Une loi peut-elle cesser la vie ? Fin de vie, soins palliatifs et suicide assisté

Rabbin Yann Boissière (MJLF -- Mouvement Juif Libéral de France)

Il y a quelques décennies encore, la vie et la mort étaient simplement des faits de l’existence, devant lesquels la volonté humaine, même hypertrophiée par les idéaux de la modernité, n’avait d’autre choix que le constat. Les progrès fulgurants de la science au 20ème siècle, en médicalisant radicalement les deux termes de notre existence, nous ont livré un legs complexe : des situations médicales extrêmes, la fin de vie, l’euthanasie, le suicide assisté.

Etant donné la gravité des principes engagés, ces questions sont l’un des sujets de société où le débat est le plus vif, et depuis les années 2000, la cadence des expressions publiques ou des textes de lois sur ces questions (dont la loi du 22 avril 2005, dite « loi Leonetti ») n’a cessé de s’accélérer. Les situations médicales extrêmes ou de fin de vie mobilisent désormais un vaste éventail de la société civile et un nombre impressionnant d’organismes ès-qualité. S’y affrontent en particulier deux valeurs, piliers de nos sociétés occidentales : la science, d’une part, comme moteur d’un développement orienté par l’idée de progrès, les droits de l’homme, d’autre part, fondement philosophique de notre ordre politique et social.

Dans un débat fortement marqué par un principe-clé de la modernité, où l’autonomie individuelle est volontiers tenue pour synonyme exclusif de dignité humaine, les traditions religieuses -- également dépositaires, depuis quelques millénaires, de ce même souci, ont vocation à enrichir la discussion. La maladie, la souffrance, les notions de valeur ou de dignité de la vie, ne peuvent ressortir de la seule logique technique, privatisée, administrative, sans que ne soient mis en jeu et discutés, au niveau de la Cité, des principes, une vision anthropologique et des choix de civilisation.

La tradition vivante, pertinente et ouverte sur la cité proposée par la sensibilité libérale du judaïsme a naturellement à cœur de porter un regard, une parole sur les problèmes actuels. Comme il m’a été fait l’honneur de pouvoir m’exprimer ici au nom du génie propre de la tradition juive, les lignes suivantes s’attacheront, non à en formuler la doctrine officielle – denrée inconnue du judaïsme,  mais à en rappeler quelques convictions fortes, traditionnelles, une tradition qui pour la sensibilité libérale, n’est pleinement digne que s’il lui est donnée une traduction actuelle.

La médecine dans la tradition juive :

● La tradition juive exprime une attitude éminemment positive envers la pratique de la médecine, et considère celle-ci comme une « obligation religieuse » (mitsva). Si le patient a de son côté une obligation de soins, celle-ci n’a de sens que dans une compréhension de la « médecine » comme visant une guérison. Si un traitement n’a plus de visée thérapeutique, le malade n’a aucune obligation de l’accepter.

● Concernant le droit du patient à être informé de sa situation médicale, la tradition reflète le changement d’approche opéré au cours des dernières années par le milieu médical lui-même. Conscients de la contribution des aspects mentaux et spirituels dans la guérison, tous ses acteurs admettent aujourd’hui qu’un patient bien informé constitue un avantage pour la dynamique thérapeutique.

● La stratégie de la rétention d’information n’étant ainsi plus considérée comme tenable, un patient, sauf cas exceptionnel, doit donc être informé de toute information pertinente concernant sa situation médicale.

Fin de vie et acharnement thérapeutique :

● Pour la tradition juive, une maladie est dite « en phase terminale » lorsque le patient a perdu la plupart de ses fonctions vitales et se trouve engagé, de façon quasi-certaine, dans un processus d’agonie ; autrement dit, lorsque sa mort est raisonnablement imminente. Cette personne est considérée de manière absolue comme un être vivant à tous égards, dont la vie doit être respectée.

● Un patient est en droit de refuser une thérapie si celle-ci ne poursuit plus une optique de guérison, ne faisant que prolonger sa souffrance. L’expression des volontés du malade – quand elle est possible – doit être suscitée et respectée.

● De même, un protocole médical peut être interrompu s’il ne remplit plus de fonction thérapeutique et consiste uniquement à prolonger la vie. Nous considérons la poursuite de chirurgies invasives sans espoir de guérison comme une « destruction » (« ‘habalah), le fait d’infliger une souffrance physique inutile au corps humain.

Les soins palliatifs :

● Depuis les débats talmudiques sur cette question, la tradition juive délivre un enseignement précurseur de la réflexion contemporaine.

● Nul ne peut rester indifférent devant un autre être en état d’agonie physique ou psychologique. Il est de notre devoir absolu de tout faire pour soulager la douleur d’un patient, et nous déplorons que la culture palliative soit insuffisamment développée dans notre pays.

● Nous considérons qu’un médecin est en droit d’administrer une médication anti-douleur puissante à un patient mourant, même s’il existe un risque d’abréger sa vie -- et si cet effet n’est pas l’intention première.

● La nourriture et la boisson étant des besoins humains fondamentaux et universels, nous tendons à considérer la nutrition et l’hydratation artificielles comme distinctes des autres formes de réponse médicale à la maladie. Parce qu’il serait étrange de considérer leur prolongation comme de l’acharnement thérapeutique, nous inclinons à les poursuivre de telle manière que, si la mort survient, la cause de celle-ci ne puisse être imputée exclusivement à la déshydratation ou la dénutrition.

Euthanasie et suicide assisté :

● L’homme contemporain entretient volontiers le fantasme de maîtriser sa propre mort. Faire de sa mort un acte volontaire est parfois associé à la notion de dignité, et le suicide assisté présenté comme la plus haute expression de l’idéal d’autonomie.

● Nous nous élevons contre ces définitions simplificatrices, et contre l’idée selon laquelle la vieillesse, la perte d’autonomie seraient nécessairement des expressions symétriques d’une situation d’indignité, suffisante pour décréter que la vie aurait alors une moindre valeur.

● Le judaïsme libéral, même s’il s’autorise, le cas échéant, à faire évoluer la tradition pour mieux assurer la pérennité d’une valeur juive jugée essentielle, conserve, la réticence exprimée par la majorité des décisionnaires à cet égard. Outre que la « qualité de vie » est chose impossible à définir, accepter la perspective d’en déclarer moindre la valeur ne permettrait plus de poser de limites face à des souhaits d’euthanasie quelle qu’en soit la justification – sans parler du risque de pression sociale exercée sur des personnes isolées.

● Affirmant la sainteté et l’inviolabilité de la vie humaine, ainsi que la vocation de la médecine comme tentative de susciter la guérison chez un patient, nous soutenons qu’un malade en phase terminale est en droit d’exiger de son entourage et du personnel soignant de la compassion. Celle-ci, toutefois, n’est pas synonyme de suppression de la vie comme réponse à une demande volontaire à mourir, ni de la possibilité d’être actif dans un processus de suicide assisté ou d’euthanasie active.

● Observant que l’indignité de certaines situations provient le plus souvent d’une extrême solitude et d’une souffrance morale, nous plaidons pour un développement accru de la culture palliative et, en prolongement de la loi Leonetti, pour l’élaboration de dispositions plus précises concernant la nécessaire collégialité des prises de décisions, l’expression des volontés du malade, ou encore la médiation d’une personne de confiance.

Affirmer des principes ne signifie pas pour la tradition juive formuler une position dogmatique. Toute prise de décision ne se conçoit que par rapport à une personne précise, dans une situation précise, et comme le fruit d’un constant dialogue entre le malade et sa famille, le pôle médical et le rabbin.

Beaucoup de voix s’élèvent, par ailleurs, contre une supposée « hypocrisie » de telle ou telle disposition légale parce qu’elle ne résoudrait pas tous les problèmes, et laisserait la conscience du praticien à sa solitude décisionnelle. Ce reproche, pensons-nous, tient souvent d’un fantasme déçu, celui du « technicisme » : l’illusion qu’une loi, parce qu’elle serait raisonnable et habilement rédigée, pourrait de son imparable logique couvrir toutes les situations, bannir les « zones grises », voire la possibilité de tout cas de conscience. S’il est une richesse que peut porter la parole religieuse, c’est le rappel, d’une part, que la vie bat constamment la loi au jeu de la complexité, et d’autre part, celui d’une notion certes ineffable, non opposable de manière tangible, mais essentielle à qui reconnait la légitimité de la dimension spirituelle : l’importance majeure de l’intention dans les questions humaines.

Rabbin Yann Boissière                

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