Hayeï-Sarah, c’est la parashah de la transmission. Celle qui voit mourir Sarah (juste après la ligature d’Isaac), celle de la mort d'Abraham, celle, donc, où doit s’effectuer la première grande transmission de l’histoire d’Israël, la première « couture » entre deux générations successives. Les fils et les filles, Isaac et Rebecca, qui se rencontrent dans notre parashah, ont en effet pour responsabilité de développer l’héritage d’Abraham ; la tâche est immense…
Car Abraham est l’homme de tous les commencements. Il est celui qui, après le déluge, et contrairement à Nimrod, construit l’histoire humaine dans une perspective de bénédiction et de réparation morale. Celui qui accepte de se mettre en marche au nom d’un improbable lekh-lekha, « va pour toi », celui qui perçoit Dieu non seulement par obéissance comme Noé, mais en prenant ses responsabilités, y compris en s’opposant à Dieu comme à Sodome et Gomorrhe. Abraham est celui qui creuse des puits, bâtit des autels à l’Eternel, signe des traités et impose la paix avec les potentats locaux. Animé par son intuition d’un Dieu unique, Abraham a su donner une réalité économique, politique et éthique à cette famille qui, un jour, deviendra Israël. Nous le voyons d'ailleurs à l'œuvre, au début de notre parashah, en pleine acquisition d'un terrain pour enterrer ses morts, conjuguant vision prophétique et habileté dans la négociation pour fixer dans la terre d’Israël la promesse d’une descendance à l’image des étoiles...
Face à une telle œuvre, intimidante par ses acquis spirituels et matériels, se pose alors la question incontournable de tout héritage : quelqu’un est-il capable de le recevoir ?
Nous sommes ici à l’heure de la première grande transmission, celle du risque et de l’échec possible, l’heure d’Isaac... Après un tel père, comment exister en tant que fils ? Telle est bien la question posée de façon dramatique par la aqedat Yitshaq (la « ligature d’Isaac ») : comment Isaac peut-il construire le lien sans être soi-même lié, phagocyté, ligaturé ? Nous mesurons la redoutable mission qui lui incombe, mais nous savons finalement très peu de choses d’Isaac lui-même. Qui est-il en tant qu’homme, quelles sont ses qualités ? J’aimerais tenter, ce soir, de partir à sa rencontre…
La Torah nous dit peu de choses à son sujet. « Etouffé » par les hautes figures d’Abraham et de Jacob, il n'a même pas de parachah à son nom. Son entrée dans le récit biblique est paradoxalement nommé Hayé Sarah, « La vie de Sarah », et la semaine prochaine, lorsque la parashah toledot nous informera de ses engendrements, ouvrant d’un prometteur ve-eleh toledot Yitshaq, « et voici les engendrements d’Isaac », le verset fait aussitôt un retour en arrière pour conclure sur un avraham holid ʼet yitsḥaq, « Abraham engendra Isaac ». Comme un retour immédiat au fœtus, une impossible naissance, avalée par le père, ou par la femme, ou par le fils : Isaac a du mal à émerger comme être propre. Nous n’avons pas affaire, avec lui, à une saga spectaculaire, mais plutôt une enquête patiente, une collection de petits faits révélateurs. C’est ainsi, peut-être, que nous parviendron à capter quelque chose de la vérité d’Isaac, le plus énigmatique de nos Patriarches.
Isaac, c’est tout d’abord l’homme de la aqedah, la « ligature ». Ve-ha-elohim nissa ʼet Abraham (« et dieu éprouva Abraham »), énonce la Bible, et le midrash souligne : Isaac a 37 ans, et il a beau être au cœur de l’événement, cette épreuve n’est pas la sienne mais bel et bien celle d’Abraham. L’épisode, pourtant, ne peut pas ne pas avoir forgé le caractère d’Isaac, et lui délivrer une leçon profonde sur les contradictions possibles des promesses divines. Cette promesse, il le sait, doit passer par lui, mais il n’est pas encore né à sa propre vie qu’il expérimente déjà sa mort ! Il y aurait ainsi le temps des perspectives généreuses de la prophétie, ouvertes par Abraham, mais également le temps où la volonté divine semble se perdre dans la gestion des conséquences, des contradictions, et des pertes irréparables -- Sarah, nous apprend le midrash, meurt lorsqu’elle a connaissance de l’épreuve de la ligature.
Isaac est ainsi le premier à avoir vécu cette tension entre la volonté divine et le temps humain. Mais aussi, nous disent les Commentateurs, le premier à l’avoir dépassée en une compréhension nouvelle et profonde, la vision de la dimension messianique du temps. Pendant la aqedah, nous dit le midrash, Isaac aurait vécu et compris la formulation du meḥaye ha-metim, « qui fait revivre les morts ».
Cette compréhension au delà de la réalité manifeste nous est également suggérée par le lieu où s’établit Isaac. « Vayéchev Yitshaq Im béer Lahaï Roï » (« Isaac s'établit près de la Source du vivant-qui-me-voit »), nous dit le verset. Ce lieu n'est pas anodin, c’est celui où Hagar a fui avec son fils Ismaël après le renvoi d'Abraham, le lieu de son désespoir puis, après que ses yeux se soient « dessillés » pour voir la source d'eau, le lieu où son fils est sauvé d’une mort certaine. Maïmonide commente : cette source n’est pas une création nouvelle, mais le fait d’une perception. Cette terre où s’ouvre le regard, où se déchire le voile du réel, c’est précisément celle qu'Isaac a choisie. Elle n’est pas tant son lieu géographique que son domaine existentiel. Telle est la vie d’Isaac : sans créer de réalités nouvelles comme son père Abraham, il va transformer l’héritage par le regard, la conscience et la mémoire.
Ce caractère visionnaire d'Isaac nous est également raconté lors de sa rencontre avec Rebecca : « Vayétsé Yitshaq Lasouah Basadé » (« Isaac était sorti dans les champs pour méditer »). Isaac, commente le midrash, revenait à cet instant de la « Source du Vivant-qui-me-voit », où il avait rencontré son frère Ismaël, exilé, pour prendre de ses nouvelles.
Isaac, ainsi, est l’homme qui a le sens des failles et de leur réparation, celui qui garde en mémoire, qui retourne sur les lieux des souffrances et des fractures, pour s'attacher, en secret, à les recoudre. Et, nous le savons directement par la Bible, c’est également Isaac qui, à la mort d’Abraham, malgré la séparation de deux futurs grands peuples, réussit l'exploit de se retrouver entre frères avec Ismaël sur la tombe de leur père commun ; leçon messianique, dont nous avons bien besoin...
Isaac, d’une manière générale, incarne la dimension future de toute situation présente. Son nom, Yitshaq fait de lui, non « celui qui rit », mais celui « qui rira ». Ismaël est metsaḥeq, comme nous dit le texte, « celui qui rit » au présent, mais de ce rire qui signifie moquerie, sarcasme, et déni agressif de sa propre responsabilité. Isaac, lui, ne rit pas. En tout cas, il ne rit pas au présent. Le monde actuel ne le satisfait pas, et cette insatisfaction n’est pas une démission, elle est une vision. Si Ismaël ricane au présent, Isaac, lui, « rira », au futur… Il rit pour un monde situé au-delà de sa propre vie, un monde où, selon la belle expression du Zohar, toutes les larmes seront comptées.
Isaac nous apparaît-il un peu plus clairement ?
Son souci constant des fractures, sa capacité de vision et de consolation, telles sont les contributions d’Isaac à la question de la transmission : savoir recevoir l’héritage, mais en réparant secrètement toutes ses failles. Si son apport ne se réalise pas nécessairement dans le monde manifesté, sa manière, tout en creux, peut être comparée à un contrepoint musical. Il y a, en musique, des temps forts, mais comme le disait John Cage, sans les silences, ces silences secrètement tendus vers l’avenir, aucune mélodie ne peut être entendue. Après les accords puissants, les staccato d’Abraham, le sotto voce, le contre-point d’Isaac est essentiel pour que l’histoire puisse avoir un sens.
Dans la question de la transmission, on peut dire aussi qu’Isaac, c’est l’art d’être fils. Abraham fut un père flamboyant, prolifique, visible, mais l’histoire et la transmission ne peuvent pas exister si les fils ne savent pas être fils. Isaac a porté cet art de la réception à son plus haut point. Appelé à la première transmission de l’histoire d’Israël, il en est le premier modèle. Certains diront : un modèle austère. Son « il rira », pourtant, nous touche encore aujourd’hui, car c’est le rire porteur des plus hautes valeurs prophétiques de justice et de réparation. Tel est notre héritage, l’héritage messianique d’Isaac…
Vendredi 22 novembre 2019