Notre double parashah de cette semaine, Vayaqhel-Pequdey, s’insère dans un long récit qui consacre pas moins de cinq parachiot à la construction du Tabernacle. Dans ce véritable « feuilleton » des temps bibliques, dont Yeshayahou Leibowitz fait remarquer qu’il occupe plus de 350 versets, contre 31 versets seulement à la création du monde, Vayaqhel-pequdey fait écho à la paracha terumah, lue il y a quelques semaines, dans laquelle Dieu demandait aux israélites de lui construire un sanctuaire et en dictait l’agencement dans le détail. C‘est en parfaite conformité avec ces prescriptions que nous voyons ainsi, dans notre péricope, le peuple apporter, sur une base volontaire, la matière première puis confectionner les différents éléments du Mishkan, le Tabernacle. Je ne m’attarderai pas ce soir, cependant, sur les dimensions et l’agencement précis des solives, tenons, agrafes et autres encoignures qui en formaient la structure, mais sur les premiers mots qui ouvrent la première de nos deux parashiyot : vayaqhel mosheh ʼet kol ʻadat bney yisra’el vayomer alehem » (Ex 35, 1).
Ce verset est généralement traduit de la façon suivante : « Moïse convoqua toute la communauté des enfants d’Israël et leur dit… ». Une simple phrase introductive, en somme, qui pose la situation : Moïse rassemble le peuple avant de lui livrer ses instructions. Cette traduction, pourtant, me semble très en retrait de sa véritable signification, et j’aimerais vous proposer de lui restituer ici son sens plénier.
Vayaqhel mosheh ʼet kol ʻadat bney yisra’el… : les deux mots clés sont ici vayaqhel (« il assembla ») et ʻadat (le mot « communauté », à l’état construit), où se laissent entendre, à travers leurs racines, les notions de qehilah et de ʻedah, deux mots qui signifient tous deux « communauté ».
Mais sont-ils vraiment synonymes ? La tradition en distingue précisément les nuances comme signifiant deux états communautaires différents… La racine du mot ʻedah (Ayin-Daleth-Hé) s’entend également dans le mot ʻed (Ayin-Dalet), qui signifie « témoin ». Ainsi, la ʻedah désigne la communauté en tant que fait historique, le fait d’avoir été témoin, collectivement, d’un événement fondateur d’unité, et de pouvoir ainsi continuer à en témoigner dans le temps. La racine qof–he–lamed, qahal, quant à elle, signifie « convoquer, faire assembler », et Rashi insiste d’ailleurs dans son commentaire sur le fait que notre verbe vayaqhel est à la forme hif’il, la forme factitive, et signifie « faire s’assembler », sous entendu en fonction d’un objectif déterminé. La qehilah, ainsi, ne renvoie pas seulement à une communauté dotée d’une mémoire commune, mais davantage à la communauté en tant que projet, structurée en fonction d’un objectif qui la projette vers le futur.
Il apparaît donc que notre vayaqhel introductif ne nous informe pas seulement d’une réunion factuelle, d’un simple préalable à une communication, mais constitue bel et bien un changement de statut de l’état communautaire à ce moment de l’Exode, une évolution de structure, due à un nouvel horizon, un nouveau projet dont nous verrons que le mobile est précisément la construction du mishkan.
Restituant ainsi son sens fort à notre verset, nous pourrions ainsi traduire de la manière suivante : Moïse amena la ‘edah des Bnei Israël à se constituer en qehilah. En d’autres termes : Moïse fit d’une simple communauté « historique », celle des événements de la sortie d’Egypte, une communauté dotée d’un projet, une communauté à vocation spirituelle.
Comment y parvient-il ? Quels sont les facteurs de cette évolution ? C’est, me semble-t-il, le sujet de fond de notre parashah, et ce que nous aimerions examiner ici. En rappelant tout d’abord quelques étapes de cette constitution du peuple, nous nous intéresserons ensuite aux moyens mis en œuvre par Moïse pour le hisser à la dimension d’une qehilah.
Depuis les patriarches, il est vrai, l’entité sociale, politique et spirituelle et sociale des hébreux, puis des Israélites n’a cessé d’évoluer.
Souvenons-nous, tout d’abord, de Jacob qui, le premier à surmonter la malédiction des fils antagonistes (Caïn et Abel, Isaac et Ishmaël, puis Jacob et Esaü), parvient à synthétiser, à stabiliser l’héritage des Patriarches en une famille, une mishpaḥah, en d’autres termes, une structure dont le bénéfice, politique et identitaire, fait que pour la première fois, les générations à venir se maintiennent dans la filiation d’Israël.
Pris ensuite dans le creuset de l’esclavage d’Egypte, cette mishpahah fructifie, certes, mais demeure un fantôme identitaire. Définis par la seule filiation à un ancêtre commun, Jacob-Israël, les israélites ne demeurent qu’une immense minorité, harassée dans un cadre national et une civilisation qui leur sont étrangers. Il faudra l’expulsion hors de l’étroitesse de miṣrayim, l’Egypte, pour propulser ce bloc de souffrance collective sur la scène de l’histoire, et le projeter enfin à la dimension et au statut d’un ‘am, d’un peuple. Le ‘am yisra’el (ʻayin – mem), l’hébreu le dit, c’est la collectivité qui incarne et rend vivant le ‘im, le « avec », la solidarité du vécu commun. Sa scène primordiale, traumatique mais libératoire, en est la traversée de la Mer Rouge, et son premier héros, Aminadav qui, minorant le passé au nom de l’avenir, se jette à l’eau et y trace une voie, le « premier juif à vivre selon l’exemple » selon la belle formule de Ben Gourion.
La troisième étape, celle du Sinaï, est celle dont nous avons déjà parlé, celle où le peuple, après avoir été témoin (‘ed) de la Révélation, agrège à la dimension collective du ‘am Yisraʼel le statut de ‘edah, une collectivité structurée par un témoignage commun, et par la possibilité de transmettre celui-ci aux générations postérieures.
Il y a toutefois un problème, c’est que la ʻedah, liée par le seul fil de l’histoire et de la mémoire, est faillible. Constamment soumise à un problème de leadership, elle subordonne sa cohésion à la confiance, variable, qu’elle accorde à son guide, ou à l’estimation du succès du voyage, incertaine terre promise, dont on sait combien elle sera cause de dissension. Un de ces éléments vient-il à manquer, la ‘edah se disloque ; c’est précisément, nous le savons par le midrash, parce que le peuple ne voit pas revenir Moïse de son ascension au Sinaï en temps et en heure qu’il prend peur. Angoisse du vide qui prend le pas sur la mémoire… Exigeant aussitôt un leadership plus tangible, le peuple retourne à l’héritage régressif de l’esclavage, et demande à Aaron de lui faire un veau d’or.
Sans doute Dieu et Moïse sont-ils conscients du problème : il faut donc ancrer cette communauté, cette ʻedah, dans un projet indépendant et détaché de la personnalité de ses dirigeants : cette solution, ce sera le Tabernacle, le Mishkan, mot dont la racine « shin-ḳaf-nun », shaḳan, signifie « résider ».
Moïse, ainsi, fait s’assembler la ʻedah aux impératifs d’une dimension supérieure, s’attache à faire fructifier l’histoire en projet, à transformer le témoignage en engagement. Faire résider Dieu sur terre, manifester cette résidence dans l’espace des hommes, et donner à cette présence, à cette sheḳinah une signification sociale, politique et identitaire accessible à tous, tel est le projet, et telle est la solution, que l’on peut résumer en une sorte de grandiose équation spirituelle : ʻedah + sheḳinah = qehilah.
Examinons, maintenant, la mise en place pratique de ce projet : les moyens, l’organisation, les hommes.
Le premier point, c’est bien sûr la finalité du projet. Établir un rapport individuel mais aussi collectif à Dieu. L’enjeu, on le comprend, n’est rien moins que la question suivante : comment faire de l’expérience de la révélation, le summum de l’expérience religieuse, une expérience tangible, accessible, partagée au sein de la société ? Une expérience spirituelle qui ne soit pas fondée seulement sur la ratiocination du souvenir, mais sur le renouvellement constant de sa signification ? La qehilah, on le voit, intègre la conscience que les organisations, parfois, peuvent mourir de leur organisation. L’intuition portée par l’invention de la qehilah, c’est d’oser dépasser la seule préoccupation de sa survie, c’est d’affirmer sa référence à une dimension qui lui est supérieure.
Deuxième point : il est intéressant de constater que la Qehila, politiquement et stratégiquement, pourrait-on dire, reprend et intègre les éléments de ses étapes antérieures. L’or et l’argent, les matières premières du Mishkan, nous disent les commentaires, proviennent des vases et des bijoux récupérés des Égyptiens ; la qehilah intègre donc l’héritage du ‘am, ce premier état collectif des israélites. De même, le Tabernacle, bien entendu centré autour des Tables de la Loi, intègre l’état de ‘edah du Sinaï. La Qehila représente donc une pyramide spirituelle, mais qui n’oublie pas ses participants sociaux et historiques. Construction dynamique de la mémoire, elle ne vise pas on ne sait quelle élévation universelle, platonique et désincarnée, c’est elle-même qu’elle élève, en élevant chaque strate de l’histoire antérieure du peuple.
Un autre élément capital, c’est l’origine, la cause active du projet : le don librement consenti. « Kol nediv libo », indique la Torah, « tout homme généreux de son propre cœur » apportera son offrande pour le Tabernacle. La qehilha, nous enseigne ce verset, est certes un projet collectif, mais pas une idéologie. Pour fonctionner, pour être viable sans verser dans une sorte de pieux totalitarisme, la qehilah doit aussi respecter la nature et la diversité des hommes : diversité objective des richesses, aplanie dans l’égale noblesse des cœurs, mais aussi diversité des dispositions de chaque être, de l’enthousiasme ou de l’aptitude variable de chacun à donner.
Relevons, enfin, la prééminence donnée aux artistes. Moïse préside en prophète aux opérations, mais c’est Betsalel, l’artiste, qui en est le maître d’œuvre. La créativité, l’inspiration, nous dit ici la Torah, sont au centre de la qehilah, mais cela va plus loin.
Betsalel, en effet, nous apprend-on au verset (35,34), avait été rempli par Dieu de toutes les facultés de sagesse et de dons manuels pour exécuter sa tâche, mais également du don d’enseignement. En quoi, pourrait-on se demander, l’enseignement est-il ici une qualité nécessaire à l’exécution artistique ? La leçon est claire : une société ne saurait se contenter de ses réalisations, ni un homme de ses talents comme seule carte de visite. Dans une qehilah, les pierres doivent parler, et les savoirs se transmettre…
On le voit, Vayaqhel, ou comment constituer la qehilah, ne nous entretient pas seulement de planches, de solives et d’agrafes, mais nous livre les fondamentaux de tout véritable projet spirituel. Ce faisant, elle nous transmet des leçons pour aujourd’hui. Entre autres, deux leçons fortes :
D’une part, elle nous enseigne que la présence de Dieu dans le monde, sa bénédiction ne sont pas un fait objectif, et donné d’avance. La relation de sainteté, qui affirme cette présence, est constructible, et elle se construit par le biais de kelim, d’instruments, de structures. Il ne peut y avoir d’influx spirituel, de relation de sainteté, de bénédiction sans une fixation destinée à la recevoir, sans structure matérielle.
Mais, et c’est là une deuxième leçon, paradoxale mais tout aussi forte, ce n’est pas dans les structures que se situe le message. Construisez-moi un sanctuaire et je résiderai parmi vous, affirme Dieu. C’est dans les rapports humains que le message se fait entendre, et c’est entre les hommes que réside Dieu, dans ce qu’ils disent, dans ce qu’ils font. Une communauté, pour s’élever à la dimension viable d’une qehilah, doit non seulement savoir intégrer les éléments de son passé, respecter les pluralités de son présent, et soutenir la ferme et humble vision d’un avenir, d’un projet spirituel dont l’objectif se doit de dépasser l’enjeu de sa propre survie.
Sachons donc écouter nos propres forces vives, sachons respecter les possibles qu’ils incarnent, écoutons nos artistes, ou nos fibres artistiques, et souhaitons-nous, d’être emplis, tel Betsalel, de la Hokhma, de la Tevouna, de la Daat, de la sagesse, de l’intelligence et de la connaissance, mais aussi du don d’enseignement et de transmission, pour qu’instruits de la Torah, de notre propre histoire, et de nos différents apports, nous puissions élever nous et maintenir sans cesse notre communauté, notre Edah, au niveau et à la qualité d’une qehilah…
Shabbat Shalom.
Vendredi 12 mars 2010