PERSPECTIVES ACTUELLES

Journal REFORME : « Face à la crise spirituelle, que peut l’espérance ? »

· 2024

Un constat s’impose, tout d’abord, qu’il est temps de formuler ainsi : nous vivons une crise spirituelle majeure.  Au-delà de toutes les crises que nous identifions chaque jour avec une sorte d’ivresse, cette crise n'est pas supplémentaire à toutes les autres : elle est la matrice de toutes les autres. Parce qu'elle ne concerne pas un secteur de la réalité en particulier, ni un niveau d’analyse (économique, politique, géostratégique), mais quelque chose de plus fondamental : notre rapport vis-à-vis du monde.

La pression sans précédent des nouvelles technologies modifie aujourd’hui notre anthropologie, la manière-même dont nous acquérons nos connaissances, jusqu’à notre intérêt pour la vérité. A cet égard, l’individu, qui fut une construction culturelle née avec la modernité, et qui agrégeait, fort de sa conscience autonome, tous les domaines de son expérience (science, culture, savoir-faire social), est en train de se désagréger. Au dépassement de nos cerveaux par les machines, à l’obésité informative nous opposons une sorte de schizophrénie tactique : d’une part nous compensons par un surcroît d’activité mentale, de tentative de contrôle du réel ; d’autre part, nous nous laissons aller à une série de renoncements que nous théorisons désormais comme notre défaite programmée devant la machine – un syndrome que j’appelle la « déconviction ». Déracinés de nous-mêmes, devenus « hors-sol » par rapport au monde alors même que nous continuons de le pilonner de nos solutions, nous croyons agir mais notre activisme mental ne fait qu’ajouter de la confusion au monde. Telle est la crise spirituelle de notre temps.

C’est face à ces défis que l’espérance peut apporter une forme de résistance.

Commençons par dire que l’espérance est à distinguer de l’« espoir » -- même si elle n’a pas de définition précise, variant considérablement au gré des auteurs. Pour ne prendre que deux exemples extrêmes, mentionnons son usage dans la sphère chrétienne, où la notion d’espérance » bénéficie d’un cadrage très fort, celui de l’eschatologie. Quelle que soient les nuances apportées par tel ou tel auteur, la réflexion y reste donc fortement cadrée par cette attente eschatologique. A l’autre bout du spectre, un livre de philosophe récent (L'espérance, ou la traversée de l'impossible, de Corinne Pelluchon) envisage l’espérance de manière extrêmement dramatique, ancré dans une dramaturgie personnelle qui la lie irrémédiablement au désespoir, dont elle est la sortie traumatique et quasi-miraculeuse.

Quant à moi, j’en dégagerai succinctement ici trois perspectives, celles de la réflexion globale que je mets en place dans mon dernier ouvrage « Le désir d’espérance. Faire face à la crise spirituelle ».

En premier lieu, l’espérance est une forme de résistance au flux d’un monde de plus en plus liquide.

S’ouvrir à la spiritualité, aujourd’hui, signifie ouvrir notre humanité à une perspective plus large que le projet moderne, plus ample que la domination de l’esprit, de la volonté et du contrôle. De manière prosaïque, plongés au cœur de la révolution technologique, il s’agit aujourd’hui de ne pas nous laisser faire. Expression à entendre dans toute sa force littérale : ne pas nous laisser « faire », ne pas nous laisser, nous les êtres humains, devenir des « faits », de simples données, des variables, d’ajustement ou de désistement…

En deuxième lieu, on concèdera aisément que lorsqu’on se tourne vers le monde, les raisons d’espérer ne nous sautent pas à la figure pour nous aveugler. « La joie est indépendante du phénomène », disait Clément Rosset. Il en va de même de l’espérance : elle est avant tout une capacité du sujet. L’espérance, c’est une lumière que l'on se donne, un espace où faire apparaître les choses d’une certaine manière, une dynamique construite pour se porter soi-même. L’espérance, en quelque sorte, est une décision. La décision de refuser de se saborder, de brader sa dignité, au nom de sa part sombre, par les multiples gâchis du monde : « dire oui, dit Camus, à la part précieuse de soi-même ».

L’espérance, enfin, ce n'est pas « décider de croire », c'est, face aux deux faces de toute réalité, engageante ou repoussante, toutes deux absolument et également plausibles, non pas éliminer l'une des deux possibilités, mais choisir de mettre l'accent sur celle qui est précieux. On reconnaît là l’adage biblique « tu choisiras la vie », où il ne s’agit pas d’éliminer une part de réel (la mort -- qui quelle que soit notre attitude, continuera à exister), mais de mettre l'accent sur ce qui dit « oui » à la vie, et non pas sur ce qui  dit « non ». Il s’agit, sur cette base, de donner à notre orientation la consistance d'un choix ; non pas de « choisir », mais de « choisifier » l’alternative !

Ainsi, comme l'artiste chez Camus, « avocat perpétuel de la créature vivante », celui qui espère mise sur la bénédiction, autre nom du potentiel de croissance du monde. Il ne peut se résoudre à refuser l'espoir à aucune créature qui vit, aucun cœur qui bat, ne serait-ce que pour lui-même. Il lui est impossible de ne pas envisager ce qui pourrait être dans ce qui se contente, parfois, piteusement, d'être -- ce serait-là un déni de bénédiction, un refus de futur. A partir du moment où quelque chose est, n'est-elle point sur un seuil de départ, une planche d'appel ? « Aujourd'hui est un tigre, demain verra son bond », disait René Char -- les tigres sont nombreux. Ils sont partout. Notre ménagerie serait-elle en sommeil ? C'est une faute morale de désespérer qu’elle ne puisse s’éveiller.

Yann Boissière vent de publier, cher DDB (Desclée de Brouwer), « Le devoir d’espérance. Faire face à la crise spirituelle » (Paris, 2024).

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