« Let My People Grow » Sur la Sortie d’Egypte

Revue Esquisses

► Visuel : Frederick Arthur BRIDGMAN--Pharaoh's Army Engulfed by the Red Sea, 1900.

► Contexte : en avril 2020,  Daniel Zaoui, de la revue Esquisses, m’a demandé un texte pour le numéro intitulé « Fuites », avec l’argument suivant : « Fuir ce qui est en soi, un mouvement qui, de la phobie au voyage ou à l’émigration et jusqu’à la disparition engendre quelquefois des actes désespérés. C’est un scénario qui hante le sentiment d’existence, le console comme une échappée possible et aussi bien le menace car la fuite est aussi la déperdition, la matière qui s’écoule et creuse le lit de la panique, de l’affolement. La fugue est présente, adolescence jamais vraiment fermée mais aussi, moment fécond dans un ailleurs qui se pense comme un suspens créatif, une ligne de fuite. Dériver pour revenir, quel que soit le mode du retour ; et survivre peut-être. »

Cette étincelle m’a  inspiré le texte suivant, consacré à la Sortie d’Egypte.

Mon texte

La « sortie d’Egypte » est l’une de ces figures de la culture mondiale qui doit sa pérennité au « tournant » narratif qu’elle impose à une histoire déterminée, celle des Hébreux et de l’esclavage, mais aussi à sa capacité à se résumer en une unique et grande idée : la liberté. Pour en apprécier pleinement la double-valeur, sans doute faut-il retourner aux « choses premières », comme disait Levinas, la Genèse…

Le Livre de la Genèse poursuit une tenace recherche en fraternité. Ses péripéties oscillent entre la malédiction de la stérilité, la difficulté à engendrer des « générations », et un effort constant pour dépasser la fatalité de la haine fraternelle, inaugurée par Caïn et Abel, et dont le dialogue avorté vire au meurtre. Engendrer, d’une part, mais ensuite sauver les fratries : le problème se pose avec une acuité accrue au fil du récit biblique. Isaac et Ismaël, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères, la fraternité semble vouée à la jalousie, à la violence, au vol et à la haine. A la fin de la Genèse, pourtant, l’insurrection fraternelle se stabilise en une famille, celle de Jacob devenu « Israël » après son combat avec l’ange. La famille peut dès lors se revendiquer comme telle, « Bneï Israël », « fils d’Israël », « israélites ». La « génération » cesse d’être un dualisme fraternel, agonistique et asymétrique, pour devenir promesse ; celle d’enfants qui restent dans l’horizon du groupe, à qui l’on peut transmettre quelque chose de ses valeurs, et au sein de la diversité humaine, une voie nouvelle, spécifique : l’identité hébraïque. Alors peut s’ouvrir le Livre de l’Exode, qui de fait inaugure un changement de dimension : celle du politique.

Le politique, c’est avant tout une autre arithmétique. Le nombre des hommes n’est plus celui des petites entités mobiles de chasseurs-cueilleurs, celle des Patriarches dont la Genèse, de sa mémoire longue, entretient l’écho. Les structures de pouvoir se complexifient, et bien vite, au tout début de l’Exode, la problématique du « politique » s’active par une incise au réalisme lapidaire : « Un roi nouveau s'éleva sur l'Égypte, qui n'avait point connu Joseph » (Ex. 1, 8). Il suffit donc d’un manque d’information, d’un oubli, d’une cécité volontaire ou calculée pour que le sort d’un peuple bascule : malgré la glorieuse trajectoire politique de Joseph, malgré l’heureuse invitation du Pharaon puis l’installation sur le meilleur des terres d’Egypte où les hébreux fructifient, ce « ne pas connaître Joseph » précipite un esclavage de quatre-cent ans. La problématique de la sortie d’Egypte vient de s’ouvrir.

Le judaïsme consacre à cet événement la fête de Pessah, dont l’anglais « Passover » dit bien la thématique du saut. Ce « saut » désigne en premier lieu le « passage » de l’ange de la mort qui, lors de la dernière plaie frappant les premiers nés égyptiens, « saute », épargne les maisons des hébreux, et fait plier Pharaon à l’appel du « Let my people go ». Mais il s’agit surtout d’un « saut » d’histoire. Moïse, selon les commentateurs, bégayait – tout comme parfois l’Histoire… Borgès le dit si bien qu’on l’imagine avoir Pessah en tête, lorsqu’il énonce : « L’avenir est inévitable, mais il peut ne pas arriver. Dieu aime les intervalles »…

Pas de cause sans conséquence, pas d’effet sans cause ni de fumée sans feu, ressasse l’expérience quotidienne, mais la phrase de Borgès touche au cœur de la sortie d’Egypte : le scandale de « ce qui ne vient pas », au regard de la logique de « ce qui devrait être ». Le scandale de l’avenir dérobé, certes, est une possibilité ouverte par le politique. Un moment d’ignorance ou d’inculture ont le pouvoir de détrousser les riches heures d’une civilisation, mais Borgès commence ainsi sa phrase : « l’avenir est inévitable ». Cette puissante exergue évoque un trait fondamental de la sortie d’Egypte, que la Bible et la pensée rabbinique aiment à penser comme un « miracle ». Quel miracle ? Le simple fait que Dieu, face à un avenir bloqué, ne suscite pas un futur invraisemblable, mais fasse advenir, précisément, le futur nécessaire. « L’avenir est inévitable » rappelle le crédo d’Einstein selon lequel Dieu « ne joue pas aux dés », mais fait advenir ce qui doit advenir : voilà le miracle.

A ce crédit d’avenir, dont la marque divine rime avec pertinence, Borgès ajoute toutefois une note finale : « Dieu aime les intervalles ». Sublime phrase, pleine de tendresse et de logique, où se déploie le sens plein du « Pass over ». Osant la rupture du continu, Dieu enraye l’éternel retour de l’identique qu’est l’esclavage, pour inventer l’avenir comme degré de liberté.

Pharaon s’opposera, Moïse insistera, la mer s’ouvrira et le peuple sortira : c’est ainsi que la « Sortie d’Egypte » va offrir la première geste collective de liberté de la littérature mondiale. Mais si elle en demeure encore le symbole, c’est parce qu’elle nie avec éclat une loi d’airain, la loi qui semble la plus universelle : celle où le fort écrase le faible. La Sortie d’Egypte est en effet la pire nouvelle, éternelle, pour les tyrans de tous poils et de toutes latitudes : oui, un petit peuple peut se libérer d’un plus puissant que lui. L’histoire peut être une scène pour la justice. La terre, géographie de la servitude, une ouverture de mer vers la promesse.

Cet ABC de la liberté politique va s’enrichir d’autres aspects, qui ont trait à l’identité. Comme tout voyage, comme tout risque, la liberté permet d’aller vers soi-même. Et vers la surprise, à l’arrivée, de découvrir un autre que soi-même. Que vaut, en effet, ce « bon de Sortie » ? Dure leçon : la libération n’est pas la liberté. Le récit biblique ne tarde pas à doucher l’illusion d’une saga triomphante : la génération de la Sortie d’Egypte ne sera pas celle qui entrera en « terre promise ». Elle devra mourir, jusqu’au dernier, dans le désert. Pour une simple raison : si les Israélites sont sortis d’Egypte, l’Egypte n’est toujours pas sortie d’eux…

La Bible articule cette pensée à partir du nom-même de l’Egypte : « Mitsraïm ». D’une racine « tsar » signifiant « étroit », l’Egypte, c’est l’étroitesse, d’ailleurs illustrée par l’étroite bande du Nil tout comme par le solipsisme tyrannique du Pharaon. Sortir d’Egypte, c’est devoir sortir de ses étroitesses, quand la servitude, même la plus « forcée » de toutes, l’esclavage, forge toujours quelque routine agréable. Levinas rappellera que le vice suprême de toute servitude est d’en intégrer les normes comme une « seconde nature ». C’est un voyage coûteux en créativité que de s’extraire de ses étroitesses. La libération ne peut se suffire de quitter quelque chose « d’autre », commodément appelé « l’oppresseur », elle doit surtout s’arracher à cette part de soi-même inféodée à l’autre, cette faiblesse que l’on a appris à chérir, parce qu’elle dispense de se penser plus riche que « soi-même ».

Cette ambivalence de la dialectique intérieure produit des effets similaires sur le plan de l’identité collective. Au niveau politique, l’un des premiers résultats de la Sortie d’Egypte est sans appel :  il s’agit bien de la fondation d’un peuple : « ‘am Israël » (le « peuple d’Israël »). On retrouve ici les « dépassements » de la Genèse : Jacob surmontant la malédiction des fils antagonistes pour synthétiser une première structure identitaire, la mishpa’ḥah, la « famille ». Pris dans le creuset de l’esclavage, cette mishpahah fructifie mais demeure un fantôme identitaire. Restreints à leur seule filiation à un ancêtre commun, Jacob-Israël, les israélites ne demeurent qu’une immense minorité, harassée dans un cadre national et une civilisation qui leur sont étrangers. La Sortie d’Egypte propulse donc ce bloc de souffrance collective sur la scène de l’histoire, et à la dimension d’un « ‘am », d’un « peuple », qui en hébreu évoque la préposition « ‘im », « avec ». Il y manque encore les extensions ultérieures, la communauté comme « témoin » (‘ed) de la Révélation, la communauté comme « projet », structurée autour du Tabernacle, mais le ‘am Israël, après la traversée de la Mer Rouge et la solidarité du vécu commun, est bien là.

Le plus intéressant, toutefois, c’est que l’Egypte ne va cesser de rétro-agir sur cette expérience identitaire, jusqu’à commander l’intégration d’une mémoire « autre », celle de « l’étranger ». « Tu aimeras l’étranger parce que tu as été toi-même étranger en Egypte »[1] est ainsi le commandement majeur qui émerge de toute cette saga, abondamment répété dans le récit biblique, pour devenir un pilier de la psyché juive au long cours. Malgré le prestige accordé dans toutes les sagas nationales à l’importance de l’autochtonie, au fait d’être « les hommes de cette terre », le peuple juif met précisément un point d’honneur à rappeler, autant de fois que possible, qu’il a été « étranger » en Egypte, et à en concevoir pour lui-même l’absolu devoir de respecter l’étranger. A l’aune de cette mémoire, sortir d’Egypte n’est pas quitter l’esclavage pour naître à soi-même casqué d’une nouvelle identité. C’est se libérer du plus détestable produit de l’esclavage, la haine, pour gagner une identité fragmentée, où les promesses de l’aube gardent une place au souci pour celui qui n’est pas encore libre. Est-ce que vous détestiez votre gardien ? Comment avez-vous fait pour lui pardonner ? demandait-on à Mandela après ses vingt-sept ans de captivité. « Si j’avais continué à avoir de la haine, avait-il répondu, jamais je ne serais sorti de ce cachot. »

La sortie d’Egypte, ainsi, s’avère le fruit chéri du Dieu des intervalles, et un trésor d’intervalles pour nous-mêmes. Porteuse du « saut » de la liberté dans l’épaisseur du présent ; pourfendeuse de nos « secondes natures » quand celles-ci jouent à la paresse ou à d’accommodantes servitudes ; pourvoyeuse d’une identité qui ose le contre-pied vis-à-vis de nous-mêmes : la Sortie d’Egypte est bel et bien un type de voyage. « En chaque génération, chacun est tenu de se considérer comme s’il venait lui-même de sortir d’Egypte », abonde Maïmonide. La rupture est l’une des meilleures chances d’avoir accès à soi, c’est-à-dire, à autre chose que soi-même.

Yann Boissière – Revue Esquisses                        


[1] Lev. 19, 34.

Avril 2020

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