Cahiers Jungiens de Psychanalyse – « Brûler »
La nuit du 27 septembre 1972, alors que l’immeuble de Publicis était en proie aux flammes, Marcel Bleustein-Blanchet, le patron du groupe, fut immédiatement transporté sur le lieu du sinistre, où il ne put que constater l’irrémédiable destruction de son immeuble, fruit de son succès et de son empire. Le commandant des pompiers, le Général Perdu – ça ne s’invente pas – interdisait l’accès à toute personne. On raconte qu’un collaborateur, présent aux côtés du patron, s’enquit de l’avenir avec toutes les circonvolutions attristées nécessaires, pour s’entendre répondre, avec une pointe de défi : « seuls les clients sont ininflammables… »
Le feu détruit, et s’il se propage, tout se ne livre pas au feu. On verra que dans la tradition juive, il ne se propage pas qu’en ligne droite, dans la dimension de l’horizontalité, mais permet aussi de franchir des paliers entre les mondes, inférieurs et supérieurs, en d’autre termes il révèle… La place ici impartie ne nous permettra pas, ne serait-ce que de donner un aperçu global de ce que signifie « brûler » pour la tradition, mais à travers trois sujets, l’interdit de la crémation, le rôle du feu joué dans les sacrifices, et la scène cultissime du « buisson ardent », nous tenterons de cerner de quel bois la tradition se chauffe…
La crémation – A l’image de l’enfer
Brûler les morts n’était pas une pratique inconnue des anciens hébreux, même si elle ne fut jamais la norme. Maints passages font état de corps brûlés, dans un contexte de punition, ou comme une forme d’aggravation de la peine de mort (Lev. 20, 14 ; Gen. 38, 24 ; Jos. 7 15, 25 ; I Rois 13, 2, et II Rois 23, 20). Certains chercheurs interprètent la crémation du roi Saül et de ses fils, ou celle relatée en 1 Sam 31,12-13, comme les signes d’une prérogative royale, ou d’une pratique funéraire réservée aux couches sociales les plus élevées, quand d’autres trouvent plus plausible la thèse selon laquelle les habitants brulèrent les corps pour éviter une probable désacralisation de la part des Philistins. Globalement, il ressort de ces épisodes bibliques que brûler les corps était plutôt compris comme un acte inspirant l’horreur et la répugnance. Plus tard, la littérature talmudique ne fait aucune mention de la crémation. Au traité Ohalot II, 2 (les « tentes », qui traite de l'impureté des cadavres), il est bien question de savoir si les cendres de ceux qui ont été brûlés sont pures ou impures, de même en Niddah 27b, où se présente la situation d’un cadavre brulé dont le squelette a été conservé, mais il s’agit, dans les deux cas, de brulés accidentels.
Les temps modernes suscitent d’intenses débats autour de la question de l’origine de l’obligation : l’inhumation dérive-t-elle d’une obligation expresse de la Torah ? La « Table dressée », un des principaux codes de loi juive (16ème siècle), et le grand Maïmonide (12ème siècle) identifient un commandement positif formel en Deut. 21, 23 : « Tu ne laisseras pas séjourner son cadavre sur le gibet, mais tu auras soin de l'enterrer le même jour ». D’autres d’autorités, cependant, affirment ici et là que l’inhumation serait juste un « minhag » (une « coutume », et non un commandement), et qu’aucune objection sérieuse ne peut être élevée contre la crémation. Quoi qu’il en soit du fait civilisationnel et de ses justifications légales, la discussion, il faut le rappeler, ne trouve son véritable sens dans la tradition juive que par rapport à la perspective de la résurrection des morts, sans cesse affirmée par la tradition prophétique -- cette idée que les morts, d’une manière ou d’une autre sont appelés à « revivre » (« te’hiyate ha-métim », la « revivance » des morts). Avec à la clé cette question crue : les morts dont les corps sont détruits peuvent-ils renaître ? Nachmanide (Espagne, 13ème siècle) observe finement à ce propos que la crémation n’attente pas tant à la résurrection elle-même. On peut tout à fait imaginer, argue-t-il, que Dieu, dans sa toute-puissance, soit « capable de réunir toutes les parties disséminées d’un corps, ou de destiner à la résurrection tous les martyrs qui ont péri par le feu ». C’est à la croyance-même en la résurrection, suggère-t-il, que la crémation attente, ce choix étant celui de n’accorder aucun égard au corps.
Curieusement, le débat, dans le monde contemporain, se restreint à un spectre quasi-univoque. La plupart des autorités, tous courants confondus, s’opposent sans ambigüité à la crémation, considéré comme étrangère aux traditions du judaïsme, un point il est vrai non-dénué de justesse : l’inhumation s‘est profondément implantée dans la conscience populaire comme la voie recommandable pour enterrer ses morts avec dignité, renforcée par le principe légal selon laquelle la coutume l’emporte sur la halakhah (la loi juive). La crémation s’y voit en général définie comme « nivul ha-met », un « avilissement du défunt ». Le corps humain, même mort, conserve sa dignité pour avoir abrité une âme (la mort est considérée comme la séparation de l’âme et du corps). Certains rabbins, tel un collectif de rabbins de Württemberg en 1895, rattache même l’interdiction à celle de mutiler les corps.
Ceci étant, la plupart des autorités religieuses n’en déduisent aucunement l’interdiction d’accompagner les familles dont le mort subit une crémation. Non sans avoir tenté de les dissuader, elles consentent, le cas échéant, à des cérémonies qui précèdent la crémation -- à laquelle elles n’assistent pas. La question se pose pour de nombreuses familles qui enterrent un de leur membre survivant de la Shoah, où les arguments, on le conçoit, dépassent totalement le cadre d’une discussion légale paramétrée la halakhah. Il m’est couramment arrivé de recueillir le souhait de survivants de la Shoah d’une crémation pour rejoindre leurs familles ou leurs camarades assassinés de la même manière ; ou au contraire d’envisager cette éventualité avec horreur, précisément pour ne pas imiter le sort imposé au peuple juif par Hitler, et ne pas lui donner de victoire posthume. On touche ici à l’ultime de l’intime, et à l’indicible.
Ces situations-limites nous font d’ailleurs comprendre que l’inhumation ou la crémation, en dehors de l’attention qu’elle concentre, un peu fallacieusement, sur le « comment » du dernier acte, engagent en fait une conception de la vie humaine. Quelle doit être la destinée de ce qui fut vivant, le devenir existentiel d’un corps qui a été porteur de vie ? Faut-il souhaiter le voir s’élever, par le feu et la destruction de la forme de vie, vers le ciel, ou vouloir qu’il retourne, par la voie de la décomposition naturelle, à la terre matricielle ? Dernier point : la réticence globale à la crémation dans la tradition ne peut se comprendre sans un détour par la symbolique du feu dans l’imaginaire eschatologique juif. Loin d’être un instrument libérateur, comme dans certaines traditions religieuses de l’Asie, le feu y est un instrument de châtiment[1]. Le mot « géhenne », synonyme d’enfer, provient de l’hébreu « gaï », « vallée », et de « Hinnom », une petite vallée au sud de Jérusalem frappée d’opprobre dans la mémoire juive car désignant le lieu où les enfants, chez les Cananéens, étaient sacrifiés par le feu à Baal-Moloch (Jer. 7,32 ; 2 R 16,3). De fait, la conception de l’enfer dans les trois monothéismes emprunte au traité Berakhot 57b, qui décrit celui-ci comme un lieu de damnation où le feu est soixante fois plus puissant que le feu ordinaire !
Le feu, agent de change
L’une des grandes institutions religieuses, toutes religions antiques confondues, est celle des sacrifices. Si pour la conscience moderne ils ont quelque chose de primaire, ils instaurent pour la tradition juive une démarche de sens sophistiquée, dont le feu est le vecteur. Les sacrifices – qu’il faudrait traduire en fait par « rapprochements », car le mot hébreu, « qorbane », n’évoque pas du tout le côté sanglant mais provient de la racine « qarov », « proche » -- étaient de plusieurs types, mais consistaient tous en un transfert symbolique où le fait de brûler un animal valait expiation, en d’autres termes, « sacrifice de la partie animale de l’homme ». « Brûler » était bien le vecteur du processus, le plus connu des sacrifices étant « l’holocauste », signifiant « entièrement brûlé » (holos, « tous » -- kautos, « brûlé »).
Les sacrifices se fondent sur une intuition anthropologique profonde, qui reconnaît l’importance de deux dimensions essentielles à la vie humaine. La dimension, d’une part, de la satisfaction des besoins et des désirs. C’est celle qui fonde nos sociétés et nos systèmes économiques. Cette première dimension repose sur le « prendre » : je prends ce dont j’ai besoin pour me nourrir -- au sens large. La seconde dimension, non moins essentielle, est celle du « sens » : l’homme a besoin de trouver du « sens » à sa vie. Elle repose non sur le « prendre » mais au contraire sur le « donner ». Pour avoir accès au sens, il faut que je commence par donner. Pour que ma vie, qui de manière générale, repose sur le « prendre », ait du sens, il faut que je donne. L’idée peut même être radicalisée : le sens n’est corrélé qu’à ce que je donne.
C’est parce que le « cycle du prendre » entraîne naturellement certains excès, une nourriture excessive, une jouissance excessive, une prédation qui s’égare et ne se nourrit plus que d’elle-même, que le « cycle du donner » ouvre la possibilité d’en apaiser les flux, voire de remettre les compteurs à zéro. C’est là la notion de « kapparah », « d’expiation », qui était la fonction majeure des sacrifices : face au « prendre » constant de nos vies, auquel soi-même on « se laisse prendre », les qorbanot, les « rapprochements » nous permettent de nous « déprendre », de nos accumulations, et de nous-mêmes... Le sacrifice est l’institution qui a le génie de lier les deux cycles ensemble, de mettre en place un transfert entre les deux pour permettre à l’être humain de se restaurer. Les sacrifices sont le premier grand dispositif de sens de l’humanité.
Le feu, ici, est l’agent premier de ce vaste dispositif qui, dans le registre d’une société agricole, a l’audace de prélever du stock, du capital sur le système des échanges – une sorte de « stock exchange », au sens propre ! -- pour produire du sens. N'oublions pas que le « capital », le « stock » désignent précisément le « troupeau » dans un monde d’éleveurs où la richesse n'est pas seulement la production tirée du sol, mais la taille du cheptel. L’anthropologue J. Suzman rappelle, opportunément pour notre sujet, que la richesse d’un troupeau, dans les mondes antiques, ne pouvait que croître, car contrairement à nos économies qui réduisent la durée de vie d’une bête à deux ans en l’envoyant à l’abattoir, les possesseurs de troupeaux les laissaient vivre leur vie naturelle, entre dix-huit et vingt-deux ans, permettant à une vache d’enfanter en moyenne six à huit veaux, permettant au bétail d’engendrer du bétail[2]. L’idée d’un sacrifice par le feu, ici, est puissamment contre-intuitive à cette idée d’un capital croissant, et c’est ce qui lui donne toute sa force et son génie[3] : détruire de la matière, du capital, pour produire une notion spirituelle située dans un ordre autre que celui des biens matériels, produire de l’expiation, du sens. Brûler, ici, fait passer d’une dimension à une autre ; quand la matière est détruite, le feu monte, et avec lui la possibilité du sens.
A buisson ardent, ardente obligation
Cette altérité du sens est l’objet d’une des scènes bibliques les plus étranges, la révélation faite à Moïse au Buisson ardent (Ex. 3, 1-7). Alors que Moïse, berger du troupeau de son beau-père Jéthro, mène son troupeau dans le désert, un ange lui apparait dans la flamme d’un buisson en feu, suscitant sa grande curiosité : le buisson brûle mais ne se consume pas... « Je veux m'approcher, je veux examiner ce grand phénomène : pourquoi le buisson ne se consume pas. » (Ex. 3, 3). C’est à la faveur de cet épisode que Dieu se révèle, « Je suis la Divinité de ton père, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob... » (Ex. 3, 6), et assigne sa mission à Moïse : faire sortir les Hébreux d’Egypte.
Aussi le brûlement du buisson est-il corrélatif de deux choses : le retrait (Moïse fait un pas en arrière, il comprend qu’il se trouve dans un endroit saint) et la révélation. On ne « marche » plus, dans un monde qui parle. La nature habituellement se consume, mais ce n’est plus le cas ici, c’est le langage qui flamboie. Comme pour les sacrifices, le buisson contredit la loi de l’entropie, s’écarte du paradigme général de la matière et de l’énergie ; la contrepartie s’entend dans un espace autre que celui de la matière : un surcroît de révélation.
Ainsi le buisson brûle mais ne se consume pas car il n'y a rien à brûler, pas « d'essence », pas de nature qui, de sa petite existence solide se dressant fallacieusement contre l'éternité, en viendrait finalement à craquer devant la seule et unique loi : le grignotage du temps corrupteur, le morne refrain entropique de la décroissance et de la décrépitude. C'est l'invalidation de cette fausse loi, de cet « ordre des choses » que vit Moïse ! Incrédule, il voit que la « nature » peut ne pas avoir de nature, que sa véritable essence est celle du langage, du « midbar », du « désert » où il se trouve -- dont la racine « davar » veut à la fois dire « chose » et « parole »… Dans cette sphère de compréhension, le feu, le « brûler » est encore la matière la plus sûre, elle est la base-même du langage, car les lettres, dans la tradition juive, sont autant de petites flammèches suspendues aux sphères supérieures, qui viennent danser dans nos consciences, sous la forme de mots temporaires.
Dans ce paradigme du « plus de sens », on peut, afin d’en rehausser la compréhension, recourir ici de manière utile à la notion, dans maintes mythologies, de dieux « décepteurs » ayant pour rôle de saper la création ordonnée par un Dieu fondateur. Excellement décrite par l’anthropologue James Suzman, elle voit en général un Dieu créateur s’absenter, après avoir fait son travail de création, en une sorte de congé cosmique, lorsqu’un dieu dit « décepteur » s’en donne alors à cœur joie pour saccager tout ordre précédemment créé. Exemple donné par Suzman : celui du dieu G//aua qui, selon les Ju/’hoansi, tribu namibienne étudiée par l’auteur, sabote joyeusement l’ouvrage du dieu premier. Non sans provocation : après avoir découpé, fait cuire et servi son propre anus à sa famille, il rit hystériquement de sa propre farce quand ils le complimentent pour ce savoureux repas. Dans une autre récit, il fait rôtir sa femme et la mange, viole sa mère, enlève ses enfants à leurs parents et commet des meurtres de sang-froid. « Brûler » ? Business as usual… ! Avant que le dieu créateur, alerté par ce saccage, ne reviennent rétablir l’ordre et finir le travail de création.
De cette notion de décepteur, il convient de retenir pour notre sujet l’idée suivante : la Bible garde elle aussi une trace de ces chaos originels, avec l’histoire du déluge, et celle des « néfilim », sortes de géants primordiaux qui couchent avec les filles humaines. Mais elle instaure surtout cette grande affirmation, non d’un Dieu décepteur, ni même seulement restaurateur, mais d’un Dieu unique et « augmentateur », pourrait-on dire : un Dieu qui, en certains moments critiques de vérité, « révèle » du monde quelque chose de supplémentaire, ou fait passer l’homme à un niveau de compréhension différent. Comme l’affirment les Maximes des pères : « Bien-aimé est l’homme pour avoir été créé à l’image [de Dieu] ; c’est un surcroît d’amour que de lui avoir fait savoir qu’il a été créé à l’image [de Dieu]… » Comme pour les sacrifices, c’est le feu, le « brûler » qui est ici l’image par excellence de cette sur-nature du sens.
A l’aune de ces récits, on serait tenté de concevoir la révélation comme l’opération inverse du brûlement… Il manque trop d’aspects à ces quelques lignes pour appuyer cette idée de manière suffisante, mais gageons sans trop de risques qu’elle emprunterait certainement à la fascinante controverse talmudique où se pose la question de savoir quels livres il faut sauver si un incendie se déclare à Shabbat -- les livres saints plus que les autres ? Et qu’est-ce qu’un livre saint ? Le Livre saint s’y voit défini en symétrique du brûlement, pour nous faire entendre cette dialectique, bachelardienne en diable, mais déjà ancrée dans la vision kabbalistique du feu : oui, le feu détruit les supports apparents de l’existence, mais en détruisant la matière, en la mettant en retrait -- comme Dieu lui-même a fait retrait--, il révèle le langage qui en est la véritable animation, et pour le kabbaliste, la substance. Dans une analyse plus poussée, on verrait ici aussi les échos d’une philosophie du « livre brûlé », si bien évoquée par Marc-Alain Ouaknin[4] : le livre, en tant qu’objet du monde, est en contradiction avec la dialectique présence – absence qu’il est appelé à révéler ; il est en ce sens toujours un livre absent, un livre « brûlé », le feu étant alors la métaphore d’un rapport au monde laissant place au désir, rapport caressant, toujours incomplet, ne livrant que des « presque-objets ». A tout moment, le réel brûle, mais il est ininflammable…
Yann Boissière – Cahiers Jungiens de Psychanalyse – « Brûler »
La flamme est l’avenir de l’homme
[1] Cf. Lavoie, Jean-Jacques (2014). Quelques réflexions anthropologiques et religieuses sur la permanence, les modifications et la disparition de certains rites juifs autour de la mort. Frontières, 26(1-2). https://doi.org/10.7202/1036284ar
[2] James Suzman, Travailler. La grande affaire de l’humanité, Flammarion, Paris, 2021, p. 270-71.
[3] Nous laissons de côté la question, absolument non triviale, de ce que notre sensibilité a totalement changé vis-à-vis du monde, et ne permettrait plus un tel dispositif.
[4] Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé. Philosophie du Talmud, Lieu commun, Paris, 1993.