PERSPECTIVES ACTUELLES

La Loi, vecteur de spiritualité !

· 2017

Interview Félix Perez

Image : Philippe de CHAMPAIGNE--Moïse et les 10 commandements.

Une recension / interview de « Eloge de la Loi » d’octobre 2017 par  Félix Perez pour le Jérusalem Post francophone.

Rabbin médiatique du MJLF (Mouvement juif libéral de France), Yann Boissière a été formé à de nombreuses disciplines et nous dévoile ici ses talents de penseur. Partant d’une réflexion sur l’importance des lois, il illustre l’apport du judaïsme et aborde les idées de Spinoza, Kant ou Mendelssohn. Parmi les leaders du courant juif réformé, il tente de montrer comment, depuis le début de la modernité, la loi doit s’adapter aux besoins de compréhension des individus, tout en gardant sa normativité. Dans le monde orthodoxe, celle-ci a de tout temps pris en compte les évolutions des contextes extérieurs, mais jamais avec une telle flexibilité aux besoins individuels. Nous avons donc voulu interroger l’auteur. 

1. « Eloge de la loi » fait-il référence à la loi civile ou religieuse ?

La problématique du livre est avant tout philosophique, et j’y aborde l’idée de la loi en général. La loi propose à l’homme de se lier à une vérité qui dépasse sa seule expérience terrestre. Du fait de mon parcours, je fais une place particulière à la loi juive et à sa notion de commandements pour illustrer ce phénomène. Bien plus qu’un simple système d’obéissance, la loi est une vision constructive du monde. Ainsi peut-elle être en phase avec la modernité.

2. Dites-nous en plus sur votre constat en page 85 qui, paradoxalement, met en parallèle norme et esprit : « La nature divine qui est bonté et justice implique que l’homme reconnaisse dans sa loi une exigence. La normativité est donc la mieux à même d’exprimer la spiritualité ». 

L’occident grec s’extasie devant le fait que le monde est ce qu’il est, et trouve son bonheur dans la description (avec des concepts, avec de la science). Le judaïsme, quant à lui, s’étonne du don permanent de l’être par Dieu. Sa posture première se fonde ainsi sur la reconnaissance de ce don, et la Loi est la mise en forme de cette reconnaissance. Elle a donc une vocation métaphysique, et représente bien plus qu’un système de règles d’organisation sociale ou politique. La connaissance y est sans cesse mise au profit de la « re-connaissance ». 

3. Pour Levinas, les juifs sont un peuple d’abord défini par une loi. La loi juive se serait donné un peuple alors qu’avec la Révolution, le peuple s’est donné une loi. Entre ces deux positions opposées, un juif doit-il recevoir la loi ou peut-il décider de celles qu’il se donne ? 

La loi civile mentionnée dans votre question reste sur un autre registre que la loi religieuse pour au moins deux raisons : a) elle est l'expression de la volonté générale sans aucune origine transcendante ; b) elle n’a que pour but de régir une organisation sociale, sans aucune prétention à une dimension métaphysique. 

L’expression de « loi qui se donne un peuple » est sans doute excessive, mais je suis d’accord avec Levinas : ce qui définit le peuple juif est d’avoir accepté d’être le vecteur de la loi mosaïque. Historiquement, les juifs ont longtemps vécu dans des univers fermés, sans remise en cause possible des traditions et des règles. Ce schéma éclate avec l’arrivée de la modernité : les ghettos s’ouvrent, permettant à l’individu de comparer avec ce qui se passe à l’extérieur. Ces sociétés placent l’autonomie au centre de l’expérience de citoyen : désormais la compréhension est une condition préalable à son action. Les anciens concepts situaient le « faire » avant le « comprendre » dans le « naassé vé nichma » ; depuis plus d’un siècle et demi, il semble que le « faire » et le « comprendre » soient au même niveau. 

4. En page 206, vous dites « l’individu devrait s’approprier la norme avant de la mettre en pratique à différents degrés médiés par sa conscience individuelle ». Vous semblez suivre Spinoza (que pourtant vous critiquez) qui dit « si chacun interprétait à sa guise les Lois de l’Etat, la société se dissoudrait, mais il en va autrement des lois de la religion »

Spinoza a d’une part raison : sans obéissance aux lois civiles, il n’y aurait pas de société possible. Le problème, c’est qu’il limite la validité de la loi juive au seul registre de l’obéissance politique ; il lui enlève toute validité en l’absence d’un Etat juif, et conclue donc de la perte de la souveraineté politique juive le fait que la loi est caduque. Mais comme je l’ai dit, le système législatif juif dépasse largement la seule dimension du politique ; Spinoza nie cela. 

Aujourd’hui, dans un monde religieux ouvert, il n’y a pas de coercition possible et la conviction préalable est nécessaire pour l’action. Le pluralisme de la tradition est ainsi une donnée incontournable. Une norme trop figée, bien loin de représenter une « authenticité » juive, conduit à l’exclusion de plus en plus d’individus du système. Ce n’est pas un hasard si le judaïsme réformé s’est mieux développé dans les pays protestants ayant connu depuis longtemps la contestation du catholicisme que dans les pays comme la France, où les changements sont mal perçus et où Napoléon a rigidifié l’organisation des institutions communautaires.

5. Spinoza, qui a voulu démontrer l’impossibilité d’une écriture divine de la Bible, est considéré comme l’un des pères de la critique biblique au cœur du réformisme. Comment dès lors conciliez-vous cette paternité et votre vive critique de ses thèses ? 

Avant lui de nombreux auteurs classiques, dont ibn Ezra, avaient abordé ce sujet. Par exemple, dans Deutéronome 34, Rachi mentionne la possibilité que le verset décrivant la mort de Moïse ait été écrit par Josué. Si Spinoza a ouvert de nombreux chantiers de réflexion, je critique sa destruction de la loi religieuse en prétendant qu’elle n’a aucune prétention métaphysique. 

La critique biblique considère que la Bible a eu plusieurs rédacteurs : ses auteurs, tels Moïse, David, Salomon, les Prophètes, Ezra et d’autres, inspirés par Dieu, retranscrivaient ses paroles selon une écriture humaine. Cette paternité, variée en apparence, n’ôte nullement à cette œuvre son caractère transcendant, ni de ce fait à la loi qui en découle.  

Le Rabbin Yann Boissière montre bien que la loi dépasse ses seules dimensions matérielles et que les rites qui la composent sont fondamentaux. On espère une réédition qui intègrerait un chapitre sur Levinas dont l’auteur semble partager les thèses notamment ce beau texte de 1937 : « pour le juif, rien au monde n’est entièrement familier ni profane. Tout y est émerveillement et c’est là que réside sa croyance à la création. Ses gestes les plus naturels se prolongent dans le spirituel ». 

Ouvrage à lire comme base de réflexions et de discussions. 

Eloge de la loi. Yann Boissière. 

les Editions du Cerf

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