COMMENTAIRES DE LA TORAH

Quand la Torah se donne, donne, donne… 

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La Paracha Yitro marque un sommet du dialogue entre Dieu et l’homme.

Des hommes qui parlent avec Dieu n’est pas chose surprenante pour la Bible. C’est même la moindre des choses, où le dialogue avec son Créateur constitue la vocation naturelle de l’homme. Les Patriarches, Job ou les prophètes, les hommes de Dieu ne cessent d’aller et venir dans nos textes, et parmi eux Moïse est le plus grand. « Lo Qam Navi Od béYisraël KéMoshe » (Il ne s’est plus levé en Israël de prophète semblable à Moïse -- DEUT,XXXIV,10) : le Matan Torah et son décor, le Mont Sinaï (bien que de hauteur moyenne, comme s’applique à le souligner le Midrash) constitue bel et bien le sommet absolu...

Shivim Panim laTorah ! Il est « soixante-dix faces à la Torah »… Et s’il est bien entendu impossible de catégoriser un tel événement, nous aimerions en souligner ici trois aspects. Trois aspects importants en ce qu’ils nous permettent, à nous Juifs d’aujourd’hui, de nous y relier encore, et d’une certaine façon, d’y participer : l’unicité absolue du Matan Torah, l’invention de la responsabilité, et l’invention d’une « bonne distance » entre l’homme et Dieu.

Unique à tout jamais

C’est un fait fondamental que notre Loi est unique et « qu’il n’y en aura jamais d’autre », souligne Maïmonide dans le Guide des Egarés (GII, C39).

Tout d’abord, il est remarquable, et étonnant, que dans un texte où abondent les promesses, annonces ou visions prophétiques, le Sinaï, événement majeur s’il en est, ne soit tout simplement pas annoncé par la Torah.

Nous connaissions jusqu’ici les promesses faites à Avraham (promesse d’un peuple, promesse d’une terre -- GEN, Lekh-Lekha, XII,1-7), la notion d’alliance (l’arc-en ciel, l’alliance « entre les morceaux », la Milah, circoncision), les révélations individuelles, mais aucun de ces passages n’annonce la Loi telle qu’elle nous sera donnée : un véritable « déluge » de prescriptions individuelles.

Cette Loi est donc un « objet » inconnu jusqu’ici, car elle découle elle-même d’un projet entièrement nouveau. Les Bneï-Yisraël, après avoir été sauvés du Pharaon, ne songeaient qu’à rejoindre la terre de Canaan ? Ce nouveau projet leur est brusquement imposé : le projet de sainteté, dont l’énoncé intervient dans notre paracha : Atem Tihiou Li Mamlékhet Kohanim Végoy Kadosh -- « vous serez pour moi une nation de prêtres, un peuple saint » (XIX, 6).

Nouveau et unique, le Matan Torah ne l’est pas seulement par rapport au passé, mais également par rapport à sa postérité : un tel événement ne se reproduira plus.

Qu’il s’agisse (pour la plupart des commentateurs) d’un acte de liberté totale de la part de Dieu, ou selon Maïmonide, d’un fait naturel uniquement lié au degré prophétique de Moïse, Abraham Heschel nous aide à penser cette « anomalie », cette unicité absolue de l’événement du Sinaï.

Le Matan Torah, souligne-t-il, n’est pas un « événement » au sens habituel, un « processus » ou une action caractérisée par ses causes et ses conséquences. Défiant les critères habituels de l’histoire, production de faits dans le temps et l’espace, le Mont Sinaï marque une rupture : Dieu, ici, ne prend part à aucune action, n’infléchit aucun cours historique. Au contraire, il fait s’arrêter le peuple… et lui parle ! 

La Révélation, ainsi, ne peut être « bornée » ni par l’avant ni par l’après, et par aucun autre événement.

C’est d’ailleurs cet aspect du Sinaï, soulignons-le, qui fonde notre conviction d’une révélation progressive. La Torah nous l’énonce en quelques versets mémorables :  « Ce n’est pas avec vous seulement que je contracte cette alliance et ce pacte, c’est avec celui qui se tient aujourd’hui avec nous devant le Seigneur notre Dieu, comme avec celui qui n’est pas présent parmi nous aujourd’hui » (Ki Tavo, XXIX,13-14).

Autrement dit : avec nous…

L’invention de la responsabilité

Un deuxième enseignement du Sinaï nous est livré par l’expression même Maamad Sinaï (« se tenir devant le Sinaï »). S’il est aussi question de Matan Torah (don de la Torah), la Tradition a toujours pensé la perspective de sa « réception » comme aussi importante que celle de son « émission ». De telles expressions écartent d’emblée toute spéculation vaine sur le « mystère » ou la nature de Dieu. Dieu, là-bas, ne révèle que sa part « utilisable » pour l’homme, et le place directement face à un défi nouveau : sa propre responsabilité.

Certes, l’homme avait eu auparavant l’occasion de mesurer sa marge de manoeuvre. “Ayékha” (“où es-tu ?”) l’avait informé, au sortir du Gan Eden, qu’il vivait en permanence sous le regard de Dieu. Le premier meurtre (Caïn et Abel) lui avait précisé sa responsabilité envers autrui, et des promesses répétées (Noé, puis les Patriarches) lui avaient signifié que sa vie sur terre avait un sens et une dimension morale. Pour autant, les quelques principes éthiques livrés jusqu’ici à l’homme étaient toujours circonstanciés à tel ou tel de ses actes. L’homme découvrait l’exigence de Dieu au fur et à mesure de ses bienfaits ou méfaits : pédagogie progressive… Au Sinaï, c’est un « contrat » total, muni de toutes ses clauses, qui lui est brusquement dévoilé…

Et il n’est plus question, ici, de promesse. L’homme n’est plus face à un « Tu verras », mais à un « Tu dois »… Dieu donne des ordres et ceux-ci englobent tous les aspects de la vie. Dieu change ici les règles du jeu pour l’homme : nul, désormais, ne peut vivre en dehors du champ de la Loi. 

On l’aura compris, le libre-arbitre est le corollaire de ce nouveau rapport. En marquant son territoire spirituel par des notions détaillées du bien ou du mal, Dieu inaugure pour l’homme la problématique du choix, de l’engagement ou du refus : celle de la responsabilité.

L’invention de la « bonne distance »

Un troisième enseignement du Sinaï est ce que nous pourrions nommer « l’invention de la bonne distance ». Replacée dans le cadre d’une exigence de sainteté (« Soyez saints, car je suis saint »), le Sinaï inaugure en effet une nouvelle position de l’homme face à Dieu, non plus simplement celle de « l’être », mais une position normative, celle du « devoir être ».

Il est remarquable que cette position, pour ancestrale qu’elle soit, parviennent encore à pointer deux écueils, ou deux insuffisances de notre existence contemporaine :

* La position philosophique d’origine grecque où, selon une hypothétique harmonie entre le logos et le cosmos, l’homme recherche un rapport d’adéquation, d’adaptation avec la réalité.

* En second lieu, la position purement subjective, la philosophie de l’existence si bien décrite par Hannah Arendt, où l’intériorité de l’homme se pose en expérience suffisante du monde.

Il est remarquable, en effet, que la position normative inaugurée au Sinaï réussisse ce tour de force de concilier et  dépasser ces deux points : « Lo Tatourou Ahareï Levavkhem Véahareï Eïnekhem », nous avertit le Chéma, « ne suivez pas seulement vos yeux ou votre cœur ».  Le dispositif des Mitsvoth, meilleur instrument de la position de l’homme face à Dieu, signe ainsi une nouvelle perspective : non simplement « ce qui est », ni seulement « ce que je pense », mais un projet conciliant à la fois réalité et exigence morale : « ce qui devrait être » et « ce que je dois faire ».

Naassé Vénichma

Unicité, responsabilité et « bonne distance », nous retrouvons ces trois aspects dans l’admirable réponse condensée des Bneï-Ysraël à l’événement dont ils sont témoins : Naassé Vénichma (nous ferons et nous écouterons).

On a beaucoup commenté l’inversion inhabituelle entre le « faire » et le « comprendre », mais le fait que ce « Nichma » soit conjugué au futur (nous comprendrons) n’est pas moins intéressant.

Cet engagement formulé au futur nous confirme que la Révélation est dans l’engagement plutôt que dans le vécu immédiat. On n’est pas témoin au Mont Sinaï comme on l’est d’un accident. L’essentiel, ici, n’est pas dans l’enregistrement des faits, mais dans la promesse : face à « Tu dois », la réponse n’est pas « Je comprend » ou « J’y étais », mais « Je ferai »…

Voilà pourquoi, sans doute, sans pouvoir décrire précisément l’événement du Sinaï, nous savons qu’il « est arrivé » : parce qu’il nous arrive encore ! Notre foi n’est pas seulement fondée sur un « parce que », mais avant tout sur un « pour que »…

Voilà aussi, sans doute, pourquoi « une voix sort tous les jours de la montagne », et pourquoi la Loi, selon le Psaume, peut être encore pour nous « Temima » (parfaite) et « Mechivat Naphesh » (qui restaure l’âme). Voilà pourquoi, sans doute elle ne s’adressait pas seulement à ceux qui étaient debout au Maamad, mais à ceux qui n’y étaient pas, qui n’y étaient pas encore : à nous aujourd’hui…

5759 Janvier 1999

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