Poser l’hypothèse d’un dialogue entre religion et monde de l’entreprise entreprise vous semble-t-il incongru ?
Une communauté religieuse et une entreprise ont en commun le fait de porter sur la scène de la société des collectifs d’hommes, construits autour de composantes communes - un vivre ensemble, une organisation, des valeurs, un projet – et traversés par des phénomènes communs : socialité, hiérarchie, reconnaissance, partage, attention au social, salaires… Sur toutes ces questions, les religions ont beaucoup à dire. Je ne pense pas que la religion soit en mesure de fournir des méthodes de management – ce n’est pas son objectif. En revanche, elle peut complexifier l’objet de la réflexion. En cela, elle est un formidable vecteur d’enrichissement, pour les individus comme pour les organisations humaines, quelles qu’elles soient, y compris bien sûr l’entreprise. Elle est également légitime à apporter un éclairage éthique. Toutes les religions ont à cœur de rappeler que la valeur de l’humain existe a priori, de manière pleine, sans aucunement se définir par le prisme de son utilité, de ses performances, ou de ses résultats. Cette dimension profondément non-utilitaire ne peut que questionner le monde de l’entreprise, dont l’une des dérives possibles (toute entreprise humaine qui a de la valeur possède ses risques – la religion possède aussi les siennes), est de s’abîmer dans la financiarisation et la perte de sens.
La tradition religieuse peut donc questionner la modernité économique ?
L’idée de religion est spontanément associée à l’existence d’institutions. Contrairement à une vision cursive, peut-être post-moderne, de la spiritualité, ce qui fait la valeur d’une religion est le fait de stabiliser une intuition originaire dans des institutions, nécessaires pour partager, transmettre cette intuition et rassembler les hommes autour de ses valeurs. Une spiritualité totalement éthérée, et de surcroît individualiste, n’aurait aucune portée ni beaucoup de sens. Mais le socle de la religion est ailleurs, dans l’invitation à réfléchir au monde, à ce qui s’y passe, aux ressorts de sa transformation, et à la volonté d’œuvrer au « tikkoun olam », à la « réparation du monde ». Une réflexion religieuse en acte est profondément en résonnance avec la philosophie, l’économie, la médecine, la sexualité.
Au sein de cette définition générale, le judaïsme libéral (né en Allemagne au 19ème siècle pour faire face au choc de la modernité) se distingue par une attitude d’ouverture et de perméabilité à la modernité. Cela se traduit notamment par quelques principes fondamentaux : égalité des hommes et des femmes – une femme peut être rabbin -, patrilinéarité - on peut être Juif par la mère, par la conversion mais aussi par le père -, ouverture à la cité et compréhension plus souple de la loi juive. Nous sommes fondamentalement attachés à cet ancrage dans le monde et ses réalités.
L’idée de religion est également souvent associée à celle de dogme, de vérité une et unique. Ce qui, finalement, semble assez contradictoire avec cette complexité que vous évoquez.
La religion est encore l’un des rares endroits où l’on “ouvre le livre”, où l’on peut se nourrir d’un système de pensée gardé en mémoire depuis des siècles, se l’approprier. Et comment fait-on cela ? En discutant le texte, en contestant, en s’y opposant ! Dans la religion juive, le commentaire, et le commentaire du commentaire … du commentaire est particulièrement chéri. S’il est un dogme de la religion juive, c’est de toujours discuter le texte, le rendre vivant par la contradiction, pour éviter de figer Dieu en une « statue » mentale.
Les 63 tomes du Talmud, à ce titre, forment un ouvrage assez déroutant, a fortiori pour nos esprits imprégnés de culture cartésienne. C’est une somme paradoxale qui tient à la foi du code de loi et de l’agrégation d’une infinité de petites histoires. Le Talmud est en quelque sorte le procès verbal des discussions, des remises en cause, des débats qui se sont déroulés dans les lieux d’études pendant des siècles. Et ces débats sont parfois tranchés, parfois pas ! Avec ce parti pris précieux : les avis minoritaires sont toujours conservés, quand bien même le débat est clos (ravissement particulier : il y a une controverse sur la question de savoir pourquoi les avis minoritaires sont conservés – et cette discussion a aussi ses avis minoritaires !). Aucune parole d’intérêt ne doit être éliminée puisque la pluralité est l’une des faces de Dieu. Un adage talmudique énonce : « La parole d’untel et celle d’untel sont les paroles du Dieu vivant. »
Comment expliquez-vous ce séparatisme persistant en France entre le monde de l’entreprise et celui des religions ?
Il est bien évidemment multifactoriel. Mais je pense au premier chef à la vision négative de l’argent portée par la culture chrétienne, qui puise d’ailleurs ici largement dans la philosophie grecque. Aristote voit déjà dans la croissance de l’argent une pratique contraire à la nature, à la croissance « naturelle ».
Or, toutes les grandes religions instituées, islam, christianisme et judaïsme, n’ont pas sur cette question de l’argent des lectures identiques. La tradition juive fait de l’argent une instance symbolique de transfert, de coupure avec la naturalité, et partant un vecteur de transformation du réel, d’échanges, un instrument de socialité. La croissance de l’argent, dans cette perspective, n’est pas considérée comme un processus antinaturel – si elle demeure couplée à un souci éthique.
Cette vision positive de l’argent impose des contreparties morales…
La religion juive a développé des institutions sociales très fortes pour conditionner l’usage de la richesse. Il s’agit de principes très modernes, qui résonnent avec une force surprenante dans notre monde chamboulé par la globalisation. Tous posent la nécessité et le devoir d’une régulation sociale pour répondre aux situations d’inégalités générées par la déformation des équilibres économiques.
Des exemples ?
Prenons le cas de la dîme. Dans la tradition juive, l’argent ne peut faire signe et trouver sa véritable valeur de médiation sociale que si l’on commence par en prélever une première partie (c’est la notion de « prémices »), s’en séparer, la donner au « tiers » symbolique. Au-delà de sa mécanique économique, la dîme acte spirituellement le fait que les hommes, mêmes riches, ne sont possesseurs de rien : ni de leur richesse, ni des biens matériels dont ils jouissent, ni de la terre. Tout est prêté à l’homme pour qu’il le travaille et le partage, seul l’Eternel est possesseur.
On peut également citer la Tzedakah, que l’on traduit généralement par charité, mais qui exprime davantage la notion de justice que de charité au sens chrétien du terme. La Tzedakah consiste à rétablir les équilibres d’un monde soumis à de perpétuelles déformations. C’est une obligation de régulation à laquelle tout le monde est soumis. Concrètement, en donnant par exemple 10% de son salaire.
Autre institution sociale défendue par la tradition rabbinique : la chmita , ou le jubilé. Tous les sept ans, les propriétés étaient sensées revenir à leur propriétaire initial. Tous les 50 ans, à l’occasion du grand jubilé, tous les compteurs économiques étaient remis à zéro.
Entre la sphère religieuse et le monde des universités, les liens sont également très ténus…
En tout cas en France. C’est moins le cas dans le monde anglo-saxon, où un prêtre ou un rabbin peut venir librement délivrer un enseignement à l’école ou l’université, par exemple, sans que quiconque pousse des cris d’orfraies en sainte défense du principe du principe de laïcité. Personnellement, sans vouloir confessionnaliser qui que ce soit, je tiens pour une grande perte que le fait religieux ne soit pas enseigné à l’école. Alors que la civilisation des 2 000 dernières années a été nourrie par le fait religieux - pour le meilleur ou pour le pire -, il est invraisemblable que nous tournions le dos à cette culture (qui trouve des expressions dans tous les domaines, dans l’opéra, la grande peinture européenne, etc…). Cette perte colossale de culture religieuse est forcément dommageable.
S’il est fermé à la religion, le monde de l’entreprise s’ouvre de plus en plus à des formes de spiritualité très individuelles, en partie inspirées par les philosophies bouddhistes…
La spiritualité, c’est un sillon que l’on creuse, pour approfondir la connaissance que l’on a de soi et mieux comprendre ce qu’est l’autre. Mais dans sa quête, parfois, de « collection » des meilleurs éléments de telle ou telle religion, de composition de nouveaux « bouquets » spirituels, je demeure sceptique – comme vis-à-vis de toute approche ultra-synchrétiste. Notre société a tendance à confondre respect de l’autre, métissage et possibilité de tout synchrétiser au gré de ses besoins. Agréger les choses et les recomposer en fonction de nos besoins, c’est là une idée qui fleure bon, sans le dire, l’utilitarisme, et à mon sens, une des idées les plus étrangères à la spiritualité. Toute spiritualité est indissociable des notions d’effort et de limite et, à un moment donné, rencontre l’idée de Loi sous une forme ou sous une autre. La perception de la Loi est le grand événement, pour l’individu, de sa quête spirituelle ; comprendre, admettre que la transcendance est quelque chose qui le cas échéant peut s’opposer à nous, à notre tendance naturelle à l’expansion illimitée de nos besoins, de nos désirs, puis socialiser cette sagesse en des institutions qui nous font la partager et la transmettre à d’autres, dans un vivre ensemble, voilà la religion à son meilleur, assez éloignée, il faut le dire, des recherches forcenées du « bien-être » qui se jouent parfois sous le doux nom de « spiritualités ».
Le judaïsme parle-t-il de bonheur ?Disons que le bonheur n’est pas une finalité directe. Nous avons davantage tendance à placer le monde et ce que nous avons à y faire dans la perspective d’une responsabilité, d’un devoir. Cette perspective de la responsabilité, et du devoir de « faire », c’est ce que nous nommons « alliance ». L’alliance avec Dieu est la conscience que Dieu, tout en nous donnant le monde « et tout ce qu’il contient », nous laisse aussi une place, exige de nous que nous prenions notre place pour parfaire ce monde. Cette confiance en nous placée, tel est notre bonheur, le bonheur d’une responsabilité pleine de sens et orientée vers le bien, en tout cas vers le mieux.
Interview de Yann Boissière
Par Muriel Jaouën (2014)