe même d’un espoir futur. Joseph se montre ici digne des meilleurs prophètes à venir.

Dimension psychologique, sociale, éthique ou théologique : ce « ani Yosseph », ce simple énoncé d’un nom propre vient réunifier les déchirures d’une personnalité presque trop riche, en la plaçant simplement à la hauteur du regard de ses frères. Avec toute la puissance de la modestie, « ani Yosseph », ses frères peuvent maintenant l’appeler par son nom…

Préserver un espace pour la destinée individuelle, œuvrer sans cesse au lien de la fraternité, et maintenir vivante une dimension divine mystérieuse, mais accessible à nos interprétations, ces richesses emboîtées de la vie de Joseph ont dessiné pour nous la complexité de l’existence humaine. Elles passent aisément le cap des 3500 ans qui nous séparent de lui pour s’offrir à nos consciences modernes. 

En ce shabbat Miquets, souhaitons-nous d’être assez forts pour nous en inspirer, et dans la fierté modeste de nos noms propres, éclairés à la lumière de la fraternité, faire vivre l’héritage de Joseph…

Shabbat Shalom.

Parashah Miqets

Vendredi 18 décembre 2015

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