La pensée du Temple

Fédération Française du Droit Humain

Accueil du conférencier

► Genèse du projet qui nous rassemble ce soir

Dans la période que nous vivons, faite d'incertitudes, nous cherchons à ouvrir les portes de la pensée en devenir. La diversité des savoirs permet la mise à distance nécessaire pour mieux appréhender un monde en train de se reconfigurer.

Cette conférence est née du désir d’évoquer le Temple de Salomon, thème central et référentiel de notre démarche maçonnique. Le texte biblique est la seule source à ce sujet, les données archéologiques étant minces, voire nulles.

► Le temple dont il va être abondamment question ce soir, désigne un ensemble d’édifices religieux construits, puis détruits, et reconstruits et définitivement détruits en l’an 70 de notre ère.

Avant la construction du temple de pierre, l’Arche d’alliance à l’époque de Moïse était abritée dans une tente itinérante. Ce Tabernacle qui rejoint par l’étymologie la taverne où se réunissaient les premiers maçons au 17e siècle (le latin tabernaculum, tente, hutte est une forme diminutive de taberna, la taverne, habitation en planches).

Dans les deux cas, on passe d’une installation provisoire à une construction plus pérenne, symbole d’Unité et tendant vers l’Universalité.

► La construction du Temple pose la question du passage de la matérialité à la spiritualité.

Il est pourtant dit dans la tradition hébraïque (Talmud) qu’il n’est nul besoin de donner à Dieu un lieu matériel de résidence, l’essentiel étant que Dieu et sa loi où il s’est révélé, c’est-à-dire la Torah, soit en l’homme.

Alors, pourrait-on se demander, pourquoi construire un temple ? Et pourquoi cet attachement à une bâtisse de pierre, qui du reste a disparu depuis deux mille ans ? Faut-il y voir un acte de « régression » ?

Quelles incidences/conséquences sur le plan doctrinal ou même territorial ?

► Yann Boissière, nous vous entendrons sur ce thème du temple de Salomon pendant 20 minutes. Puis la parole sera à la salle pour des questions ou des contributions.

Vous avez la parole …

Conférence

Merci beaucoup, je suis très heureux d’être parmi vous.

La structure de l‘intervention, donc une vingtaine de minutes, fait que je ne vais pas pouvoir faire une conférence développée sur chaque thème, donc je vais plus, effectivement, vous parler du temple au sein de la tradition juive en lançant peut-être des étincelles, des directions, qui seront peut-être des directions de discussions par la suite entre nous. Mais je vais plutôt dresser l’espace des possibles discussions, tant chaque détail appellerait des développements plus importants.

La tradition même le souligne, le roi Salomon, le jour même de l’inauguration du Temple disait : « Mais qu’est-ce qu’en vérité Dieu résiderait sur la terre, alors que le ciel et tous les cieux ne sauraient te contenir, combien moins cette maison que je viens d’édifier. » On trouve ce genre de déclaration paradoxale aussi chez Isaïe, l’idée de construire une maison pour Dieu, aussi légitime puisse-t-elle apparaître, est quand-même extrêmement paradoxale, ça a bien été noté par ces constructeurs eux-mêmes.

Le plan que je vais aborder de manière très rapide pour que vous me suiviez dans cette évocation, est le suivant :

Je parlerai tout d’abord de la construction du temple, mais pas en détail, je ne vais pas parler par exemple de l’architecture ou des éléments de mobilier du temple, mais plutôt essayer de faire ressortir les idées principales de cette construction, la philosophie qui a présidé à cette construction.

Et puis après on s’attachera, dans une partie plus spirituelle, enfin je ne sais, tout l’est de toute façon, à la fonction du temple : à quoi le temple-t-il était censé répondre en termes de problématique spirituelle et religieuse ?

Et puis dans une dernière partie, je relativiserai aussi l’importance du temple au sein du judaïsme, qui certes a une importance capitale -- ça a été le plus grand bâtiment, le plus grand monument spirituel de l’antiquité, admiré comme tel--, mais il est vrai que le judaïsme, sur ce point, a évolué : non qu’il ait relativisé le temple mais, sous l’influence des événements historiques, il est passé à d’autres idées qui, de fait, ont amoindri l’importance du temple, même si celui-ci a continué de nourrir ces idées.

Sur l’histoire, vous la connaissez, il y a effectivement deux temples. Un premier temple construit par Salomon et non pas par David, ce qui déjà nous donne une première idée. David fut interdit en quelque sorte, alors même que la révélation lui fut réservée de devoir construire un temple, la construction lui fut interdite parce que David était un meurtrier, certes le plus grand roi d’Israël, mais il avait du sang sur les mains, pour faire court. Et c’est une idée déjà importante que la mission ait été confiée à son fils et non pas à lui.

Et donc, le premier temple a été construit, il a été détruit par les armées de Nabuchodonosor, comme vous le savez, avec deux déportations importantes, là on est au moins sixième siècle. Reconstruit quelques soixante-dix ans plus tard, et redétruit effectivement en 70 par les armées de Titus. Intéressant d’ailleurs aussi, juste pour relever un fait spirituel dans ces deux destructions, les sages, dans la tradition juive en tout cas, commentent volontiers le fait que le premier a été détruit à cause de péchés, je dirais, « classiques » – l’idolâtrie, le meurtre, les interdits sexuels, qui sont les catégories générales de la tradition – mais le deuxième a été détruit à cause de ce qu’on appelle sinnat h'inam en hébreu, la haine gratuite. Les commentateurs relèvent volontiers que la communauté était très évoluée, une communauté d’érudits, mais que cela ne les empêchait en rien d’entretenir de la haine entre eux. Le problème moral soulevé étant effectivement celui d’un niveau culturel très élevé qui ne parvient en rien à amender les problèmes relationnels. Donc, bien sûr factuellement ils ont été détruits par des oppositions entre peuples, mais pour la tradition juive, il s’agit d’une destruction interne à cause de certaines idées récurrentes en l’homme. Et donc on est d’entrée de jeu dans une problématique spirituelle.

Au niveau de la construction aussi, je vais faire très court, parce qu’il nous faut parler d’idées plus fondamentales. C’est un temple de pierre. Il y a beaucoup de textes consacrés soit dans la Bible, soit dans le Talmud, à la qualification de ces pierres. Il s’agit de ne pas construire le temple en « pierre de taille », "gaziyt" en hébreu, qui désigne une pierre qui aurait subi les coups du fer, d’instruments guerriers. Et ces pierres doivent être des even shlemout, comme on dit en hébreu, des « pierres complètes », des pierres de complétude, en tout cas qui n’ont pas eu rapport à la violence. Cela vient renforcer le fait que le temple a été bâti par Salomon, dont le nom Shlemo veut dire en hébreu à la fois shalom, la « paix », et shlemout, la « complétude ». Donc il y a nécessairement une idée de complétude et de paix à la racine du temple.

Pour aller très vite sur la configuration du temple --ce sera peut-être un sujet de discussion--, le temple se conçoit dans un ensemble plus large composé de cercles concentriques, en lien avec la notion d’une sainteté concentrique. Le mot « sainteté » est un sujet de conférence en soi, kedousha, en hébreu, kadosh qui veut dire « saint », qui veut dire en fait « séparé ». Oui, il y a, dans le monde, des choses qui sont séparées. Il y a ici matière à discussion, mais cela veut dire que tout n’est pas commensurable dans le monde. Il y a des choses qui se comparent, qui se mesurent, qui se relativisent les unes les autres, il y a des degrés de qualité ou de quantité. Mais il y a des choses qui « tiennent » par elles-mêmes, qui en ce sens sont séparées, ou en tout cas sont à séparer par la pensée, c’est ça la sainteté.

Et donc, il y a une conception concentrique de la sainteté dans la tradition juive à l’époque biblique, la ville de Jérusalem étant conçue par rapport au monde entier comme un certain cercle, et ensuite la vieille ville, ensuite, le mont du temple lui-même, et dans ce mont du temple il y avait des cercles resserrés, il y avait le saint, le hekhal en hébreu, et le saint des saints dans lequel étaient déposées les tables de l’Arche d’Alliance. Et donc, tout ça était conçu sur le modèle d’une sainteté progressive. La sainteté voulant dire, d’un point de vue pratique, rituel et liturgique : à chaque fois qu’un endroit a un degré de sainteté supplémentaire, en plus de la notion spirituelle elle-même, ce supplément implique qu’un certain nombre d’injonctions supplémentaire s’y appliquent. L’endroit le plus saint, ainsi, n’était pas accessible à tout le monde, son accès est réglementé par davantage de règles qu’un espace moins saint. C’est quelque chose qu’il ne faut pas oublier.

Alors, très vite encore une fois -- il y a beaucoup de choses à dire --, je relèverai trois thèmes concernant la pensée qui a prévalu à sa construction. Le récit de cette construction, c’est important de le dire, prend une place presque démesurée dans la Bible : plus de cinq « sections » (parashiot pour ceux qui connaissent l’hébreu), cinq chapitres en quelque sorte de la Bible, plus de cinq cents versets sont consacrés à la construction -- non pas du temple mais du Tabernacle, le temple étant la suite du Tabernacle en quelque sorte--, là où le passage de la Création n’en compte que trente-quatre ! Cette disparité interroge. De fait, c’est aussi un thème récurrent des commentaires de mettre en parallèle la pensée de la Création avec la pensée du temple. Il y a même une équivalence, je ne dirais pas verset à verset, à faire, mais quand les cieux, la séparation des eaux est énoncée par Genèse, on peut le mettre tout à fait en rapport avec « ils me feront un sanctuaire » ; quand on parle des luminaires, on peut le mettre en rapport avec « ils me feront une arche » ; quand on parle des bêtes sauvages et des animaux vivants, on peut le mettre en rapport avec « et vous me construirez une table » qui était un peu le symbole de la matérialité. Il y a des études très précises textuelles, absolument passionnantes, sur ce sujet. Donc, il est évident que le temple est aussi un microcosme censé évoquer la question de la création. Il y a même un commentaire très beau du Gaon de Vilna qui s’attache en particulier à l’un des éléments du mobilier du temple, c’est évidemment la menorah, ce chandelier à sept branches, avec onze points nodaux, vingt-deux gobelets destinés à recueillir la lumière, etc. Il est vrai que la structure-même de la menorah -- on pourrait faire cette étude également pour l’autel des pains, pour l’autel des encens, etc…—comporte quelques points remarquables, le fait que les points de structure de la menorah renvoient exactement au nombre de mots du premier verset de chaque Livre biblique. Par exemple :

  • Genèse commence par sept mots en hébreu : ce sont les branches du chandelier ;
  • L’Exode commence par onze mots, ce sont justement les onze « pommeaux », kaftorim en hébreu, ces fleurs qui, avec toute une géométrie intéressante, ornaient les tiges du chandelier ;
  • Le Lévitique commence par 9 mots, c’est le nombre des godets, sur les tiges, destinés à recueillir la lumière, etc. ;

Il y a une pensée d’une équivalence profonde évidemment entre la création, le modèle même de la création, et la construction du temple.

Alors, quelles sont les idées impliquées par cette comparaison ?

La première leçon, la plus évidente, c’est qu’effectivement le temple exprime la présence divine sur terre et, bien que le judaïsme insiste beaucoup sur la séparation, sur la transcendance de Dieu, il y a l’idée que Dieu ne reste pas indifférent à son monde comme dans la philosophe grecque, où le dieu est un « premier moteur » qui n’est pas impliqué dans la vie du monde. C’est le sens premier d’une présence divine, non pas incarnée, car on va voir que Dieu ne réside pas dans le temple, mais la première idée qui préside à la construction c’est de faire une maison pour Dieu. Aussi paradoxale soit-elle.

Il y a aussi une fonction de réparation qui est importante, parce que dans le judaïsme, il y a l’idée que « presque tout » est créé à la perfection, par un Dieu qui est lui-même parfait, mais qu’il laisse un travail pour l’homme, que le monde est imparfait/incomplet -- c’est cela, la notion d’alliance, et le sens de la circoncision comme signe de l’alliance : il faut parfaire le monde, et entrer dans l’alliance par un acte volontaire de l’homme. Le temple a aussi une fonction de tikoun (« réparation », en hébreu). Tout d’abord, s’impose le fait qu’en plein milieu de ces cinq parashiot / séquences de construction du temple, intervient le pire de la faute du point de vue de la Bible, le veau d’or. On peut s’interroger : comment se fait-il que l’épisode du veau d’or intervienne au milieu d’une séquence censée représenter le summum de la spiritualité ? Et justement, beaucoup de commentateurs de souligner la plasticité du projet : avant (avant la faute), il s’adresse à une communauté parfaite – qui de fait, commet la faute du veau d’or--, et du coup après, la construction se poursuit, mais elle a désormais changé de fonction, elle a désormais une fonction de réparation par rapport à la faute commise. Donc c’est intéressant de voir cette plasticité, autour de la notion de réparation.

Et puis, je dirais, une idée qui est impliquée de manière naturelle et profonde dans cette construction du temple, c’est effectivement le pouvoir constructif de l’homme. L’homme pour la tradition juive a un pouvoir constructif. Mais il n’a ce pouvoir que s’il arrime en quelque sorte sa volonté à une volonté plus grande qu’elle. Là, il faudrait développer. Mais il se trouve que dans la tradition juive, contrairement aux cosmogonies grecques, le monde est bon. Le chaos du monde -- qu’on peut constater facilement par nous-même--, ne provient pas des éléments de la création eux-mêmes. Il n’y a pas de gigantomachie entre « forces du mal » dans le judaïsme, le monde est créé « tov » (« bon »), et le chaos provient de l’homme, du fait de l’affrontement de ses volontés. Le monde, c’est la scène où les volontés humaines s’affrontent les unes les autres, et c’est leur bataille volitive qui crée le chaos. Le temple vient dire qu’effectivement, l’homme peut avoir un pouvoir constructif -- de fait on lui demande de construire le temple -- s’il régule sa volonté sur une volonté plus grande qu’elle. Je vais très vite, mais c’est une des idées fondamentales de ce comparatisme entre la création et la construction du temple.

Alors, je pourrais m’attarder aussi sur Betsalel qui est le constructeur du temple, dont le mot en hébreu veut dire à l’ombre de Dieu, je pourrais même m’attarder aussi sur les qualités qui sont requises de ce Betsalel, intéressantes parce qu’elles sont des qualités éminemment morales, mais aussi intellectuelles -- mais je n’ai pas nécessairement le temps de développer cela.

Et puis, pour en terminer avec la construction, j’en viens à une autre idée, le fait que le temple est aussi une construction sociale. C’est une construction spirituelle, une conception qui exprime et incarne la création ; mais c’est aussi une construction sociale, qui pour la vision hébraïque, exprime et correspond à un certain degré d’agrégation humaine. Pour ne s’en tenir qu’à la Bible, quatre degrés d’agrégation humaine s’y déploient, représentatifs chacun d’un certain niveau spirituel :

  • il y a le degré de la mishpa’hah, la famille, principalement définie par la filiation ;
  • il y a le degré de am, qui est le même mot que im qui veut dire « avec », c’est le degré du peuple. Un peuple, c’est un ensemble d’hommes qui vivent des événements historiques communs. Typiquement dans la tradition juive, c’est la traversée de la mer rouge qui constitue ce peuple, éventuellement disparate, en am, soudé par une expérience traumatique, en l’occurrence commune ;
  • il y a ensuite le degré de la édah, dont la racine veut dire témoin, témoignage. La édah c’est un degré de communauté qui participe à un événement non plus seulement politique, mais à un événement spirituel, et donc il y a une particularité à la édah ;
  • le dernier degré, c’est la kéhilakahal qui veut dire rassembler, qui est ce même degré - puisque évidemment il y a une incorporation des degrés antérieurs dans chaque degré supérieur - qui veut dire le rassemblement, donc une communauté encore plus intégrée, mais intégrée par un projet. Et ce projet dans le Bible c’est effectivement le temple, ou plutôt le Tabernacle. Le Tabernacle est corrélatif d’un état social, d’un niveau social, politique et spirituel, d’un certain degré d’agrégation humaine.

Voilà pour aller très rapidement sur la construction du temple.

Je vais aborder maintenant davantage la philosophie, les fonctions spirituelles du temple, celles qu’il a pris après avoir existé, et puis dans une dernière partie, je relativiserai relativement cette importance.

Je n’ai pas trop le temps de développer, mais l’une des fonctions évidentes c’est effectivement le saint et le profane, le pur et l’impur, comme il est dit dans le Lévitique « … et afin de pouvoir distinguer entre le sacré et le profane, entre le pur et l’impur. » C’est l’une des fonctions du temple d’exprimer que ces différences existent dans le monde et qu’elles sont pertinentes.

Je vais plutôt insister sur une idée extrêmement profonde : le temple incarnait la sainteté dans l’ordre de l’espace.  Ce qui est intéressant c’est que le temple est la résolution d’un problème théologique profond dans le judaïsme, que je vais essayer de résumer en peu de mots. Le monde en hébreu se dit olam. C’est un mot intéressant, d’abord parce qu’il désigne le monde pas seulement de manière spatiale mais aussi le temps et l’espace. Olam, c’est l’espace-temps, et l’ensemble de ce qui existe dans la dimension du temps et de l’espace. Dieu crée ce monde en six jours, et le septième jour, comme vous le savez, il « s’arrête ». C’est la signification du mot shabbat qui ne veut absolument pas dire se reposer, Dieu n’est pas un corps pour pouvoir se reposer, mais il « cesse ». Il cesse de créer. Pourquoi ? Pour laisser justement la place à un monde humain. Un monde où la puissance de Dieu, son omniscience et son omnipotence seraient au centre du monde, ne laisserait aucune place à l’homme, il l’écraserait en quelque sorte en permanence. Donc il se retire pour laisser un monde humain. Et d’ailleurs, ce qui est intéressant c’est que ce mot olam, qui veut dire monde-univers, a la même racine en hébreu que le mot né-élam, qui veut dire « caché ». Le monde n’existe que parce que Dieu est caché. Il y a une thématique extrêmement puissante de l’absence de Dieu dans le judaïsme, précisément par ce que l’absence est garante de la possibilité d’un monde humain voulu par Dieu. Donc il y a cette dialectique de la présence-absence qui est centrale.

Le problème d’un monde où Dieu est caché, c’est qu’on peut tout à fait L’oublier. Le judaïsme aménage donc des fenêtres de visibilité pour pouvoir exprimer cette idée d’une présence divine. Dans l’ordre du temps, la solution de visibilité est le Shabbat, ce septième jour qui est censé redonner visibilité à Dieu, un monde où nous, les hommes, nous « cessons » aussi. Ce mot est défini par la manière même dont Dieu a cessé pour laisser la place, donc nous-même, à l’imitation de Dieu, nous cessons aussi toute action constructive, toute idée de faire avancer le monde pour pouvoir être, simplement, ne plus être dans l’avoir, mais simplement dans l’être. Dans la dimension du temps, donc, cette fenêtre de visibilité est le shabbat. Et dans la dimension de l’espace, c’est le mikhdash, le tabernacle qui va devenir le temple, qui réincarne cette notion de visibilité divine.

Donc le temple est pris dans une pensée plus globale de cette dialectique entre olam-né élam, un monde qui n’existe possiblement à l’homme que parce que Dieu est caché, et c’est cela qui définit la dialectique du temple.

Alors, je vais encore une fois très vite.

Une autre fonction du temple – donc, on a vu séparation du saint et du profane, du pur et de l’impur, deuxièmement la résolution d’un problème théologique qui est la présence-absence de Dieu dans un monde humain.

Troisième fonction, on pourrait dire très importante, c’est le fait qu’au cœur de ce temple – je l’ai dit, il y avait des cercles concentriques de sainteté progressive, jusqu’au saint des saints qui était un lieu vide, enfin, qui contenait l’arche sainte dans lequel étaient déposées les tables de la Loi. Au passage, vous savez très bien qu’il y a eu deux tables de la Loi, les premières ayant été brisées par Moïse, et nous dit-on, les débris étaient conservés aussi dans l’arche de la Loi. C’est un thème de pensée infinie, mais on ne va pas s’attarder là-dessus.

Bref, l’idée, ici, c’est que la Torah était au cœur de l’Arche sainte, était au cœur du temple.

Certaines particularités du texte attirent l’attention des commentateurs sur la manière dont cette Torah est introduite. Un changement de verbe, qui fait que pour tous les autres éléments, on dit « …et il fera (Betsalel) un arche/une table/des pains » et pour la Torah seulement vé hasou, au pluriel « … et ils feront ». Et de commenter ce pluriel de la manière suivante -- citation d’un rabbin du Talmud : « Le saint, béni soit-il, dit : laisse-les venir tous et s’occuper de l’arche pour qu’ils méritent tous la Torah. » C’est l’une des idées les plus révolutionnaires de la Bible : la démocratisation du savoir. Vous savez très bien que tous les mondes sacrés dans toutes les civilisations, sumériennes, acadiennes, néo babyloniennes, quelles qu’elles soient, la couche de la spiritualité était réservée à une élite extrêmement étroite, qui préservait jalousement son pouvoir, dont la formation d’ailleurs était très longue, et nullement pas destinée à tout le monde. Mais la grande idée révolutionnaire de la Bible, c’est effectivement la démocratisation du savoir, le fait que la révélation soit publique, donnée à tous, et que finalement on demande aux hébreux de devenir, non pas des spécialistes, non pas des prêtres, mais des lecteurs.

C’est la donation d’un texte, le matan Torah, l’événement central du judaïsme : il nous faut devenir des lecteurs, et cette lecture est ouverte à tous, et il y a une égalité de tous vis-à-vis de la connaissance. C’est le projet révolutionnaire, à la fois social et cognitif du judaïsme.

Donc ici, il y a deux idées très fortes dans le fait que la Torah soit au centre, ce n’était pas un objet, ce n’était pas un candélabre, ce n’était pas une belle plaque, il y avait tout cela aussi autour, c’était la Torah tout simplement.

Qu’est-ce que cela nous enseigne ? Tout d’abord le fait que la logique des biens spirituels est différente de la logique des biens économiques. C’est une problématique qui résonne énormément de nos jours. La particularité d’un bien spirituel comme la Torah, c’est qu’elle n’a de valeur que partagée. Alors qu’en général, les biens économiques sont mis sur le marché et sont acquis, c’est ainsi qu’ils acquièrent de la valeur, et ils sont éventuellement retranchés du marché avant d’y être remis. Mais la valeur d’un bien spirituel, la propriété économique d’un bien spirituel, c’est qu’il n’a de valeur que s’il est partagé. C’est une idée très forte, c’est la Bible qui l’a inventée.

Et le deuxième point, plus social et qui est l’extension de cette première idée, c’est que le bien social primordial, c’est la connaissance. Là aussi, il y aurait une conférence entière à faire sur le fait que le modèle économique et politique du judaïsme, des hébreux, a été pensé comme contre-modèle de la société égyptienne, hiérarchisée, avec ses richesses cloisonnées dans différents secteurs. Le projet hébraïque est d’édifier une société qui valorise le fait que chacun soit une créature de Dieu, donc qui valorise la valeur de chacun, et qui tend par conséquent vers le partage de la connaissance, la connaissance étant le bien social premier -- je pense que le judaïsme n’a jamais oublié la leçon, c’est ce qui fait que peut-être on survit encore plus de vingt siècles plus tard, alors que d’autres civilisations éminentes beaucoup plus puissantes n’ont pas survécu. Mettre la connaissance au cœur de la survie, c’était assez prophétique.

Donc il y a aussi un message aussi politique dans le temple, il ne s’agit pas seulement d’élever son âme -- c’est aussi une des fonctions du temple--, il s’agit aussi de construire une société juste, et la société du temple fait partie de ce projet global.

Alors il me reste peu de temps pour qu’on puisse partager, mais je vais quand même signaler une évolution par rapport toutes ces idées fondamentales que sont celles de la construction du temple, de la géométrie spirituelle du temple, des grandes fonctions, le pur et l’impur, la résolution d’un problème théologique, redonner une visibilité à Dieu dans un monde profane, précisément parce que Dieu s’en est retiré, le message politique du temple. Je voudrais dire maintenant que le temple n’est pas l’alpha et l’omega de la pensée juive. Il a exprimé un stade de spiritualité, mais le judaïsme a aussi évolué vers d’autres idées, non pas en opposition, mais complémentaires.

D’abord, parce que dans le judaïsme, il y a trois voix morales en quelque sorte, qui se font déjà entendre dans la Bible, ce qu’on appelle la théorie des trois couronnes, keter en hébreu :

  • keter malkhout : la couronne de la royauté
  • keter kehouna : la couronne de la prêtrise
  • Keter Torah : la couronne de la Torah ou couronne prophétique

Il y a une division des pouvoir non pas en deux, mais en trois, entre le politique, le sacerdotal et le prophétique. Et c’est absolument essentiel de garder les trois, qui sont parfois en conflit, qui peuvent être en complémentarité bien sûr, mais c’est absolument nécessaire de garder ce conflit, amical si possible, pour avoir quelque chose de dynamique.

Je ne veux pas être trop long car ça nous emmènerait trop loin. Une belle phrase d’Ezéchiel évoque cette répartition, « on sollicitera une vision du prophète, la Torah sera dévolue au cohen, et la sagesse aux vieillards. » (Ez. 7, 26) Ici, on a le pôle de la etsah, le pôle du « conseil », qui représente le politique ; la Torah représente les prêtres ; la « vision », quant à elle, représente le prophète.

Avec le politique l’opposition est assez flagrante. Mais si on s’en tient à cette dichotomie entre le « sacerdotal » pur, qui composait le personnel du temple, et le « prophétique », on a ici deux visions du monde profondément différentes. La vision du monde du prêtre est structurée par le « pur et l’impur » et le « sacré et le profane ». Le prêtre voit le chaos potentiel du monde à chaque coin de rue. Et il faut en quelque sorte sans cesse y remettre de l’ordre en se posant comme le garant des grandes catégories structurantes. Il y a une forme de conservatisme chez le prêtre, qui toujours a en regard une évolution potentiellement chaotique. L’ordre est le maître mot de la pensée des prêtres (en hébreux, cohanim), là où la vision du prophète est totalement différente, beaucoup plus poétique, de l’ordre de la vision, de l’ordre du tsedek (« justice »), elle est de l’ordre de la compassion, elle est de l’ordre de l’amour. Son champ sémantique n’est pas du tout celui du prêtre.

Donc il y a ce dialogue entre  plusieurs vecteurs d’autorité, et le temple encore une fois ne représente pas l’alpha et l’oméga. Les sociétés humaines ont besoin de cette idée, on a besoin d’exprimer cette notion de présence divine, mais elle n’est pas à elle seule le fin mot de l’histoire pour le judaïsme. Je pourrais être plus complet, mais c’était une idée importante.

Deuxièmement, historiquement, la notion même d’une présence de Dieu a évolué de manière considérable dans le judaïsme. Dans la Bible se déploie peut-être une vision primaire de Dieu comme une puissance qui intervient dans le monde des hommes. Oui, Dieu nous aime, peuple d’Israël, il ouvre la mer rouge pour nous, il combat nos ennemis. Dieu apparait comme un acteur complètement présent sur la scène de l’histoire. Et puis, le tabernacle a marqué une évolution. Dieu n’est plus directement présent dans la scène de l’histoire, comme un acteur primaire de l’événement, mais il est dans le temple. Et puis, suite à une série de catastrophes et à une évolution interne du judaïsme aussi, le temple a disparu. Et tout ce qui était possible avec au temple, notamment la notion d’expiation, le fait de procurer l’expiation au peuple a disparu, et la présence de Dieu s’est retrouvé le texte : dans une période de grande tension, c’est la pensée rabbinique qui a prévalu, à savoir que Dieu, la présence de Dieu se trouve dans l’interprétation des textes. On est donc passé par trois scènes différentes pour Dieu : de la grande scène de l’histoire universelle, à une scène plus sacerdotalisée en quelque sorte, qui est celle du temple, à une scène beaucoup plus intériorisée, plus « cognitive » : Dieu réside dans le texte, dans l’interprétation qu’en donnent les hommes.

Et donc, c’est important de noter cette évolution. De fait le Talmud a été le grand corpus structurel de cette nouvelle notion d’un Dieu qui est présent dans l’interprétation, plurielle en plus, de sa parole.

Alors voilà, pour terminer, et peut-être pour ouvrir notre discussion, je dirais qu’effectivement tout cela est paradoxal. Vous le citiez, combien le temple à Jérusalem était censé être la pérennisation du mikdach, du Tabernacle, mais quand on réfléchit, c’est exactement l’inverse qui s’est passé. Le Tabernacle était censé être temporaire et en fait il a survécu, je vais dire comment. Le temple était censé être éternel, et il a été détruit. En fait, le modèle des synagogues aujourd’hui, ce qu’on appelle le mikdach me’at (« petit sanctuaire ») – c’est Ezéchiel qui avait cette image, la synagogue comme un petit tabernacle, sachant que nous, les hommes, sommes aussi de petits tabernacles, nos cœurs le sont--, finalement le modèle de la synagogue emprunte bien plus au tabernacle, qui était une structure mobile, transportée, à monter et à démonter, qu’au temple, soi-disant éternel mais en fait détruit. Et j’en terminerai par là, par ce paradoxe si bien exprimé par le verset d’Exode 25, 8 : « Et ils me feront un sanctuaire, et je résiderai au milieu d’eux. »  Les commentateurs se sont jetés sur l’incongruité grammaticale : comment ! Il faudrait construire un sanctuaire, et Dieu ne va pas résider dans le sanctuaire mais « au milieu d’eux » ? Oui, c’est la grande leçon du Tabernacle : il faut construire un sanctuaire, il faut des institutions, il faut visibiliser la spiritualité, sinon celle-ci ne devient que bouillie généralisée. Donc il faut construire le temple, mais sans illusion que Dieu va y résider. Dieu réside non dans la construction mais chez les constructeurs.

C’est ça la grande idée du temple. Donc encore une fois, il faut le faire, puisqu’il réside chez les constructeurs on peut se dire voilà, la dimension sociale suffit. Non, il faut la dimension institutionnelle du religieux ou du spirituel, mais une fois cette phase accomplie, de toute façon Dieu, s’il réside quelque part, réside chez les constructeurs, dans l’horizontalité du rapport fraternel, humain, social. C’est tout le paradoxe « vous me construirez un sanctuaire et je résiderai au milieu d’eux. »

Voilà, pour cette petite cavalcade, malheureusement très rapide, sur différentes pensées ayant trait au temple dans le judaïsme. 45’19

► Echanges avec la salle

Q : On est parti d’un temple itinérant et en même temps à ciel ouvert. C’est-à-dire qu’on peut voir le ciel d’où qu’on se trouve, à l’exception de la partie couverte, qui a besoin d’être protégée. Il y avait la partie qui était cachée et la partie qui était visible. Quel sens donnez-vous, pouvez-vous entrer un peu plus dans le détail de cette distinction entre ce qui devait être visible et ce qui devait rester caché, tout en sachant que ce sanctuaire permettait de matérialiser ce qui n’avait pas de forme ?

YB : C’est vrai qu’il y a de profondes différences entre le tabernacle et le temple. Cela dit, tout n’était pas visible dans le tabernacle, puisqu’il y avait une tente. Seules certaines personnes, Moïse en particulier, et Aaron et sa descendance y avaient accès. Tout n’était donc pas visible. Mais s’il y avait pour une part occultation dans le tabernacle et dans le temple de certaines choses, il faut aussi concevoir le tabernacle dans le cadre de l’exode des bené Israël, à savoir que toute la structure était couverte par les nuées de gloire, des colonnes de fumée le jour, avec une fonction protectrice, et la nuit une colonne de feu. La Bible décrit – on peut interpréter cela métaphoriquement – de quelle manière elle guidait l’itinérance. Quand la colonne bougeait, le tabernacle bougeait. Et quand elle s’arrêtait, tel était l’endroit du campement, et il fallait stopper. Tant que la colonne restait en place, on restait sur le site. Et puis quand la colonne se remettait à bouger, on suivait. C’est vrai que cette incarnation de la puissance divine a complètement disparu avec le temple de Jérusalem où il n’y avait plus les nuées de gloire, en hébreu hananè hakavod. Ce n’est pas tant au niveau de l’architecture, le fait qu’il y ait quelque chose de visible ou pas, mais c’est cette fonction protectrice, cette ouverture vers le ciel incarnée par les nuées de gloire, qui a disparu et qui marque un amoindrissement du degré spirituel. Beaucoup de commentaires (en hébreu, midrachim), disent par ailleurs que par rapport à la création adamique, le niveau spirituel du peuple s’était dégradé de degré en degré, et que la construction du tabernacle avait réussi à rattraper les dix degrés desquels il était tombé. Il y avait une restauration complète. Il y avait aussi l’idée que cette génération-là, parce que c’est aussi une histoire de construction et de génération, a pu entreprendre la construction à un certain niveau d’état du peuple, qui était celui de la kéhila. Ce degré, nous dit-on, avait accès à des choses auxquelles on n’a peut-être plus accès aujourd’hui.

Au passage c’est intéressant, parce que c’est précisément cet état du peuple possédant un degré supérieur au nôtre, qui a fauté aussi avec le veau d’or. Et ce point-là, avant que je revienne au précédent,  appelle un commentaire intéressant du Rav Kook, immense rabbin du début du siècle, qui disait « la force de l’erreur est corrélative de la force de la foi. » Et il disait, peut-être que nous ne sommes plus capables de grandes erreurs tout simplement parce que nous ne sommes plus capables d’avoir une foi très grande non plus. C’est une question d’amplitude, en quelque sorte, de la conviction. Donc ce grand peuple supposé être à un niveau supérieur au nôtre, est précisément celui qui a sacrifié à la faute du veau d’or. Mais il est vrai que cette nuée de gloire, la présence, cette ouverture sur le ciel, du coup comme un spectacle au-dessus d’eux, était corrélatif d’un degré de conscience supérieur que l’on retrouve aussi dans la traversée de la mer rouge. Quand on nous dit « la traversée de la mer rouge », bien sûr, selon le narratif biblique, comme en une sorte de saga hollywoodienne, on voit le peuple poursuivi par les armées du pharaon, miraculeusement sauvé. Mais sur un plan spirituel, la traversée de la mer rouge, outre le fait qu’elle nous sauve de nos poursuivants, signifie que le fond de la mer se révèle. Qu’est-ce que c’est, « l’ouverture de la mer » ? C’est l’ouverture de quelque chose qui par définition n’est jamais révélé. Le fond de la mer, personne ne peut le voir. Et cette phrase d’Ezéchiel « Lors de la traversée de la mer rouge, même la plus humble des servantes a vu ce que même le plus grand des prophètes n’a pas vu ». La traversée de la mer est la mise à sec de quelque chose qui par essence n’est jamais à sec et qui est totalement toujours recouvert.

J’établis cette analogie avec votre question, oui il y avait une ouverture sur le ciel, incarnée par les nuées de gloire, symbolique d’un degré de connaissance supérieur, mais aussi d’un degré potentiel d’erreur supérieur, dans lequel on n’est plus.

Q : J’aimerais comprendre comment toute la fonction sacrificielle a continué à se transmettre après la destruction du temple. Est-ce qu’on considère que l’humanité est meilleure ou pas ?

YB : Ce qui est intéressant à savoir, c’est que le mot sacrifice en hébreu se dit korban (קרבן, pour ceux qui font un peu d’hébreu), de la racine karov קרב, koph rech beit, qui veut dire « proche ». Le « sacrifice » en français connote quelque chose de totalement différent qui met l’accent sur tuer la bête. On pourrait traduire korban par « rapprochement » : un sacrifice c’est quelque chose qui est destiné à rapprocher l’homme de Dieu, et c’est corrélatif de la notion du péché, qui de la même façon n’a pas le même sens dans le judaïsme que dans le christianisme. Il y a trois mots en hébreu pour désigner le péché, le mot principal étant het, qui veut dire un « manquement ». Il y a une image très belle utilisée à propos des armées du roi David : des armées sont opposées et les hébreux se protègent avec un bouclier qu’ils ont enduit de graisse, et les flèches ripent sur les boucliers et c’est le mot het qui est utilisé. Donc, un péché, un manquement, c’est une flèche en quelque sorte qui rate sa cible. Qui devait atteindre un point x, représenter une shlemout (שְׁלֵמוּת), une complétude, mais qui rate sa cible. Il n’y a donc pas cette idée de péché dans le sens mortifère, c’est simplement un manque de complétude dans nos actions, dans nos pensées, par rapport à ce qui pourrait être une cible exacte.

Le karov/le sacrifice est censé « rapprocher », à travers un rite, l’homme de Dieu pour combler un manque. Après, il y a des facteurs extérieurs, des externalités négatives – comme on dirait dans certaines sociétés -, qui ont fait que le temple a été détruit. C’est un fait historique. Ce n’était pas parti comme ça, mais ça l’a été. Le deuxième a été la reconstruction du premier, mais le deuxième a été détruit. Et c’est certainement un des génies du judaïsme que d’avoir pu changer complètement, et se réinventer, après la deuxième destruction du temple. Les Sages (du mouvement rabbinique) l’ont réinventé – c’est un point important - de trois manières. D’abord ils ont remplacé le sacrifice par l’étude, je vais dire comment. Et ils ont inventé la prière, qui aujourd’hui paraît si courante, le fait qu’un homme se mette debout ou assis et parle à Dieu ! La prière comme une activité autonome, quand on y pense, c’est une révolution totale. Personne ne faisait cela. Il y avait bien sûr la notion de sacrifice ou de rite sacré accompagné de formules, éventuellement magiques. Donc la parole accompagnait les rites dans de nombreuses sociétés. Mais la prière comme une activité de parole détachée, autonome, c’est une invention rabbinique à ce moment-là. Et puis la troisième manière dont les rabbins ont redéployé ce judaïsme du temple qui ne pouvait plus s’y exercer, qui était basé sur le sacrifice, ça a été la loi : poser, rédiger la loi à travers les discussions de Talmud.

La prière, la Loi et la retraduction du sacrifice en étude témoignent de la plasticité du judaïsme. Cette image un peu triviale, emprunté à l’informatique, résumera bien les choses : c’est comme si le hardware avait été détruit, mais le software a été totalement réinventé, et c’est ce qui a permis la survie du judaïsme.

La grande question post-destruction du temple, c’est la question de l’expiation : la fonction centrale du temple c’était d’expier. Le peuple -- on était dans une société agricole--, montait trois fois l’an offrir ses sacrifices, ils étaient accueillis par les « professionnels » de l’expiation, les lévites et les cohanim... Là on achetait qui un agneau, qui une colombe, etc et on repartait avec ses fautes expiées. Ceci n’était plus possible. Il a alors fallu un immense travail de transposition intellectuelle de la part des rabbins pour réinventer et poursuivre l’histoire du judaïsme. Ceux-ci, c’est un fait historique, ne se sont pas imposés du jour au lendemain. C’était une étroite élite galiléenne (les « Pharisiens ») qui défendait une intériorisation de la Torah – le fait de soutenir la Torah comme une étude plus que comme un ensemble de prescriptions, etc – ils ont mis des siècles et des siècles à s’instaurer comme les représentants légitimes, comme le leadership légitime du judaïsme. Mais ils ont fait ce travail de réinterprétation : l’expiation n’est plus possible de manière matérielle, mais elle est à nouveau possible là où des hommes se rassemblent. Cette pensée est connexe à la philosophie du temple, pour ceux qui pensaient éventuellement que la construction est centrale, en fait, non, c’est la communauté qui l’édifie et la fréquente qui est centrale. Donc quand la communauté est réunie, que ce soit pour manger -- la table est un substitut de l’autel pour le judaïsme, la nourriture a un aspect sacrificiel – c’est pour ça qu’on fait des bénédictions, qu’il y a toujours du sel sur une table, pour rappeler le sacrifice. Il y a eu une redistribution de toute cette pensée de l’expiation dans tous les autres secteurs de la vie : dans le manger, dans l’étude, partout où les hommes se réunissent, la Chékhina (« présence divine ») repose. La présence de Dieu repose sur la présence de dix personnes orientées dans un certain but noble. Ça a été un travail intellectuel très long et lent. Dieu est ainsi passé de l’histoire, au temple, et au texte.  

C’est une réponse un peu cursive, parce qu’après il y a toute une mise en place rituelle. La prière, par exemple, qui a lieu trois fois par jour, le matin, l’après-midi et le soir, s’est calquée sur la structure des sacrifices du temple. Il y a énormément de choses qui rituellement ont cherché à retenir la formalisation de tout ce qui se passait dans le temple dans la vie rituelle, que ce soit dans la prière, dans l’étude etc. Mais ça a été un long travail intellectuel. La révolution spirituelle et mentale, c’est d’arriver à faire comprendre que Dieu réside là une communauté humaine réside, et quand les hommes étudient la parole de Dieu, c’est là où la présence divine repose.

Mais beaucoup de modèles aussi ont changé. On est passé d’un modèle de charisme à un modèle d’étude plurielle. Il y avait des hommes inspirés, des prophètes, mais comme l’ont affirmé les rabbins, la prophétie a cessé au milieu du 5e siècle, vers -450. Je dirai même mieux : les rabbins ont en quelque sorte décrété la fin de la prophétie -- parce que ce dispositif ne les intéressait plus. Ils voulaient faire émerger un judaïsme nouveau. Un texte fameux du Talmud raconte l’opposition de deux sages, l’un nommé rabbi Eliezer et l’autre rabbi Yehoshoua. Rabbi Eliezer exprime le modèle du charisme. Ils sont en discussion sur la casheroute d’un certain type de four et ils ne sont pas d’accord. Rabbi Eliezer fait appel à des éléments miraculeux. Il dit « Si j’ai raison, que ce cours d’eau se détourne. » Et le cours d’eau se détourne. Rabbi Yehoshoua bondit sur ses pieds, et s’écrie qu’un miracle n’est pas une preuve ! Rabbi Eliezer insiste, en donne une autre : « que ce caroubier se déporte de quarante pieds. » Et le caroubier se déporte de quarante pieds. Rabbi Yehoshoua redit qu’un miracle n'est pas une preuve. Rabbi Eliezer finit par en venir à invoquer la voix de Dieu. Effectivement, une bat qol (hébreu : בת קול), une petite voix divine s’exprime et clame : « Cessez de tourmenter ce rabbi Eliezer ! C’est lui qui a raison ! » Et rabbi Yehoshoua de bondir sur ses pieds et de dire à cette bat qol ou à Dieu « la Torah n’est plus dans les cieux ! », phrase du Deutéronome 30, 12, « elle a été donnée aux hommes et les discussions se discutent à la majorité ! »  C’est la défaite générale du modèle du charisme, en faveur d’un judaïsme pluriel, et qui se décide à la majorité. Quand on y pense, c’est tout à fait contre-intuitif… Comment une vérité spirituelle et religieuse pourrait se décider à la majorité ? On n’est pas dans un système politique laïque ou non religieux ! Et c’est pourtant la révolution que les rabbins ont mise en place ; c’est dans la « Torah orale » et dans les commentaires que se joue le sort de la « Torah écrite », ce texte qui a été donné sur le mont Sinaï. On a ici une très longue élaboration intellectuelle pour passer d’un judaïsme sacrificiel, détenu par une élite, celle des cohanim et celle des lévites, à un judaïsme totalement démocratique qui se joue à la discussion plurielle, à la controverse (il y a une valorisation de la controverse aussi dans la tradition) et finalement à l’interprétation. Une longue histoire.

Q : Quel aurait été le devenir de la pensée juive si le temple n’avait pas été détruit ?

YB : C’est une belle question. Je viens un peu d’y répondre. Dans le judaïsme, il y a eu des événements traumatiques. La destruction du temple en est un pour le peuple juif. Mais du coup, il a donné lieu à une réinvention totale du judaïsme sur des bases différentes. Je ne vais pas dire que c’est une bénédiction, parce que ces catastrophes ont eu un coût social important, la destruction du temple a été perpétré en s’accompagnant d’un massacre généralisé, non seulement des élites, mais de dizaines de milliers de personnes crucifiées par tous les chemins du pays, provoquant un renforcement de la Diaspora (ensemble des juifs qui vivent en dehors de la Terre d’Israël). Diaspora qui quelque part est aussi une bénédiction – au passage elle avait commencé avant la destruction du temple, mais cette dernière l’a accentuée. Il est difficile de présenter des événements traumatiques comme des chances ou des bénédictions, mais ceci dit, dans la pensée juive il y a cette pensée qu’un obstacle, fût-il dramatique et traumatique, est, une fois qu’il a eu lieu, une occasion (une nécessité ?) de renouveler les choses. Il est vrai que la phase du judaïsme des pharisiens, le judaïsme des pérouchim, et le judaïsme des rabbins a été la victoire des pharisiens sur les saducéens (qui étaient les tenants du temple), sur un judaïsme rituel, élitiste, peu enclin à l’intériorisation de la Torah. Donc, ça a été, peut-être pas une bénédiction, mais une chance et la recréation totale du judaïsme.

D’ailleurs, si on prend une analogie très large, un deuxième événement traumatique du judaïsme, en tout cas autour du bassin méditerranéen, ça a été l’expulsion des juifs de l’Espagne et puis cinq ans plus tard du Portugal, qui a redistribué la sociologie du peuple juif tout autour du bassin méditerranéen, mais qui a été aussi l’occasion d’une refonte intellectuelle profonde. L’essor de la kabbale et de toute la mystique juive, qui existait déjà avant la dispersion, a signifié le coup d’envoi d’une recherche intellectuelle et spirituelle absolument formidable. Les événements historiques sont des coups de fouets, et là où certaines traditions ploient sous le poids des événements, la tradition juive met un point d’honneur à tout réinventer, signe à la fois d’une résilience et d’une grande créativité.

La destruction du temple a été l’occasion de réinventer totalement le judaïsme. Donc à votre question est-ce que le judaïsme aurait ressemblé à ce à quoi il ressemble aujourd’hui, sans la destruction du temple, la réponse est non. (rires dans la salle) Je ne sais pas si je suis clair, mais j’ai l’impression que je ne peux pas être plus clair que ça.

Q : Bonsoir monsieur Boissière. Ma question est un peu similaire à la précédente, mais pas tout à fait. Pensez-vous que si le deuxième temple avait été détruit entièrement, s’il n’y restait pas de vestige en l’occurrence comme le mur occidental, qui pour moi est le socle fédérateur de la foi et de la religion juive, pensez-vous que la spiritualité juive aurait évolué d’une manière identique à travers le temps, sans cette preuve matérielle de la religion d’il y a deux mille ans et du Saint des Saints ?

YB : Je vais peut-être vous choquer, car je pense que le mur du Temple a un intérêt historique majeur, évidemment, mais du point de vue du judaïsme, je dirais que le mur du Temple, qui n’était que l’un des murs extérieurs, très extérieur, la quatrième couche du Temple, n’a pas une importance centrale. Elle est centrale pour les orthodoxes dans le judaïsme, il y a une pensée de l’orthodoxie, il y a même des groupes qui se préparent à reprendre les sacrifices, à reprendre du service dans le troisième temple, une organisation comme Atéret Cohanim, des organisations en général plutôt extrémistes, je parle en toute franchise, se préparent, les habits, les couteaux etc., pour reprendre immédiatement la fonction des lévites et des cohanim, le jour où le troisième temple interviendra. Je ne pense pas que ce soit essentiel au judaïsme, et ce n’est pas mon appartenance à une sensibilité libérale du judaïsme qui me fait dire ça, on retrouvera cette analyse chez de nombreux penseurs qu’ils soient libéraux, orthodoxes, traditionnels ou autres. Je pense que justement le génie du judaïsme c’est d’avoir su évoluer, et que certaines choses sont irréversibles. Sans parler des problèmes politiques qu’une restauration poserait. Je ne veux pas minorer l’importance de l’existence réelle du temple, car il est clair que si on a en vue la politique moyen-orientale, il est absolument crucial de pouvoir dire que le temple existait à cet endroit, puisque certains courants négationnistes - n’ayons pas peur du mot -- nient l’existence du temple. Et c’est absolument essentiel pour le peuple juif de pouvoir dire « on était là », sans droit de propriété d’ailleurs, ça n’implique pas de traduction politique directe, mais à tout le moins ça suggère une légitimité,  de pouvoir dire qu’il y a eu un temple ici, qu’il y a eu une histoire, qu’il y a une présence juive de plusieurs millénaires, c’est absolument majeur, je ne veux absolument pas diminuer cela. Mais sur le plan du judaïsme en tant que religion, spiritualité, je ne dirais pas que c’est l’essentiel, précisément parce qu’il y a eu des ruptures qui ont fait évoluer le judaïsme d’une autre manière.  

Je ne sais pas si je réponds…

Par contre c’est vrai qu’il y a des courants pour qui le troisième temple…, je me souviens d’une anecdote personnelle, j’avais visité à une époque - je pense que ça a changé d’ailleurs depuis - le couloir qui suit le prolongement du mur sous les maisons de la ville, et qui s’approche, à un endroit donné, au plus près du lieu présumé le plus saint, le saint des saints. Et là évidemment, il y a une petite synagogue mobile qui a été créée là, avec des hommes plongés dans des attitudes ultra-pieuses -- peu importe ; ce qui m’avait frappé c’était le discours préalable du guide, solidement ancré dans l’orthodoxie, et qui nous présentait les évolutions du temple, tout d’abord le mont Moriah, la base géographique et historique première, puis le premier temple construit par Salomon, puis la destruction, le deuxième temple, qui avait migré géographiquement un peu plus vers le sud, puis le temple augmenté par Hérode, etc, et puis, donc, la deuxième destruction. Et le voilà qui soudain, à haute voix, clame « Et maintenant, le jour du troisième temple… », et là il se penche, il va chercher une maquette et paf ! --  il plaque une espèce de maquette de troisième temple, flambant neuve, sur tout ce qui précédait, et commence à dérouler un narratif où tout redémarre comme avant etc. Je dois dire que ça m’a laissé sans voix. D’abord parce qu’il y a autre chose aujourd’hui, à cet endroit, ça ne veut pas dire que c’est plus légitime, mais a minima, ça pose quelques problèmes politiques, et puis, ce n’est peut-être pas non plus l’idée, bien qu’il y ait des versets où toutes les nations monteront ce jour-là, à la fin des temps à Jérusalem, vers le troisième temple. Mais peut-être faut-il interpréter ce troisième temple sur un modèle différent du temple en dur, du deuxième etc. je veux dire, la pensée juive est quand même coutumière de ce genre de réélaboration et de réinterprétation. Je ne pense pas que la réinstauration à l’identique du temple soit un idéal du judaïsme.

Q : Vous avez commencé à parler du négationnisme de l’époque archéologique du temple, il y a une école qui niait ou minimisait les témoignages archéologiques du temple et une autre école qui semble objective …

YB : alors, je ne sais pas, mais quand vous dites une autre école qui semble objective, vous faites référence au travail des archéologues, tout simplement ?

Q : …c’est ça, certains réfutent et d’autres essaient de prouver et de montrer. Donc, est-ce qu’il y a de l’idéologie derrière ces mouvements ? Ce qui nous complique, à nous qui voulons comprendre, tout simplement.

YB : Merci de votre question. Je pense qu’effectivement qu’il y a une idéologie, il y a quand même une différence qualitative entre ceux qui nient et ceux qui affirment. Ceux qui nient, nient de manière purement idéologique sans rien démontrer, juste en disant... certains mouvements islamistes, par exemple, disent tout simplement les juifs n’étaient pas là, il n’y a pas eu de temple de Salomon, c’est très facile d’affirmer des négations, juste affirmer sans rien prouver. La différence avec ce que vous appelez « l’autre école », c’est tout simplement la science, l’école scientifique ! Il y a quand même énormément de travaux scientifiques qui ont été accomplis par des archéologues de tous les pays, qui montrent qu’effectivement il y a eu une structure, et qui retrouvent des amulettes, et des objets liés au temple, et des inscriptions, datées par les moyens modernes, toutes ces découvertes font effectivement controverse parmi les spécialistes – il en va ainsi de la science, mais il y a également, en bas du temple, la structure de ce qu’on appelle ir David, la « ville de David », qui a vraisemblablement été le premier centre politique. Il y a là aussi des débats sur la datation, c’est-à-dire que la datation traditionnelle de la Bible, -1000 en gros pour faire court, Salomon et David -1100, est remise en question, affirmant que David n’était pas le roi puissant décrit par le texte biblique, mais un simple chef de clan, disposant d’une administration tout au plus embryonnaire, qu’une véritable administration ne s’est structuré que plus tard etc., donc, oui, des débats existent sur la datation. Mais sur l’existence d’une structure politique, sur l’existence d’un temple et de toute une culture, matérielle et spirituelle, attachée au temple et à la civilisation hébraïque puis judéenne, puis juive, il n’y a pas de doute ! Tout cela est sous les yeux des historiens et des scientifiques, et chacun peut en acquérir la connaissance.

Donc, il y a tout de même une différence qualitative abyssale entre se contenter d’affirmer qu’il n’y a jamais rien eu, affirmation totalement gratuite et très facile à produire, et les travaux difficiles, qui posent effectivement beaucoup de questions, sur les objets qui sont retrouvés sur et autour du site du temple. Des fouilles archéologiques se poursuivent, plus sur le site-même du temple, parce que politiquement c’est impossible aujourd’hui, mais à côté, et on retrouve énormément, il n'y a pas un mois où l’on ne retrouve pas des témoins, des objets qui sont datés, et attestent d’une activité qui ressemble fort à ce que décrit la Bible. Après, je ne suis pas archéologue, et je n’ai pas connaissance de tout, mais il y a quand même énormément de témoignages qui sont produits, sur un mode scientifique, en tout cas.

Q : Bonsoir monsieur, il y a beaucoup de questions qui me viennent, c’était tellement riche. Ce qui m’a surtout parlé au début, c’est la façon dont vous avez justement montré la contradiction entre croyance et conviction, et j’aimerais bien avoir un peu d’éléments par rapport à cette histoire de conviction, mais surtout quand on parle de pierres, de temple qui auraient disparu, alors que le tabernacle, lui, a survécu. Et le parallèle que vous faites (moi, je l’ai entendu en tout cas) avec l’horizontalité de la fraternité, de la communauté, et ce que je me demande c’est qu’est-ce qu’il en reste aujourd’hui ? Est-ce que la force ce serait de se battre contre ce qu’on peut parler parfois de laisser des métaux, et de rester sur de l’amour, de la construction, à travers une forme de connaissance. Et comment on peut en tant qu’être humain …

YB : Très, très vaste question. Je vais traverser vos différentes questions, parce que l’amour, c’est un sujet ; les pierres, la disparition, la pérennité de ce qui est censé être pérenne, c’est un autre sujet ; la croyance et la conviction c’est un autre sujet, au passage c’est un peu le sujet aussi du livre dont je suis l’auteur (« Courage, croyons ! Pour en finir avec les cliché anti-religieux »)

Croyance et conviction, alors là, c’est un autre chapitre. J’ai parlé de croyance et conviction dans le cadre de mon association « Les Voix de la Paix. » C’est intéressant. La croyance religieuse, elle est diverse, ceci dit. Le croire, c’est un phénomène humain général, c’est vrai qu’on a tous besoin de croire. La croyance religieuse, c’est un phénomène plus spécifique. Mais c’est vrai que, ne serait-ce que pour prendre le christianisme et le judaïsme, il y a une grande différence entre le croire chrétien et le croire juif. Le christianisme, pour tout un tas de raison, a mis la foi au centre de l’expérience religieuse, la foi comme un saisissement anthropologique, je ne veux pas dire nécessairement la foi du charbonnier, mais comme un phénomène psychologique, parce que c’est une « conversion », la foi, et selon ce qu’en a dit Saint Augustin, il s’agit de la conscience du péché, de la concupiscence, et du fait d’être sauvé par une grâce supérieure à nos propres capacités. Donc, la foi dans le christianisme, c’est quelque chose de très précis.

La foi dans le judaïsme, c’est beaucoup plus flou, et beaucoup plus vaste. Le mot d’ailleurs n’existe pas. Emouna, c’est la même racine que « amen », et amen c’est la notion de stabilité dans le temps. C’est-à-dire que la emouna, c’est bien davantage la fidélité que la foi -- au sens d’un phénomène psychologique qui nous saisit. La fidélité à quoi ? Bah, à plein de choses : la fidélité à l’histoire, la fidélité au rite. On y revient, on étudie. A la limite, l’étude est presque plus importante que la foi. C’est un mélange des deux. Et la prière d’ailleurs dans le judaïsme, est  à la fois une expression de sentiment et une étude. Le mot hébreu est lehitpaël est un verbe réflexif, qui veut dire s’étudier. Donc il y a des expressions très différente de la foi.

Mais je l’ai non pas opposée, mais j’ai souhaité distinguer, parce que mon association les Voix de la Paix se veut en effet inter-convictionnelle. Et ça fait référence à la manière dont je l’ai créée. Je l’ai créée en 2016 dans un contexte d’attentats, très difficile pour la société française. Et de fait où les communautés d’identité au sens large, quelles qu’elles soient, avaient tendance à s’opposer. Moi je voulais créer un événement qui rassemble et qui instaure deux choses très importantes : d’abord le rappel de la laïcité comme un espace commun pour tous, c’était l’idée première ; et puis l’idée qu’il fallait dépasser le seul dialogue inter-religieux. Inter-religieux c’est passionnant, le dialogue entre religieux, le prêtre rencontre le rabbin, l’imam, etc, c’est toujours passionnant, l’image est belle. Mais, ça concerne trente pour cent de la population française, tout le monde trouve ça formidable de loin. Mais de fait, les sondages le prouvent, soixante à soixante-dix pour cent des gens ne se sentent pas impliqués.

Je me disais, dans ce temps non pas de ténèbres, mais en tout cas d’extrême confusion, il est important de pouvoir rassembler autour de la table et de toutes les tables qu’on peut imaginer, une notion plus large que la foi. Parce que la foi clive. Celui qui croit, au ciel, celui qui n’y croit pas, disait Aragon. Et ça clive. Je peux vous que dans certains mondes, vous entrez dans le monde de l’entreprise, vous dites que vous êtes croyant ou rabbin, etc., au bout d’une phrase et demie, déjà il y a la moitié des gens qui ne vous écoutent plus. Donc, il me semblait que tactiquement, mais aussi fondamentalement, il est intéressant de parler de convictions. Parce que du coup les convictions, tout le monde en a : les philosophes ont des convictions, l’entreprise a des convictions, les artistes ont des convictions, etc. Et pour œuvrer et agir au sein de cette société française, si facilement fragmentée et qui se fragmente à l’infini, c’était beaucoup plus facile de réunir et de fédérer des gens à partir de la notion de conviction – ainsi de toutes les actions qu’on organise avec Les Voix de la Paix -- actions concrètes, sur le terrain, dans l’entreprise, plus symbolique avec des colloques, etc.

Alors c’est vrai que la croyance religieuse a des spécificités aussi, elle reste liée, par exemple, à un corpus de textes. Je pense que l’un des points de génie des religions c’est de savoir lire les textes et surtout de les relire, c’est même l’une des deux étymologies du mot « religion » - il y a celle de Lactance, religere, sur « lier », et celle de Cicéron, relegere, « relire » – il y a le génie du texte, donc c’est lié à un corpus, c’est lié à une forme d’adhésion qui n’existe pas nécessairement dans la conviction. Pour moi il y a réellement une différence, mais la notion de conviction est intéressante pour agir au sein de la société, je pense, parce qu’elle parle à beaucoup plus de monde.

Alors, après il y a tellement d’autres sujets dans votre question.

L’horizontalité ? Oui, comment retrouver tout ça ? L’amour ? Oui, C’est vaste.

Une chose intéressante, je ne sais pas si c’est directement déduit de votre question, mais c’est vrai qu’on parle beaucoup d’amour dans les religions. Et on oppose par exemple volontiers souvent l’amour chrétien à ce qui serait peut-être une forme de manque dans le judaïsme, plus axé sur la loi. C’est évidemment à mes yeux totalement faux, parce que tous les textes « Tu aimeras ton prochain comme toi-même, » c’est quand même dans la Bible hébraïque qu’ils se trouvent. Le premier mot du texte de la prière centrale du judaïsme, « Shema Israël … », c’est le verbe « aimer » : « Tu aimeras l‘Eternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton pouvoir. » Donc, l’amour est central.

Par contre c’est vrai que le judaïsme a eu très tôt l’intuition qu’une société ne pouvait pas s’instaurer, se construire seulement sur l’amour. C’est l’amour et la justice. Il y a une très belle opposition symbolique, ça nous amènerait trop loin, mais entre la droite et la gauche, ce sont deux dimensions symboliques très importantes dans le judaïsme. La droite, c’est la dimension du ‘hesed, la « compassion », qui est un flux de générosité sans limite, c’est-à-dire qui ne passe pas par le jugement. J’aime, ou j’aide mon prochain non pas parce que je me fais ma petite analyse, il n’a pas à manger etc… Le ‘hesed ne passe pas par là, le ‘hesed est un mouvement qui va de moi vers le monde dans un flux illimité. Mais construire une société uniquement sur ce pilier, ça ne tient pas.

Il faut le flux inverse, qu’on appelle le din, la dimension de la justice. La justice, essentiellement, ce n’est pas quelque chose qui restreint, c’est simplement quelque chose qui donne des formes, qui trace des limites, qui dessine des contenants. Il y a cette notion centrale dans la spiritualité juive, dans la mystique juive, de keli, un « ustensile », un « instrument ». Une bénédiction ne peut être dirigée sur le monde et n’avoir une certaine efficacité que si elle est dirigée et contenue dans un contenant, dans un instrument, dans un vase.  Et il faut les deux. Il faut le ‘hesed, un flux infini de générosité, vers les gens, vers le monde, vers les hommes, vers tout, mais il faut aussi le din, une dimension de la gauche symbolique qui pose les choses, qui leur donne une forme, qui leur donne éventuellement des limites. Et donc justice et amour, c’est vraiment la dialectique sur laquelle la loi juive repose. On peut dire il est faux de dire que l’amour n’existe pas, je pense que la Bible hébraïque est le premier texte qui l’affirme. Mais il est vrai que pour la pensée sociale et politique du judaïsme, l’amour ne saurait suffire. Il faut aussi la justice.

Q : j’ai préparé ma question il n’y a pas longtemps. C’est un peu enfantin ce que je vais vous dire, mais j’en suis restée une, enfant, et par conséquent je vais laisser libre cours à ce que j’ai entendu et au travail d’élaboration auquel mon cerveau s’est livré tout seul, comme ça, sans ma volonté. J’avais entendu dire, du temps où j’ai fréquenté un peu le centre Rachi, que le troisième temple avait été bâti, qui serait éventuellement Israël d’après sa construction. Paradoxalement, quelqu’un, qui est du Maroc, m’avait dit « Oh ! Mais il sera détruit. Il est écrit qu’il sera détruit également. » Quand on voit effectivement ce qui passe en Israël, il est vrai on peut se dire que c’est triste, c’est lamentable, c’est abominable. Mais qu’on ne peut pas. Moi, ce que je vous propose, si vous êtes d’accord, c’est déjà d’anticiper. Puisque justement si les rabbins ont eu cette, on ne peut pas parler d’intelligence, parce que c’est quasiment de l’inspiration, en rapport avec le feu sacré qui les animait, si le temple n’est pas nécessaire, il peut quand même être utile. Et si nous, déjà maintenant, nous faisions des plans pour bâtir le quatrième temple …

YB : Vous allez vite en besogne …

Q : c’est parce que je repensais à ce qu’avait dit régis Debray à un moment donné, il avait proposé qu’on transporte l’ONU en Israël, et de préférence à Jérusalem. C’était une manière aussi de s’interposer. Mais moi je me dis qu’en fait Israël, qui est l’état juif par excellence, et heureusement qu’il existe, pourrait renouer avec son rôle qui est celui de l’amour de l’humanité et de la paix sur terre et d’une certaine manière, préparer et bâtir l’arrivée du Messie en tout état de cause, préparer les temps messianiques. Et bon, bien sûr tout cela c’est un peu du blabla mais, c’est un vœu que je forme, que cette portion du monde redevienne le nœud de ce qui va influencer la terre entière, parce qu’en fait c’est l’endroit du monde où on pourrait rebâtir Israël tout autour, pour rayonner comme un diamant.

YB : Je pense voir ce que vous voulez dire.

Je vais essayer de reprendre les trois points de votre pensée : l’idée du quatrième temple, l’idée d’Israël et l’idée d’un vœu qu’on peut formuler pour cette région.

Le quatrième temple, oui, je trouve que vous allez un peu vite en besogne. Parce que l’idée, c’est que plutôt il va y avoir un troisième temple. Alors à quoi ressemblera ce troisième temple ? Est-ce que ce sera un temple en dur ? Est-ce que ce sera un temple architecturalement fondé avec des pierres ? Ou s’agira-t-il d’un temple spirituel pour toutes les nations, comme l’affirme le prophète ? Parce que là, on parle des temps messianiques. Celui où les épées seront transformées en socs de charrue, celui où la brebis dormira avec le l’agneau, … enfin avec le loup … (rires de la salle) L’agneau et la brebis, ça va encore, mais...

Petite blague pour détendre l’atmosphère, puis après je reprendrai sur un mode plus sérieux.

L’histoire se passe au zoo biblique de Jérusalem, il y a toutes sortes de choses passionnantes : la faune et la flore bibliques, des animaux qui n’existent plus. Et le clou du spectacle, c’est ce touriste américain qui le découvre, et la dernière salle, c’est une scène sur une paille très bien entretenue, avec une brebis qui dort avec un loup. Il va chercher le directeur du musée, et dit :

- « C’est extraordinaire, c’est incroyable »

  • « Oui, mais ici c’est Jérusalem, c’est la vision mystique, biblique. »
  • « Non, mais, c’est pas possible, il y a un truc »
  • « Monsieur, vous êtes en terre d’Israël, en terre de sainteté »

Il insiste, il insiste. Et le directeur finit par dire :

  • « Oui, bon, OK on change l’agneau tous les jours. »

Mais quelque part, ça exprime toute la dialectique. Ça veut dire que ce sont des idées absolument puissantes, essentielles à l’homme, même si on ne voit pas le chemin qui permet de les atteindre aujourd’hui.

Anticiper sur le quatrième temple, à mon avis c’est un peu aller vite en besogne dans la mesure où on a tellement de choses à faire, nous les hommes pour préparer tour cela… parce qu’encore une fois l’idée du Messie, qui est d’ailleurs contradictoire -- Kafka disait qu’un Messie, par définition c’est quelqu’un qui ne vient pas. Le Messie ne viendra que le lendemain de son arrivée !

… C’est à nous de faire le travail. Les dix commandements, pour commencer, qui sont simplissimes. Si seulement ils étaient appliqués ne serait-ce qu’une minute dans le monde de manière simultanée, ça y est, le monde serait transformé.

Donc parler du quatrième temple, ça me semble… Le troisième suffit à poser une idéalité extrêmement simple au niveau des principes, et cependant extrêmement difficile à acquérir, il suffit de regarder la nature humaine.

Je ne sais pas si je réponds, mais je pense que la pensée d’un quatrième temple est inutile, c’est ça que je veux dire.

Ensuite ce serait à Israël d’incarner et de promouvoir cette idée. Alors là, je vais changer de registre, et quitter temporairement celui de la spiritualité. Je veux rappeler qu’Israël est un pays laïque. Je ne sais pas quel degré de connaissance a ici chacun de la réalité géopolitique et en particulier d’Israël. Israël a été conçu par des juifs laïques, en général de gauche, issus du sionisme qui était plutôt un mouvement de gauche au départ, dans les mondes ashkénaze à l’est de l’Europe. C’est vrai qu’a existé aussi un sionisme religieux, avec des bases complètement différentes. Mais enfin celui qui a construit Israel, celui qui prend le relais en tout cas de la vision initiale de Th. Herzl, est un sionisme laïque, voire de gauche, en tout cas la génération des constructeurs, les Ben Gourion, les Golda Meïr, dans les années vingt-trente venaient de cette idéologie-là. Et Israël a été conçu sur le plan légal comme un pays laïque. Ce n’est pas une théocratie, contrairement à ce qu’on pourrait dire, c’est un système de droit laïque, qui reprend pour partie le droit ottoman ; une toute petite partie du droit hébraïque, mais concentrée sur le domaines lié aux statuts personnels, donc très important, mais en tout cas limité ; et à quatre-vingt pour cent le droit britannique. Et c’est une démocratie qui aujourd’hui est régie par la Cour Suprême. Celle, il est vrai, que cherche à détruire le nouveau gouvernement actuel, enfin certaines composantes du gouvernement actuel. Mais, sur un plan technique, c’est un état laïque. Ce ne serait absolument pas le rôle d’Israël - certains le regrettent, les mouvements religieux, voire ultra-orthodoxes, regrettent. D’ailleurs certains même vont jusqu’à ne pas reconnaître l’état d’Israël parce qu’il a été créé par des laïques, parce que l’état d’Israël, dans une certaine pensée orthodoxe religieuse, ne peut être construit que par le Messie. Donc cet état d’Israël mécréant, construit par des sionistes en short, des jeunes filles et des hommes dans les années vingt-trente, provoque leur sentiment d’abomination ! Mais je veux dire par là qu’Israël est un état laïque, et si on se reporte à la discussion politique et géostratégique, c’est quand même important de le rappeler. Là on a quitté notre sujet du temple et de la spiritualité, mais Israël est un état laïque.

Et par contre, pour continuer sur votre troisième aspect, oui, on ne peut que souhaiter, et je m’associe à vos vœux, de voir de cette région en effet centrale -- c’est vrai que la notion d’Orient et d’Occident est partagée par tous, c’est bizarre, parce qu’on n’est pas sur le même méridien, mais même la Chine, qui n’est pas située au même endroit que l’Europe, parle d’Occident et d’Orient. Et la ligne de partage c’est bel et bien Jérusalem qui permet de parler d’Occident et d’Orient, alors que c’est une ligne qui est juste relative par rapport aux vingt-quatre fuseaux horaires. Il y a quelque chose de central effectivement dans cette région, qui concentre les trois monothéismes, et il y a quelque chose qui nous dépasse. On peut espérer un foyer de paix. Mais, je dirais que les hommes doivent résoudre un certain nombre de choses entre eux, de manière humaine, pour faire venir, si on y croit, et j’y crois d’une certaine manière, pour faire venir, peut-être pas le Messie comme un Zorro incarné etc., mais l’ère messianique.

Autre petite histoire, blague juive. Après tout je suis rabbin et je raconte des blagues juives ! Il y a cette phrase très intéressante qui est au centre de notre sujet, d’ailleurs. Qui déflationne aussi un peu les grandes idées. Je pense que la notion d’humour est essentielle pour survivre dans un monde qui est quand même assez noir. Il y a cette notion que le Messie viendra sur un âne, vous savez, c’est un texte… Je me souviens avoir assisté à un cours d’un rabbin rue des Rosiers. Et il nous interrogeait : pourquoi le Messie viendra-t-il sur un âne ? Alors il se trouve que l’âne en hébreu se dit hamor, חמור, c’est le même mot que homer, qui veut dire la matière. Et donc les étudiants fort brillants autour de moi se lançaient dans les plus hautes spéculations, en disant, oui, la spiritualité du Messie viendra à travers la matérialité, donc de la matière, homerhamor, etc. Et lui, son sourire grandissait. Et il conclut la discussion en disant : mais, réfléchissez deux secondes. Le Messie viendra sur un âne, ça veut dire qu’il va mettre du temps à venir ! »

Donc, voilà ce que je voulais dire. A mon avis, On a quand même un peu de travail humain à faire avant, oui, de construire un temple, que le Messie vienne, mais peut-être pas de la manière dont on l’imagine.

Q : Bonsoir monsieur et merci. Je vais poser deux questions. Pourriez-vous revenir sur ce que vous avez dit au début de votre intervention, sur cette circonférence qui se réduit jusqu’à  n’être plus qu’un centre dans lequel on pourrait dire qu’il n’y a rien, puisque Dieu n’y est pas ?  Et ma deuxième question : vous avez parlé d’une étude qui passait des élites à un peu plus de démocratie. Mais comment vous arrangez-vous avec cette démocratie qui est réservée à un peuple élu ? Et à l’intérieur de ce peuple élu, à seulement la moitié de ce peuple, puisque les femmes, en tous les cas à l’origine, n’étaient pas admises à cette étude ?

Q : Pour ma part, pour revenir sur les fondations du premier temple, je me posais la question, qu’en est-il des douze tribus d’Israël, de leur répartition géographique et notamment aussi en terme de rivalité,  parce que je pense que ça a aussi fragilisé les fondations de ce premier temple ? Une répartition pas paritaire, avec les samaritains qui, visiblement, ont été la première déportation, avant de parler de la déportation vers Babylone. Donc, le temple, il y a eu ces deux fragilités et ces deux déportations. Donc c’est la notion de déportation que je pose, puisqu’après il y a eu d’autres récidives. Et sur leur rivalité.

Après, ma deuxième question est sur les gardiens du temple et la structure du temple en lui-même. Vous avez parlé d’Olam, et je voulais savoir, je n’y connais rien, s’il y a un rapprochement avec le terme d’Oulam qui serait vraisemblablement ce parvis du temple avant le Hékal et le Debir dans la structure.

YB : Bonsoir et merci. Vous avez parlé d’une série d’événements traumatiques qui ont touché le peuple juif, dont je fais partie. Comment comprendre le temple qui maintenant est intériorisé, si j’ai bien compris, puisqu’il est dans le texte, comment comprendre la shoah, qui est la destruction de la moitié du peuple aujourd’hui.

On va déjà prendre ces trois questions.

YB : J’en ai noté cinq…

Trois interventions et cinq questions

(rires de la salle)

Première question, je vais essayer d’être bref, parce que la fatigue s’installe aussi.

Sur la circonférence. C’est vrai qu’il y a une pensée de la circonférence qui se réduit avec cette notion d’une sainteté progressive. Et là aussi, ça aboutit quelque part à quelque chose de complètement paradoxal, parce que si on tire l’image jusqu’au bout, jusqu’à un petit point, etc. : c’est le point quelque part le plus intense, le plus saint, et c’est le point où Dieu n’apparaît plus.

Je m’explique. Il y a une très belle pensée kabbalistique pour le coup, c’est une théorie qui a fait florès dans le judaïsme au 16e siècle, c’est la notion de tsimtsoum, je ne sais pas si vous avez entendu parler de ça. C’est la notion de « contraction », de « retrait ». Le retrait, c’est justement la radicalisation de cette notion d’une circonférence qui rétrécit, qui rétrécit, jusqu’à un point. Donc c’est vrai que la sainteté concentrique va vers cette notion de point, vers cette notion de tsimtsoum, qui répond aussi à un problème théologique important : comment Dieu aurait-il créé le monde -- pour faire simple, selon ce rabbi Isaac Louria qui écrit au 16e siècle--, justement non pas en « s’expansant » dans un espace au-delà de lui -- c’est impossible pour lui, puisque Dieu est censé tout remplir ? Dieu ne peut pas aller chercher à l’extérieur de Lui quelque chose d’autre que Lui, puisqu’il est par définition partout, qu’il remplit toute pensée, tout être au départ.

Donc la seule manière pour Dieu de créer un monde, à savoir quelque chose de différent de Lui, c’est non pas d’aller le chercher à l’extérieur, puisque c’est par définition impossible, mais de le chercher à l’intérieur, et de s’évider Lui-même en quelque sorte, de se vider Lui-même d’un point de sa présence. Et ce point de présence « absenté », qui est donc l’autre de Dieu, qui est le trou en quelque sorte, le trou à l’intérieur de la divinité, c’est ça le monde.

Donc je pense que toute cette pensée de la circonférence restrictive, j’allais dire progressive, mais dans le sens centripète, aboutit à cette notion de tsimtsoum. Donc, le plus intime de Dieu, en fait, c’est l’endroit où il n’est plus lui-même. C’est l’endroit où il fait preuve de générosité, puisqu’il s’annule lui-même pour donner création à quelque chose d’autre que lui-même. Je pense qu’il y a une leçon cosmologique et morale très puissante là-dedans. C’est-à-dire que l’endroit le plus profond de l’intimité du divin, c’est l’endroit où il s’annule, alors là on est dans l’amour, on est dans l’amour complet, Dieu s’annule pour donner création à quelque chose d’autre que lui-même. Ainsi il y a un message extrêmement fort dans la notion de sainteté, dans cette notion d’une circonférence qui se restreint jusqu’au point.  

La deuxième question, c’était les élites, la démocratie, comment concilier la démocratie, le peuple élu et la moitié de l’humanité perdue avec les femmes.

(rires de la salle)

L’élite… alors, je maintiens que la révolution biblique, c’est la révolution du savoir, c’est la démocratie. Le fait même de la révélation, le fait même que la révélation soit pensée comme quelque chose de collectif – alors après il y a la question de l’historicité de ce fait, la question de la preuve, etc. - mais en tout cas dans le narratif biblique et post-biblique, cette notion d’une révélation démocratique à ciel ouvert, en quelque sorte, c’est quelque chose de fondamental. Et d’ailleurs, l’archéologie le prouve. Les premières traces d’alphabet, puisque l’alphabet est inventé quelque part – il y a des précurseurs dans le Sinaï, etc. avec différentes découvertes --, le premier alphabet se structure dans le monde phénicien, au nord d’Israël en -1100, le fameux alphabet de Gezer etc. -  mais ce qui est intéressant c’est qu’on trouve énormément de traces d’écritures, une sur-représentation de tessons de poterie, les ostracas, portant des traces d’écriture, en Israël. Ce qui veut dire que le savoir était partagé bien plus qu’ailleurs. C’est non seulement un fait théologique raconté, mais il y a des traces archéologiques d’un partage de la connaissance beaucoup plus intense au sein de la société hébraïque, beaucoup plus dense que dans les autres régions.

Après, la notion de « peuple élu », c’est autre chose. La notion de « peuple élu » fait partie, je dirais, d’un narratif chrétien et de ce que l’on a appelé « l’enseignement du mépris », c’est-à-dire un enseignement négatif envers le judaïsme qui a duré plusieurs milliers d’année et auquel Vatican II a souhaité mettre fin. La notion « d’élu » n’existe pas dans le judaïsme. On y parle d’un « peuple trésor », chéri de Dieu, mais la notion d’une élection particulière n’existe pas. Là, c’est un sujet de conférence en soi, parce que c’est vraiment important.

Il y a la notion d’une mission particulière. Le peuple hébraïque en tout cas se conçoit effectivement comme celui qui a accepté la Torah. Non pas à qui Dieu a donné la Torah – de fait, il a fini par la donner – il y a par exemple des commentaires qui montrent Dieu qui la propose à plusieurs peuples. Et plusieurs peuples la refusent -- au nom, d’ailleurs, de différentes idées intéressantes. Et finalement, le peuple hébreu finit par dire « Bah oui, allez donne-nous ta Torah, on l’accepte, etc. » C’est un narratif qui, dans la pensée rabbinique a  un caractère évidemment un peu apologétique, mais il y a cette audace interprétative, qui écarte la notion d’une élection au sens aristocratique, qui reposerait sur une filiation particulière, ou le fait que le peuple hébreu serait meilleur que les autres peuples etc. Ce n’est absolument pas ça qui est dit, tout ça n’existe pas et fait partie d’un narratif négatif, de cet enseignement du mépris. Il y a la notion, c’est vrai, d’une nation particulière, tout comme chaque nation, d’ailleurs. Et la fierté du peuple juif, c’est vrai, c’est d’avoir accepté la Torah, et d’avoir pris sur lui la mission de la diffuser, « or la-goyim », une « lumière pour les nations » [Le mot « goy », au passage, qui en français a une connotation volontiers un peu négative, veut dire en hébreu « peuple », « nation » : les goyim, ce sont les peuples. Et Israël se conçoit comme l’un des soixante-dix peuples, chiffre symbolique, etc.]

Il y a donc cette conscience particulière, effectivement, d’être le porteur de la Torah. Et il y a ici une dialectique vraiment intéressante -- je ne peux pas aller plus loin parce que là c’est un immense sujet--, où effectivement on a à la fois une notion particulariste du peuple juif, mais également universaliste. Cette pensée qu’effectivement chaque peuple a une mission, et que chacun est d’autant plus efficace à diffuser sa parole s’il reste sur ses bases identitaires, qui existent chez tout le monde. Les peuples existent ! Peut-être la pensée post-moderne joue-t-elle à nier cette évidence, et dans nos sociétés on le voit aussi. Mais les peuples existent, partout sur la terre les gens se conçoivent comme des peuples, c’est quelque chose qui existe.

Et donc, il y une dialectique particularisme-universalisme particulier dans le judaïsme, qui tient à préserver son identité – il a plutôt réussi à le faire, tout de même, sur trois mille ans, là où beaucoup de peuples effectivement ont disparu – mais avec une mission universaliste. D’ailleurs, je pense qu’il y a plutôt bien réussi, parce que le judaïsme s’est transmis au christianisme et à l’islam, et finalement a irrigué le monde.

Donc, j’ai envie de dire que la mission, la case, a été cochée.  

Trois : fondation du peuple et douze tribus…

Ah oui, alors sur les femmes. Sur les femmes. Je pense que les religions, de toute façon, ont un énorme problème avec les femmes. Il n’y a pas une religion qui n’a pas un problème avec les femmes. Et je pense qu’il y a une raison profonde à ça, c’est que le féminin est matriciel de la notion d’altérité. D’ailleurs quand on prend la Bible etc., l’une des premières altérités de l’homme qui s’appelle Adam, qui est à la fois mâle et femelle, zahar ou-neqevah -- Adam n’est pas un être sexué, ce n’est pas un homme, c’est l’humanité, et il est à la fois féminin et masculin. Et effectivement, vous connaissez, l’homme, enfin l’humanité a un problème de solitude. Dieu l’endort, et pendant son sommeil détache ce que le texte dit « une côte d’Adam ». Mais il n’y a pas de traduction plus fausse… En fait, c’est un « côté » d’Adam, qui est détaché. On n’est pas dans un méchoui divin, là ! (Rires de la salle) C’est un côté. C’est-à-dire que la femme, qui est effectivement le premier côté détaché, est une ouverture de cet Adam. Et du coup, il y a une part restante qui devient un être sexué, l’homme. Et la femme devient un être sexué à travers cette ouverture.

Donc déjà, il y a une relecture tout à fait possible de ces textes. Alors, c’est vrai que, historiquement et sociologiquement, ça ne s’est pas construit comme ça. C’est vrai que les hommes ont pris le pouvoir, ont organisé la synagogue etc.

Mais, j’en reviens, pourquoi les religions ont-elles un problème fondamental avec le féminin, d’une manière générale ? Parce qu’il s’agit en effet de la première altérité, la première à laquelle l’homme doit faire face, et aussi parce que la femme, dans les mondes primaires ou antiques, a un rapport peut-être plus intime avec le divin, via un phénomène très simple, c’est qu’elle donne naissance. C’est quelque chose qui échappe aux hommes. Donc, il y a une volonté de contrôle du corps de la femme, que toutes les religions ont développé, je ne veux pas dire « naturellement », mais en tout cas c’est comme ça qu’elles l’ont fait, et il est vrai que l’agrégation de deux à trois mille ans de domination masculine de ce point de vue pèse très lourd, et les religions de ce point de vue, ont du mal à s’en dépêtrer.

Ceci dit, la bonne nouvelle, c’est qu’existent quand même des religions qui sont beaucoup plus avancées sur ce plan-là – le protestantisme, voilà, promeut une belle égalité, en tout cas sacerdotale. Et au sein du judaïsme, le judaïsme libéral, dont je suis un représentant, a très tôt – alors, il y aurait toute une conférence à faire sur d’où vient le judaïsme libéral… En deux mots, il naît en Allemagne au début du 19e siècle, se structure idéologiquement au milieu du 19e siècle, vers 1850, et s’exporte d’ailleurs en même temps aux Etats-Unis, et ça c’est un fait majeur, ce qui fait que, en fait, la majorité du judaïsme sur  la planète aujourd’hui est libérale. En France, c’est la pyramide inversée. On a un judaïsme traditionnel, voire orthodoxe etc. majoritaire, mais en fait c’est l‘exacte inverse de la situation sur la terre entière où le judaïsme libéral est majoritaire. Pour revenir à notre sujet, très tôt, le judaïsme libéral a décrété l’égalité de l’homme et la femme dans tous les compartiments du jeu. Point final. J’ai pour collègues des rabbins femmes. On exerce à égalité, les hommes et les femmes ont exactement les mêmes positions, les mêmes droits et devoirs dans une communauté. Les jeunes garçons ou les jeunes filles célèbrent leur bar ou bat mitsva exactement de la même manière, ils étudient les mêmes choses. Donc voilà, ça existe, il ne faut pas le nier, alors effectivement, les mondes traditionnels et orthodoxes restent une vision très figée. Encore que même dans les mondes orthodoxes ça évolue. Surtout aux Etats-Unis, dans les mondes anglo-saxons. Mais voilà, je pense qu’effectivement, les religions, il serait malgracieux de ne pas le reconnaître, ont un problème avec le féminin. Mais c’est des choses qui évoluent, et en tout cas dans le judaïsme libéral, c’est réglé définitivement.

Alors, la quatrième question.

Il y avait les douze tribus.

Ah, les douze tribus (soupir – rires de la salle) ce que j’ai envie de dire, parce que c’est un sujet passionnant, les douze tribus, elles ont toutes une symbolique, vous savez qu’elles étaient placées géographiquement d’une manière précise autour du tabernacle. Il y avait les tribus du nord, sachant que la dimension du nord, dans le judaïsme, c’est la dimension de la matérialité, et aussi du danger. Le sud, c’est autre chose. La dimension de l’est est la dimension de la spiritualité. Il y a toute une symbolique. Le prêtre portait sur son pectoral effectivement douze métaux différents, douze pierres différentes qui représentaient chacune des tribus. Mais, il y a une symbolique des pierres évidemment, bon là, c’est des heures et des heures.

Ce que je veux dire par là -- je prends le problème par un bout très partiel, mais pertinent par rapport à notre sujet--, c’est que David, précisément, a conçu l’emplacement du temple sur le barycentre des douze tribus. Ah, je me souviens, maintenant, il y avait aussi cette question aussi sur la répartition inégalitaire des tribus… Alors, figurez-vous que c’est beaucoup plus compliqué que cela ! Il n’existe pas une unique description du territoire des tribus, dans la Bible, il y en a au moins cinq, dont une complètement farfelue, qui imagine douze bandes parallèles -- vous imaginez un peu un pays divisé en douze bandes du nord au sud sur la terre d’Israël ? Donc, on est aussi dans le symbolique. Il y a des descriptions de la terre d’Israël qui sont parfaitement contradictoires, qu’un littéraliste évidemment voudra prendre à la lettre. Et certains mouvements politiques s’inspirent de ça pour gorger des slogans, « de la Méditerranée au Jourdain », ou même « de la Méditerranée à l’Euphrate », etc. des descriptions de la terre d’Israël, il y en a de multiples dans la Bible, elles sont toutes contradictoires. Ça devrait quand même nous mettre la puce à l’oreille pour ne pas interpréter ces textes de manière littérale.

En tout cas, les douze tribus existaient effectivement, elles étaient réparties de manière à peu près égalitaire, sachant que deux des tribus étaient en-dehors, n’ayant pas voulu participer à l’installation sur la terre. David a choisi l’emplacement de Jérusalem parce qu’il était au centre, et sur le territoire d’aucune tribu, et qui se trouvait donc au barycentre géographique de toutes les tribus. C’était un acte politique très fort, très astucieux et très malin.

Voilà ce que j’ai envie de dire sur les douze tribus, sans rentrer dans la symbolique de chaque, parce qu’ici il faudrait faire de l’hébreu, déjà, Ruben, Gad, Issachar… Chaque nom a évidemment a une valeur. Mais je pense avoir posé un point intéressant sur ces douze tribus et le temple précisément réside au centre et sur aucune d’entre elles.

Ensuite donc, la question 4, c’était la question des gardiens du temple. Olam /oulam. Ah oui, le mot oulam, qui était effectivement l’une des parties du temple – il y a le devir, le hekhal, il y a le oulam. Oulam veut dire « salle », tout simplement, en hébreu. Mais la racine s’écrit avec un aleph, alors que olam s’écrit avec un ayin. Mais enfin, bon, si on a l’esprit large, on peut permuter certaines lettres, le aleph et le ayin, notamment), et dire que les deux mots partagent plus ou moins la même étymologie. Oui, oui, bien sûr … Après, chaque endroit du temple est symbolique. Entre les différentes cours, entre les différentes parties, entre les différents piliers, et le mobilier du temple, tout est effectivement symbolique. Mais juste pour répondre de manière factuelle au niveau de l’hébreu à votre question, oui, oulam et olam partagent la même racine.

Et le cinquièmement, c’étaient les éléments dramatiques. Comment comprendre la Shoah.

Personne ne la comprend. Là, je ne vais pas répondre à votre question parce que c’est le traumatisme absolu. C’est la négation absolue de l’homme. La Shoah a été perpétrée dans le pays qui était sans doute le plus sophistiqué culturellement. Donc, déjà une première leçon c’est que toutes ces … les digues imaginées par cette notion allemande de la Bildung – la Bildung qui veut dire « construction » précisément, qui désigne à la fois l’instruction intellectuelle et l’instruction morale, de l’homme, donc à la fois intellectuellement, morale et spirituelle - a été totalement balayée par le nazisme et par des pensées qui venaient de plus loin. C’est incompréhensible.

Elie Wiesel disait, où était Dieu… enfin, la question c’est volontiers où était Dieu ? Elie Wiesel dit « où était l’homme ? »

Et là, on en revient peut-être aussi à une certaine horizontalité. La notion d’un Dieu omniscient, tout puissant, quelle que soit la force qu’on l’imagine, ne nous prémunit pas de notre devoir d’être des hommes. C’est ça la mission de Dieu. Il a créé l’homme avec le libre arbitre, il a pris un risque d’ailleurs, pourquoi Dieu s’embête à créer un homme qui peut éventuellement le nier. Donc c’est aussi une dialectique intéressante. Mais où était l’homme ? C’est-à-dire que pourquoi les garde-fous culturels n’ont pas joué ? Pourquoi aujourd’hui encore, sans même parler de la Shoah, l’extrémisme existe ? Pourquoi la haine existe ?

Pourquoi la Shoah ? C’est une question à laquelle on ne peut pas répondre. C’est une question qui exige le silence et la mémoire des victimes, ritualisée elle aussi. Malheureusement, on ne peut pas aller beaucoup plus loin. Il faut juste se reconstruire.

C’est intéressant parce qu’il n’y a pas longtemps je parlais d’un homme qui a fait la une, basée sur un commentaire d’un rabbin, qui est mort lui-même il y a deux ans, Jonathan Sacks, un immense rabbin anglais, rabbin de l’empire britannique etc. Je citais l’un de ses commentaires, où il racontait justement avoir rencontré une personne extraordinaire, Yisrael Kristal, un Israélien, qui avait fait son entrée dans le livre Guinness des records parce qu’en 2017, au moment de sa mort, c’était l’homme le plus vieux de l’humanité. Cent quatorze ans. Et cet homme était un rescapé de la shoah, avec une histoire complètement incroyable. Il avait vécu dans le ghetto de Lodz, il avait été prisonnier pendant quatre ans. Déjà, ses deux enfants étaient morts de faim et du typhus dans le ghetto de Lodz. Lui-même avait ensuite été déporté à Auschwitz avec sa femme. Sa femme a été assassinée à Auschwitz. Lui est revenu. Il est revenu en Israël où la première chose qu’il a faite, c’est de se remarier. Contre-intuitif ? Mais je faisais ce commentaire, parce que dans la paracha de la semaine, Abraham, après une longue vie et avoir perdu Sarah, se remarie lui aussi presque aussitôt. Et il a six enfants de Ketoura, qui était selon toute vraisemblance une femme noire, un fait qui suscite la curiosité des commentaires. Et où l’on voit, après le drame, toute sa capacité de renouvellement. Et le parallèle était pertinent avec cet homme qui avait reconstruit assez rapidement une famille, qui avait d’ailleurs prospéré économiquement – il était à la base de la construction d’une usine de chocolat célèbre en Israël. Il disait « je veux fabriquer des chocolats parce que je n’ai aucune amertume. Je veux donner de la douceur aux gens. » J’aime bien cette phrase. Et ce Monsieur, ce mensch a célébré sa bar mitsva à l’âge de cent treize ans ! Un an avant de mourir. Et il a réuni sous son talith – le talith, c’est le châle rituel – il a réuni ses enfants, ses petits-enfants, et ses petits petits enfants. Ils étaient presqu’une centaine. Et il a eu cette réflexion, il a dit « Voilà, un homme, regardez ce qu’il peut produire. Imaginez six millions d’êtres humains de mes frères assassinés, ce qu’ils auraient pu produire. » Et il disait « Moi, je ne sais pas quel est le secret de ma vie longue. Des hommes plus intelligents, plus forts, plus malins que moi ont été assassinés comme des bêtes. Moi, j’ai survécu, tout cela est au-delà de toute compréhension. » Mais par contre, essayer de reconstruire, ça a été la réponse de beaucoup de rescapés de la shoah qui d’ailleurs n’ont pas pu parler, d’abord parce que la société ne voulait pas les écouter. Et qui ont mis toutes leurs forces, surtout ceux qui pouvaient, à reconstruire des vies. Et ils ont commencé à parler, à transmettre seulement une fois que ce futur avait été assuré, que des familles s’étaient construites etc.

C’est indicible. Enfin, je veux dire, il y a ce proverbe qui était mis en exergue du film La liste de Schindler, « Qui détruit un homme détruit l’humanité. » On le sait. Je veux dire, s’il y a une leçon à tirer de tout ça, c’est qu’il faut être vigilant vis-à-vis de l’antisémitisme qui demeure virulent, et puis de la haine en général, qui fleurit. Donc c’est ça, la leçon de la shoah, malheureusement, il est trop tard, il faut chérir la mémoire des victimes et essayer autant que possible de lutter contre la haine en général. Parce que quand on commence à dégrader son prochain, quand on commence à le réifier, c’est pour mieux le supprimer. Trop partiel sur le sujet.

Le sujet est très vaste, on l’a dit. Je pense qu’on va malheureusement s’en tenir là …

Q : J’avais une question

YB : ultime question

Q : merci beaucoup monsieur pour votre sagesse. L’un des symboles du temple, c’est le chandelier à sept branches. Et évidemment avec la mythologie de la création sur sept jours. Et le septième jour, Dieu s’est retiré.

Alors, je voulais être pratique en vous posant cette question, je me pose cette question : l’année prochaine, 2023 : sept, qu’est-ce qui va se passer ? Dieu va se retirer de quelle manière ? Vous avez dit que Dieu peut aussi se représenter dans la communauté …

Mon F, soyez très bref, par égard pour notre conférencier.

… je suis bref. L’expression du sept dans le monde actuel, comment on peut l’interpréter ?

YB : Alors, il y a beaucoup de choses qui sont sept. Une des interprétations que j’aime, c’est que le sept, c’est aussi le nombre d’orifices que l’on a dans la tête. C’est le nombre de portes qu’on a dans la tête. Où entre l’information et où elle ressort : on a deux yeux, deux narines, deux oreilles et une bouche. Il y a sept orifices dans la tête qui nous permettent d’être en contact avec le monde, de le recevoir, d’abord, et ensuite de l’exprimer. C’est une thématique, je dirais, intéressante et permanente, j’ai envie de dire.

Alors 2023, malheureusement je ne suis pas forcément féru en numérologie, mais je trouve que c’est un sujet passionnant. Dieu s’est retiré, de toute façon. Enfin, Dieu a cessé et on est toujours dans le shabbat de Dieu. Le huit, qui est d’ailleurs le chiffre de l’infini – le huit couché, le mathématicien Wallis, au dix-septième siècle, en a fait le signe de l’infini – on est toujours dans le shabbat de Dieu, on est dans un shabbat, dans une cessation qui continue parce qu’on n’a pas fini de réparer le monde. C’est à nous de réparer le monde. Et je dirais qu’avec ce beau chandelier qu’on a sur nos corps, on a de quoi faire. On a sept lumières qui peuvent potentiellement irradier le monde, et c’est à nous de s’atteler à cette tâche.

FIN

Yann Boissière, on pourrait vous écouter pendant des heures, mais je pense qu’on va mettre un terme à cet échange, mais pour mieux le prolonger au-delà de ce temple que vous nous avez aidé à construire d’une certaine manière, de l’extérieur vers l’intérieur, des parties inférieures vers les parties élevées, une progression par degré vers plus de sainteté.

Alors merci, avec vous, ce soir, nous avons tenté de prendre de la hauteur. Ou devrais-je dire, de donner de la hauteur à notre idéal qui est de construire un temple pour l’Humanité dans lequel régnerait la Liberté, l’Egalité et la Fraternité.

Conférence de M. Yann BOISSIERE - Le 23 novembre 2022

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