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La halakhah est-elle égalitaire ?

Depuis le fameux « Ayeka » (« Où est-tu ? ») adressé par Dieu à Adam au jardin d’Eden, la tradition juive pose que la dignité humaine se joue essentiellement pour l’être humain dans sa rencontre avec la Loi. Ce que la Loi sait le mieux faire, a priori, consiste à poser des catégories vis-à-vis du monde et à en proposer une hiérarchie. Cette activité légale peut facilement entrer en contradiction avec notre tendance spontanée à exprimer des points de vue sur le monde, notre inclinaison à concevoir la justice sous la forme de l’égalité, voire, pour la sensibilité moderne, de l’égalitarisme…

Alors, la halakhah, la Loi juive est-elle « égalitaire » ?  De fait, les 613 commandements ne s’appliquent pas tous en même temps, ni dans les mêmes conditions pour tous, et la halakhah ne cesse de multiplier les distinctions – où la conscience post-moderne aura tôt fait d’y voir des discriminations : entre juifs et non-juifs, entre Cohen, Levi et Israël, entre « mineurs » et « majeurs », entre hommes et femmes ! Par ailleurs, le droit hébraïque ne se réduit pas à un corpus d’énoncés normatifs, pas plus qu’il ne représente un ensemble formel défini une fois pour toutes. Profondément sensibles aux conditions de vie réelles des communautés, les posquim, les rabbins ayant autorité pour mobiliser la halakhah et décider sur des cas concrets, n’ont cessé de le faire à chaque fois de manière circonstanciée et finalement très diverse selon les époques et selon les latitudes. Loin d’être seulement un système juridique, la halakhah est aussi un mode vécu de l’identité juive, une pensée en acte de l’identité.

Ne pouvant souscrire ici à une approche exhaustive sur cette question de l’égalité, nous avons choisi de porter notre attention sur deux domaines particulièrement sensibles, non seulement pour la tradition légale hébraïque, mais aussi pour nos consciences modernes : le rapport dissymétrique des hommes et des femmes par rapport à la loi, et les relations entre juifs et non-juifs via la problématique de l’enterrement. Deux « plongées » précises, certes limitées, mais dont le caractère emblématique aura pour vertu de projeter quelques lumières générales sur cette question de l’égalité.

I / La question des commandements positifs liés au temps

Le cœur de la dissymétrie entre hommes et femme vis-à-vis de la Loi est parfaitement exprimé par un principe talmudique maintes fois formulé dans le Talmud (M Kid 1:7 ; Kid 33b ; Tossefta, Kid 1:10) : la notion de « mitsvat assé she-ha-zman grama ».

Il nous faut savoir tout d’abord que la nomenclature rabbinique distingue entre des mitsvot « positives » (« mitsvot assé », des mitsvot « tu feras ») et « négatives (« mitsvot lo ta’assé », des mitsvot « tu ne feras pas »). Certaines sont relatives à un temps précis (« she ha-zman grama »), comme par exemple la mitsvah du Loulav, qui bien évidemment ne s’applique que lors de la période de Soukkot, et d’autres non – par exemple « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (dont on espère qu’elle excède la seule période de Soukkot !).

L’expression de « mitsvat assé she-ha-zman grama » désigne donc la catégorie des « mitsvot positives liés au temps ». Ce que nous nous dit le Talmud à leur propos, c’est que les femmes en sont exemptées…

Voyons-en une formulation classique, celle qu’énonce la Mishnah au traité Kiddushin 33b :

כָּל מִצְוֹת הַבֵּן עַל הָאָב, אֲנָשִׁים חַיָּבִין וְנָשִׁים פְּטוּרוֹת. וְכָל מִצְוֹת הָאָב עַל הַבֵּן, אֶחָד אֲנָשִׁים וְאֶחָד נָשִׁים חַיָּבִין. וְכָל מִצְוַת עֲשֵׂה שֶׁהַזְּמָן גְּרָמָהּ, אֲנָשִׁים חַיָּבִין וְנָשִׁים פְּטוּרוֹת. וְכָל מִצְוַת עֲשֵׂה שֶׁלֹּא הַזְּמָן גְּרָמָהּ, אֶחָד אֲנָשִׁים וְאֶחָד נָשִׁים חַיָּבִין. וְכָל מִצְוַת לֹא תַעֲשֶׂה, בֵּין שֶׁהַזְּמָן גְּרָמָהּ בֵּין שֶׁלֹּא הַזְּמָן גְּרָמָהּ, אֶחָד אֲנָשִׁים וְאֶחָד נָשִׁים חַיָּבִין, חוּץ מִבַּל תַּשְׁחִית וּבַל תַּקִּיף וּבַל תִּטַּמָּא לְמֵתִים: 

« All obligations of the son upon the father, men are obligated, but women are exempt. But all obligations of the father upon the son, both men and women are obligated. All positive, time-bound commandments, men are obligated and women are exempt. But all positive non-time-bound commandments both men and women are obligated. And all negative commandments, whether time-bound or not time-bound, both men and women are obligated, except for, the prohibition against rounding [the corners of the head], and the prohibition against marring [the corner of the beard], and the prohibition [for a priest] to become impure through contact with the dead »

Insistons bien qu’il s’agit ici d’une exemption et non d’une interdiction, rappel utile tant la sociologie réelle des communautés s’est chargée d’en oublier joyeusement la distinction pour mieux redimensionner la vie synagogale à la dimension masculine. Observons par ailleurs que la raison pour cette exemption n’est pas donnée.

Dans la tradition, le regard rabbinique porté sur cette exemption va d’un œil favorable pour les femmes qui accompliraient volontairement une obligation, à ceux qui encouragent (mais sans réciter la bénédiction), et à ceux qui désapprouvent. Concernant une éventuelle justification de la dissymétrie, nous ne pouvons résister à livrer ici un éloquent commentaire de David ben Joseph Abudarham (14ème siècle, Espagne – Sefer Abudarham, 1340) : la femme serait servante de deux maîtres, et donc exposée à se trouver en conflit… 

« La raison pour laquelle les femmes sont exemptes des commandements positifs liés au temps est qu’une femme est destinée à pourvoir aux besoins de son mari. Fût-elle soumises aux mitsvot positives liées au temps, il pourrait arriver qu’en accomplissant une telle mitsvah, son mari lui donne aussi un commandement. Si elle accomplit le commandement du Créateur et délaisse celui de son mari, honte à son mari ! Si elle accomplit le commandement de son mari et non celui de son Créateur, honte à son créateur ! C’est la raison pour laquelle le Créateur l’a exemptée de ses commandements, pour qu’elle puisse être en paix avec son mari. »

On appréciera la finesse psychologique de Dieu. Avant tout soucieux de la paix des ménages, et peut-être inquiet quant à une éventuelle inflexibilité psychologique des hommes à en rabattre sur leur statut, c’est Lui, Dieu, qui le premier se retire de la compétition !

 Le Talmud, toutefois, ne serait pas le Talmud s’il ne questionnait pas lui-même la validité du principe qu’il a lui-même mis en avant. TB, Kid. 33b-34a, en effet interroge :

וכללא הוא הרי מצה שמחה הקהל דמצות עשה שהזמן גרמא ונשים חייבות ותו והרי תלמוד תורה פריה ורביה ופדיון הבן דלאו מצות עשה שהזמן גרמא הוא ונשים פטורות 

The Gemara asks: But is this an established principle? But there are the mitzvot of eating matza on the first night of Passover (Exodus 23:15), of rejoicing on a Festival (Deuteronomy 16:9–11), and assembly on Sukkot following the Sabbatical Year (Deuteronomy 31:10–13). And each of these is a positive, time-bound mitzva, and yet women are obligated in them. And furthermore, one can raise a difficulty as follows: But there are the mitzvot of Torah study (Deuteronomy 6:7), procreation (Genesis 1:28), and redemption of the firstborn (Exodus 13:12–13), each of which is not a positive, time-bound mitzva, and yet women are exempt from them. 

אמר רבי יוחנן אין למדין מן הכללות ואפילו במקום שנאמר בו חוץ 

Rabbi Yoḥanan says: One does not learn practical halakhot from general statements, i.e., when a general statement appears in a mishna and uses the term: All, it is not to be understood as an all-inclusive statement without exceptions. This is the case even in a place where it says: Except, to exclude a specific matter.

Le Talmud, on le voit, nous livre avec une sorte de jubilation l’incroyable liste de contre-exemples qui contredisent le principe de l’exemption.

1 / Nombreux sont les commandements positifs liés au temps dont les femmes ne sont pas exemptes : le commandement de la sukkah (auquel les femmes sont astreintes comme les hommes), le lulav, écouter le shofar, consommer de la matsah à pessah, et bien d’autres exceptions.

2 / Mais nombreux sont également les commandements non liés au temps pour lesquelles les femmes sont exemptes (alors qu’elles devraient y être astreintes). On observera qu’il ne s’agit pas des moindres. Pour n’en citer que deux : la procréation, et plus encore, l’étude la Torah !

Qu’il s’agisse d’exemptions auxquelles les femmes sont finalement astreintes, ou d’obligations, en théorie à égalité des hommes, dont elles sont finalement exclues, les exceptions sont tellement nombreuses que la question rebondit à un niveau plus général. Elle devient en quelque sorte une question épistémique, une question de logique et de connaissance : finalement, la règle de l’exemption des femmes des « mitsvot she-ha-zman grama » énoncée en Kidd. 33b est-elle encore un principe général ? Et si elle ne l’est pas, pourquoi le Talmud tient-il à l’exposer comme un principe ?

Les sages n’éludent aucunement le débat, mais certaines stratégies de réponse ne manquent pas d’étonner, tant elles ne font qu’accentuer le paradoxe d’un principe battu en brèche par ses contre-exemples. Rabbi Yohanan, par exemple, déclare que « de toutes façons », « Eïn lemedin min-ha-qelalot » : « on ne tire pas de conséquences des principes généraux » ! A suivre son raisonnement, on en vient à considérer que non content d’avoir un principe rogné par une abondance de contre-exemples, cela ne veut même pas dire que les autres cas, non cités, suivent la règle ! Autrement dit, les exceptions citées ne sont pas les seuls cas dérogatoires, elles sont juste des exemples d’exceptions ! Sans, bien entendu, que soit remise en cause la règle ! Sans doute sommes-nous ici en présence d’un précurseur de la fameuse histoire juive : « Si tu me dis que tu vas à Cracovie… »

Ce qui ressort de ce bref excursus, c’est que la règle « Miṣvat ʻasseh she-he-zman grama » n’est en fait pas une règle « axiomatique » dont on aurait tiré par déduction des conséquences (avec son petit lot inévitable d’exceptions), mais au fond une règle ex post facto, une tentative de formuler sous forme de principe le développement de la sociologie réelle des communautés, résultant d’une évolution graduelle. Autrement dit, il s’agit d’une analyse sociale et culturelle, et non d’un principe logique.

Ce paradoxe de la « vraie fausse règle » nous livre déjà quelques indications sur le sujet de l’égalité. Tout d’abord, sur le caractère non-tranché de la halakhah, son caractère non exclusivement juridique. A partir d’un ratio « règle / exceptions » bien étrange, qui interroge sur la nature de la règle, celle-ci révèle son caractère a posteriori, on ne peut plus poreux, à ce qu’il semble, à la vie réelle des communautés, sensible aux présupposés culturels des dites communautés et de leur environnement (chrétien, arabo-musulman, etc…), ce qui peut être une bonne ou une mauvaise chose, mais en tout état de cause, s’avère de nature extra-halakhique.

Pas de caractère intrinsèque « égalitaire » ou inégalitaire », donc, de la halakhah. A tout le moins, un état de la question plus complexe qu’il n’y paraît.

II / Enterrer un juif et un non-juif

Voyons maintenant comment résonne notre problématique dans un autre domaine, celui de la relation entre personnes juives et non-juives. Plus exactement, à partir d’une question maintes fois posée par la tradition : peut-on enterrer une personne non juive avec une personne juive ?

Le texte le plus ancien à ce propos, est une baraïta du traité Gittin 61, qui exprime une attitude positive.

אין ממחין ביד עניי נכרים בלקט בשכחה ובפאה מפני דרכי שלום: ת"ר מפרנסים עניי נכרים עם עניי ישראל ומבקרין חולי נכרים עם חולי ישראל וקוברין מתי נכרים עם מתי ישראל מפני דרכי שלום:

« The mishna teaches: One does not protest against poor gentiles who come to take gleanings, forgotten sheaves, and the produce in the corner of the field, which is given to the poor [pe’a], although they are meant exclusively for the Jewish poor, on account of the ways of peace. Similarly, the Sages taught in a baraita (Tosefta 5:4): One sustains poor gentiles along with poor Jews, and one visits sick gentiles along with sick Jews, and one buries dead gentiles along with dead Jews. All this is done on account of the ways of peace, to foster peaceful relations between Jews and gentiles. »

Le fil conducteur du raisonnement, ici, est le principe « mipney darkey shalom », « au nom des voies de la paix ». Reprenant cette position, Rashi ajoute cependant, huit siècles plus tard, cette provision : « [oui,] mais pas dans une tombe juive ». Autrement dit, oui pour procéder à l’enterrement des non-juifs, mais pas aux côtés d’un juif. Rabbenu Nissim Gerondi, le « Ran » (ob. 1380), quant à lui, y ajoute une explication : « Nous ne devrions pas enterrer un non juifs aux côtés des juifs, car nous ne devons pas enterrer un homme « mauvais » à côté d’un homme « vertueux ». On ne peut être plus clair, mais ce que l’on retiendra, davantage que la position elle-même, c’est le travail évolutif, tout en patchwork, des commentaires, des provisions, des amendements qui, sans jamais quitter le cadre de la loi de base, finissent par en inverser totalement la direction !

A nouveau, nous ne pouvons être que cursif dans cet exposé, mais disons pour résumer que baraïta a continué d’être commentée au cours des âges, avec pour tendance générale de ne pas interdire explicitement la pratique. Jusqu’au Shoulkhan Aroukh (16ème siècle), il n’y a pas de règle claire exprimant l’interdiction d’enterrer un non-juif dans un cimetière juif. Nous le savons en partie grâce une étude exhaustive de Rabbi Meir Friedmann (« Ish Shalom », Hongrie, 19ème siècle) réalisée sur cette question, qui conclue son étude ainsi : « Il n’y a pas d’interdiction. En fait, c’est un action pleine de mérite d’enterrer un non-juif dans un cimetière juif ». Son collègue Rabbi Isaac Hirsch Weiss (Autriche, 19ème siècle), dans son « Dor Dor ve-Dorshav » (une histoire de la loi orale), statue que non seulement il n’y a pas d’interdiction, mais que « c’est une obligation et un précepte de [l’]enterrer avec les morts juifs « mipney darkey shalom », et que ce principe « en l’honneur de la paix » est en soi une mitsvah ».

Ce rappel historique sur ce point de halakha est intéressant pour mieux comprendre l’anecdote que rapporte Moshe Zemer (1932-2011), l’un des plus grands poseq (« décisionnaire ») libéraux du 20ème siècle dans son ouvrage Evolving Halakhah. A Progressive Approach to Traditional Jewish Law. Son témoignage donne à voir comment peuvent se déployer de manière concrète les principes halakhiques, et combien les décisions qui sont censées en émaner dépendent, finalement, de valeurs extra-halakhiques, ni plus ni moins la propre vision du monde (« hashkafah ») des décisionnaires -- qu’ils n’omettent pas d’habiller, ensuite, par des arguments halakhiques. Comprenons bien qu’il ne s’agira pas de critiquer ici telle ou telle sensibilité du judaïsme, mais simplement de montrer combien le dispositif-même de la halakhah, dans son va-et-vient incessant entre principes, particularité de la situation concrète, et valeurs personnelles du « dayan » (celui qui juge), en fait un processus infiniment complexe et hybride, qui dépasse le cadre d’une seul système juridique. Et qui donc sera bien difficilement réductible à une « nature », ou à un caractère particulière (« égalitaire » ou pas).

L’histoire, donc, est la suivante : Théresa Angelovitch, une femme non juive, avait fait son alyah pour vivre en Israël avec son mari. Décédée quelques années plus tard en 1983, elle avait été enterrée dans le cimetière juif de Rishon le-Tsion. Scandale, controverse : le rabbinat local avait exigé d’exhumer son corps ! Mobilisé par le pouvoir civil local pour trouver un compromis, Moshe Zemer, à l’appui de la littérature halakhique, avait proposé une solution, selon laquelle une personne non-juive, une fois enterrée, peut rester à sa place si on construit une barrière d’une hauteur de 10 paumes autour de la tombe. David Sperber, grand halakhiste du 20ème siècle, avait légiféré de même en pareille matière : « une sorte de barrière, même pas une barrière réelle, est suffisant … et même le fait de mettre de la terre par-dessus la tombe est suffisant. » La recommandation n’avait toutefois pas été adoptée par le rabbinat local qui, sur l’insistance de Moshe Zemer pour qu’ils justifient leur refus, avait tout simplement invoqué, non une raison halakhique contraire, mais le simple souhait de ne pas provoquer les ultra-orthodoxes de Mea Shearim et de Bneï Berak.

L’affaire rebondit même un peu plus tard lorsque deux ultra-orthodoxes furent condamnés pour avoir volé le corps, et l’avoir entassé dans un cimetière musulman ! La raison invoquée par les rabbins, cette fois-ci, en appelait à un passage de Kli Yaqar (commentaire du rabbin Rabbi Samuel Laniado, 17ème siècle) décrivant « la peine causée aux défunts par des voisins indésirables ».

Ne reculant devant aucune dramatisation, ce passage décrit en effet l’existence dans la tombe de la manière suivante : « Même après que l’âme s’est détachée du corps, une partie de celle-ci demeure au-dessus du corps, et même sur ses os, pour le protéger, et elle entend lorsque les gens viennent prier sur les tombes des justes. » Selon cette perspective, les défunts, dont une part de l’âme reste présente, entend les prières des visiteurs des tombes voisines, et peuvent donc souffrir d’un mauvais voisinage…

Théresa Angelovitch a donc « bénéficié » en 1983 d’une analyse qui remonte au Moyen Âge… Dans son Sha’ar ha-‘hassidim, Rabbi Yehudah he-‘Hassid écrit en effet à propos d’un Sage qui avait été enterré à côté d’un homme moins méritoire. Le Sage était alors apparu en rêve aux Anciens de la ville pour se plaindre de cette promiscuité outrageante. « Ils posèrent des pierres pour servir de barrière entre la tombe de l’homme pieux et celle de l’homme mauvais. Par la suite il ne leur apparut plus dans leurs rêves. », rapporte R. Yehudah he-‘hassid… Rabbi Jacob Moellin explique de même au 15ème siècle pourquoi un homme impie ne doit pas être placé à côté d’un homme juste : « Ce qui est décrété derrière le rideau céleste est révélé à l’homme pieux … mais lorsque un homme impie est enterré à côté de lui ils ne révèlent rien à l’homme pieux, de manière à ce que l’homme impie ne puisse entendre aussi. » L’homme impie spolie ainsi l’homme pieux des secrets qui lui sont réservés ! Cinq siècles plus tard, l’argumentation des rabbins de Rishon le-Tsion mobilisait ce type d’argument, osant même l’invoquer dans l’intérêt de notre pauvre épouse non juive : « Sans doute ôter son corps lui serait à elle aussi bénéfique, car il ne peut pas être bon, dans sa mort, de déranger les autres et de leur causer de la peine. Mettre fin à la peine des défunts lui étant adjacents lui serait même compté à mérite. » !

On tempêtera, on restera sans voix ou l’on sourira, ce qu’il faut relever dans cette accumulation d’arguments qui s’empilent et s’emboîtent au cours des siècles, c’est que nous sommes finalement très loin… de la halakhah ! Tous ces arguments, sans doute invoqués avec toute la componction nécessaire du décisionnaire, ne sont finalement indexés, non sur la règle, mais sur une « haskhafah », rien de plus qu’une simple conception du monde, dont on conviendra qu’elle peut être plus ou moins fantaisiste, à tout le moins subjective…

L’immense Rabbi Samuel Engel, le chef de la cour de Radomisl (Ukraine, 19-20ème siècle) offrait cette réponse lorsqu’on lui demandait de ne pas enterrer une personne mauvaise à côté d’une personne juste : « A chaque fois, vous auriez besoin d’acheter un nouveau cimetière ! » Et d’ajouter : « même si un défunt avait été un pécheur patenté, la mort et l’enterrement expient ses péchés. Et si la suspicion persiste sur son iniquité, on peut répondre que l’on considère le défunt comme digne, parce qu’il a certainement eu des pensées de repentir avant de mourir. »

Plus que jamais, dans cette histoire comme pour le domaine des « mitsvoth she-ha-zman grama », ce qui se donne à voir est l’immense latitude laissée à la décision halakhique, et en particulier au poids des valeurs culturelles du décisionnaire, qui de fait, pourra mobiliser l’application du principe méta-halakhique « mipney darkey shalom » (« au nom des voies de la paix »), comme il l’entend…

Mais alors, la halakha est-elle égalitaire ? « Ko’ah de-hatira adif », « la force d’un jugement conciliant est toujours préférable », énonce un autre principe talmudique (BT Beitsah 2b). Un principe interprété par Rashi de la manière suivante : « Il est préférable de nous enseigner la force d’une décision permissive, parce qu’il s’appuie sur sa tradition halakhique et n’a pas peur d’être permissif ». Manifestement, tout le monde ne s’autorise pas cette force… Une latitude qui peut ressortir tout autant de la modestie que d’un solide conservatisme. Ou de la vérité de cette autre maxime talmudique : « Eit din veleit dayan » : la loi existe, [mais parfois] c’est le décisionnaire qui manque »…

Nuit de Shavouoth 5780

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