La notion de « kavod ha-beriyot » (que je traduirai ici par « dignité des créatures ») est intéressante à plus d’un titre. Son contenu, tout d’abord, parle au cœur de tout être humain. Mais elle nous place également au cœur du génie juridique de la tradition juive, dont la souplesse et la créativité, depuis des millénaires, sont dues à la combinaison d’une sorte de double-regard halakhique. Celui du corpus des mitsvoth, bien sûr, mais aussi d’un certain nombre de méta-principes, que les décisionnaires n’hésitent pas à mobiliser, parfois, à l’encontre des mitsvoth elles-mêmes ! Pour se donner du « jeu », trouver de la souplesse, et se sortir d’impasses où le strict respect du droit pourrait conduire à des solutions finalement contraires à l’idée qu’ils se font de l’humanité. Le « kavod ha-beriyot » est l’un de ses principes.
Un adage halakhique en exprime la grandeur : « Gadol kevod ha-briyot she-do’heh et lo ta’asseh she-batorah » (T.B. Berakhot 19b), « Grand est le principe de Kavod ha-beriyot, qui a le pouvoir de repousser un interdit de la Torah ». Là où la dignité humaine est en risque, le principe du « kavod ha-beriyot » vient en certaines situation « repousser » (en langage rabbinique : supplanter) l’application de mitsvoth négatives de la Torah – pourtant considérées, dans la hiérarchie des normes, comme fondamentales. Maïmonide en relie la puissance à cet autre grand principe, « tu aimeras ton prochain comme toi-même » -- qui implique selon lui le commandement positif de défendre la dignité humaine.
Le « kavod ha-beriyot » a même conservé une place de choix dans le droit hébraïque moderne (mishpat ha-ivri), où il demeure un critère majeur dans de nombreux domaines : la santé, la préservation du corps humain, les situations de harcèlement ou d’humiliation au sens large, ou encore l’égalité citoyenne. Le grand juriste et auteur israélien Adam Baroukh (1945-2008) en précise la portée philosophique : « Il s’agit d’un principe supra-halakhique, mais il n’est pas seulement une « bonne intention » ou une expression de compassion … Il est bien évidemment porteur de compassion, de solidarité, de vie, mais formule surtout la compassion en tant que droit. » Dans la vision juridique hébraïque, précise-t-il, la compassion n’existe pas à l’extérieur du droit de telle sorte qu’elle surgirait comme quelque chose de supplémentaire à l’obligation. L’éthique fait partie de la fabrique du droit lui-même, de manière organique et constitutive. Génie de la non-séparation du droit et de l’éthique, donc – si mal comprise dans la culture occidentale. Mais il est une autre dimension où j’aimerais également situer le kavod ha-beriyot : dans la perspective de la révolution politique menée par la Torah.
Sur un plan historique et politique, la Bible exprime la manière dont les Hébreux ont imaginé des formes d’organisation sociale à la suite de la révolution agricole. Là où la culture nomade s’était organisée autour de petits groupements humains de cinquante personnes tout au plus, l’avènement de l’agriculture a fait de la densité humaine une donnée pertinente de l’organisation. L’humanité a dû imaginer de nouvelles structures, des villages, des villes, des formes nationales pour répondre à la pression de groupements humains toujours plus importants. Tel est bien le récit déployé par la Bible, où les petites communautés des Patriarches rencontrent des potentats locaux, puis des royaumes, puis un empire : l’Egypte.
L’Egypte, à ce titre, a représenté pour la vision hébraïque le contre modèle éthique et politique absolu : vice moral de l’esclavage, fixité de l’organisation, gouvernance autoritaire au mépris de tout consentement des populations, absence totale de justice. A son encontre, la Bible se pose en une puissante protestation !
De fait, toute la recherche d’Abraham, de Moïse et de leurs héritiers vise à bâtir une société non sur les seuls rapports de forces, mais cherche à capitaliser sur le respect et le développement des capacités humaines : notre fameux « kavod ha-beriyot »… Un kavod ha-beriyot lui-même fondé sur la valeur imprescriptible de chaque être humain, sur son statut de « créature » : le « tsel elohim », « l’image divine » dont chacun est porteur.
Telle est, sur le plan politique, la révolution absolue de la Torah, si actuelle encore aujourd’hui : une société, si elle veut être juste et créative, ne peut tirer sa valeur collective que sur la valorisation de chacun, qu’il s’agit « d’exprimer » socialement sur la base de l’engagement et de la responsabilité de chacun. Paraphraser Saint-Just, ici, ne serait pas hors de propos : le kavod ha-beriyot : une idée neuve au Moyen-Orient !
On l’aura compris, toute ressemblance avec les enjeux d’une année d’élection présidentielle ne serait que fortuite…
Y. B. / « Le kavod ha-beriyot : une idée neuve au Moyen-Orient ! »