La paix dans le judaïsme

EPUF -- Revue « Ressources »

Le mot hébreu shalom, « paix », signifie pour la tradition juive bien davantage que l’absence de guerre ou de conflit. Issu d’une racine signifiant « plénitude, intégrité », son déploiement fait entendre les promesses de la notion de shelemout, « perfection »1 . Si le mot shalom, dans la Bible, désigne généralement une situation de bénédiction, de grâce divine, les textes rabbiniques l’envisagent essentiellement comme une valeur, une catégorie éthique. Dans un grand nombre de passages, le shalom se colore ainsi d’une valeur normative : l’obligation pour l’individu de régler ses différents avec autrui et de poursuivre un objectif de paix dans ses actions dans le monde. Cette orientation nécessaire n’empêche pas de penser des situations où la paix serait en conflit avec d’autres valeurs, comme dans cet adage du traité talmudique : « [Rabbi Joshua ben Korha enseigne que] là où règne la stricte justice, il n’est point de paix, et là où règne la paix, il n’est pas de stricte justice »2 -- une situation où « l’arbitrage en équité » constitue la solution.

Cette orientation éthique des Sages tend parfois à se radicaliser. Leurs éloges de la paix sont si nombreux, finalement, que celle-ci émerge de la pensée rabbinique comme une méta-valeur, située au-dessus de toute autre valeur – aux côtés de la justice. La paix est ainsi posée comme le but ultime de la Torah : « Tout ce qui est écrit dans la Torah fut écrit en vue de la paix »3. Cette radicalité éthique de la paix s’exprime dans une différentiation très intéressante avancée par la pensée rabbinique entre deux types d’obligations. La première est contrainte par les situations qui nous sont données, c’est à dire une obligation pour l’homme de réagir d’une façon particulière dans une circonstance donnée. Le second type exige que l’on crée soi-même des situations où l’on peut dès lors susciter et accomplir un mérite ou une obligation. La paix fait partie de cette seconde catégorie : « Recherche la paix et poursuis-la », énonce Lévitique Rabba, 9, 9.

Plus tard, la pensée médiévale reprend toutes les catégories de la pensée rabbinique pour les problématiser autrement. La paix n’échappant pas à cette relecture, celle-ci, sans perdre sa valeur de principe éthique, se voit élevée à la hauteur d’un principe cosmique, métaphysique, voire divin. Selon Joseph Albo (1382-1444), la paix serait ainsi le fondement de tout être, condition de l’existence et du maintien de toute réalité : « Tout élément contraire cherche à soumettre l’autre et à le vaincre … La conciliation entre … éléments opposés est appelée paix, et c’est grâce à elle que l’être subsiste et que l’entité composite peut continuer à exister.4 Le Maharal de Prague (1525-1609) proclame quant à lui la suprématie du shalom sur les autres attributs divins (comme la vérité), car seule la paix signifie globalité et totalité, là où tout autre qualité n’a qu’un caractère partiel : « Dieu seul constitue l’essence de la paix »5.

La place impartie pour ce texte implique de ne pouvoir en rester qu’aux principes, là où un développement devrait nécessairement rendre compte de la manière dont ces valeurs se sont inscrites dans l’histoire réelle du peuple juif, notamment dans les situations de guerre. Il suffira de dire ici que la Torah, livre réaliste, n’est pas un livre pacifiste : elle reconnaît la guerre comme une donnée de l’existence humaine. Toutefois, irriguée par la vision de ses prophètes, elle ne considère nullement celle-ci comme un phénomène naturel, ni même comme un trait essentiel de l'existence humaine. A la fin des temps, proclame Isaïe, « un peuple ne tirera plus l'épée contre un autre peuple, et on n'apprendra plus l'art des combats. »6

A cet égard, la vision de Maïmonide (1135-1204) sur les facteurs qui pourraient conduire à la suppression des guerres, est intéressante et s’inscrit dans cette perspective prophétique. Considérant que la violence et la guerre, et le tort causé à un peuple par un autre ont pour origine l’irrationnel et l’ignorance, Maïmonide pense la vision de la paix annoncée par les prophètes comme une conséquence naturelle et indispensable de la domination de l’intellect sur les pulsions destructrices de l’homme. La compréhension de la vérité – qui pour lui constitue « la connaissance de Dieu » – permettra à l’homme de renoncer à des biens et des intérêts illusoires, et d’éliminer totalement les facteurs irrationnels qui suscitent des conflits entre individus, groupes et nations. Sachons entendre cette parole !

Un mot maintenant, sur l’association « les Voix de la Paix » dont je suis le fondateur et l’actuel président, et sur ce que nous entendons par « paix » -- je me contenterai ici d’une brève remarque. Dans un temps où le débat devint parfois chose impossible, et où la nouvelle « économie de l’attention » qui règne sur les réseaux sociaux implique, non d’argumenter, mais d’occuper l’espace, il faut parfois une sacrée conviction et une bonne dose de confiance pour penser que nos micro-actions associatives ont un impact sur le monde… Alors, je rappelle aux autres – et je me le rappelle à moi-même -- ce que j’appelle la confiance des « petites lumières » : dans une nuit asymétrique, chaotique, bien plus grand qu'elle, une petite lumière suffit à fixer un point d’attache dans l'obscurité, un espoir, et une direction. Ce paradoxe est au cœur de notre « devoir d’espérance » !

  1. Ce texte, nous tenons à le souligner, doit beaucoup à l’étude de Aviezer Ravitzky, « La paix », publiée dans Arthur A. Cohen and Paul Mendes-Flohr, Contemporary Jewish Religious Thought, The Free Press, 1988. []
  2. T.B., Sanhedrin 6b. []
  3. Tanhouma Shoftim 18. []
  4. Joseph Albo, Sefer ha-Iqqarim, 5, 51. []
  5. Maharal, Netivot Olam, Netiv ha-Shalom, section 1. []
  6. Is. 2, 4. []
PARTAGER
film-play linkedin facebook pinterest youtube rss twitter instagram facebook-blank rss-blank linkedin-blank pinterest youtube twitter instagram