PERSPECTIVES ACTUELLES

« Difficile lucidité », dans l’ouvrage collectif coordonné par Danielle Cohen-Levinas

· 2023

« LE MONDE D'APRES : 7 OCTOBRE 2023 » (aux Éditions du Cerf, sortie le 3 octobre) 

Ayant fondé en 2016, après les attentats de 2015, une association inter-
convictionnelle, les Voix de la Paix, qui s’emploie à faire dialoguer au sein de la

République les religions et les spiritualités avec toutes les instances porteuses de
convictions (entreprises, artistes, philosophes politiques, etc…), je me considère
comme un militant de la paix. En juin 2002, j’ai organisé un voyage, juifs, chrétiens,
musulmans, athées et agnostiques, en Israël et Territoires palestiniens, que nous
prolongeons aujourd’hui par une exposition, « Des Voix pour la paix », qui se déploie
en ce moment en France dans diverses institutions publiques. Nous la proposons
avec une conviction bien ancrée : au-delà du conflit israélo-palestinien, au-delà des
sympathies que chacun peut avoir naturellement pour l'un ou l'autre camp, notre
exposition veut exprimer la volonté de dépasser son propre point-de vue pour ne
jamais perdre de vue la perspective de l'autre.
Malgré la détermination affichée de ces valeurs, depuis le 7 octobre, je n’en mène
pas large sur la paix. Mon drapeau militant faseye, et je me prends à réfréner
quelques tentations de langage, micro-envolées belliqueuses souhaitant la victoire
totale contre des hommes dont le moule semble plutôt « l’inhumanité ». Je refrène,
donc, et je doute.
Voici la question que je souhaite partager dans les lignes qui suivent -- ma réflexion
ne sera pas rhétorique, mais sans fard, sincèrement indexée sur mes
interrogations actuelles : comment, depuis le 7 octobre 2023, au-delà de la
sidération, de la colère, et des convictions, articuler un discours intelligent sur la
paix ? Un discours, entendons-nous bien, qui dépasse le pré carré de l’expertise
politique ou géostratégique -- il en existe d’excellentes. Un discours qui, ne trahissant
rien de ses sincères colères et de ses valeurs, maintienne un principe d’ouverture
non béat envers l’autre ? Qui soutient la perspective du dialogue et de la paix, sans
se « planquer », en un attentisme facile et gestionnaire, derrière les conclusions que
livrera inexorablement le terrain de la guerre ?

.

Yann Boissière / Mon texte sur le 7 octobre : « Difficile lucidité » 2
Trois phrases, pour moi, dessinent le périmètre de l’aporie. Raymond Aron, tout
d’abord : « La lucidité est bien la première loi de l'esprit ». Hannah Arendt : « Il se
pourrait que nous nous ne soyons plus jamais capables de penser et d’exprimer les
choses que nous sommes cependant capables de faire. » (on ajoutera : et que nous
sommes apparemment capable de subir)… Hölderlin, enfin : « L'âme n’est pas là où
elle est, elle est là où elle aime. » A l’aune de ces trois phrases, comment maintenir
intelligemment la perspective de la paix, sans se trahir ni être ridicule ?

L’incapacité à formuler la pensée d’une expérience pourtant vécue, pointée par
Hannah Arendt, semble s’appliquer avec une acuité accrue à la situation actuelle.
Depuis le 7 octobre, je le sais, j’ai du mal à parler avec justesse, je sais ne pas avoir
trouvé le propos juste, le point d’équilibre qui articulerait une position à la fois
humaine, exacte intellectuellement, et opérationnelle, entre la compassion et la
compréhension. Déplorer la mort des gazaouis, qui pourrait trouver cela déplacé ?
Cela fait-il pour autant avancer la réflexion de manière juste ? Certes, l’on dispose
d'une analyse quotidienne, détaillée, aussi implacable qu’inamicale, imbibée à la
dénonciation de ce qu’Israël ne devrait pas faire… Israël ne devrait pas faire la
guerre, il ne devrait pas tuer des civils, il ne devrait pas monter des opérations
militaires en vue de récupérer ses otages, il ne devrait pas exercer son droit à se
défendre. Pour faire court, Israel devrait renoncer à toutes les choses qu'il fait. C’est
ici que le test aronien de la lucidité prend toute sa valeur ; à sa lumière, tout
commentateur se devrait de répondre honnêtement à ces trois questions 1 / La
lénifiante tarte à la crème d’un cessez-le-feu n’oublie-t-elle pas scandaleusement de
poser en premier lieu la véritable exigence humanitaire qui s’impose ici : le retour des
otages, viol inaugural, et persistant, du droit international ? 2 / En complément des
foisonnantes dénonciations de ce qu’Israël ne devrait pas faire, a-t-on lu sous la
plume de nos génies du commentaire une seule pensée exprimant clairement ce
qu’Israël, finalement, DEVRAIT FAIRE ? 3 / Existe-t-il une pensée crédible, une
possibilité de cessation des hostilités qui n'élude pas, de manière inconsidérée et
finalement criminelle, les conséquences de laisser intacte la menace posée par le
Hamas ?

Dans un autre ordre d’idée, on concédera de manière honnête que les deux camps
manquent terriblement de compassion l’un envers l’autre. Au regard de la jouissance

.

Yann Boissière / Mon texte sur le 7 octobre : « Difficile lucidité » 3
extravertie qui a prévalu dans le monde arabe à l’annonce des massacres de juifs le
7 octobre, on peut dire que la question, de ce côté-là, ne fait pas mystère.
Concédons également que le monde juif, israélien certainement, ne s’est pas non
plus étouffé par l’expression d’une compassion excessive envers les civils tués à
Gaza. On résumera pudiquement – et cette pirouette est profondément
insatisfaisante : le temps de la compassion n’est pas encore venu.
Si la partition entre français musulmans et français juifs recoupe malheureusement,
car trop grossièrement, l’allégeance aux palestiniens et aux israéliens, il faudra
regretter que le dialogue n’ait pas eu lieu. Il a avorté, il est vrai, dès le 12 novembre
lorsque les organisations musulmanes ont refusé de défiler contre l’antisémitisme. Si
l’on prend un peu de hauteur, toutefois, il nous faudra reconnaître que le dialogue n’a
pas eu lieu, tout simplement parce que l’espace du dialogue, en France, n’existe pas.
Il n’existe pour l’heure que l’espace institutionnel diligenté par le Ministère de
l’intérieur, où quelques fois l’an, quelques dignitaires du culte appointés montent
lestement les escaliers du perron de Beauvau… Réduit à la lorgnette étroite des
« cultes », on est loin, ici, du dialogue citoyen et interculturel. Ce dialogue est plus
que jamais nécessaire, et précurseur du fructueux dialogue interculturel qui pourrait
se tenir entre les immenses héritages des civilisations juives et arabes. Cet espace
de dialogue interculturel judéo-musulman, il faut le créer en France -- les Voix de la
Paix tenteront d’y prendre toute leur part.

Cette perspective nous laisse avec la troisième pointe, c’elle d’Hölderlin : « L'âme
n’est pas là où elle est, elle est là où elle aime. ». La guerre, c’est précisément
l’inverse, on est totalement défini par la position que l’on occupe.
Il est vrai, les rabbins nous avaient prévenus (TT, Sanhedrin 6b) : « Là où il y a de la
justice il n’y a pas de paix. Là où il y a de la paix il n’y a pas de justice ». Ma
réponse, honnête, à cette aporie ? M’en tenir à ce credo associatif que j’ai souvent
décrit, et que je nomme la « méthode des petites lumières ». Elle dit que dans une
nuit asymétrique, bien plus grand qu'elle, une petite lumière suffit à fixer un point
d’attache dans l'obscurité, une direction, un espoir, et une raison d’agir.

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