PERSPECTIVES ACTUELLES

Lost in Transmission / Revue CHEMA

· 2020

Le chevreau vient de naître. Encore couvert de placenta, le voilà qui tremble de quelques génuflexions maladroites, mais bientôt se redresse, et gracile, bondit en tous sens pour escalader la paroi rocheuse avec l’assurance d’un vieux briscard. A peine engendré, l’animal exprime pleinement et sans délai son stock génétique en des compétences maximales. La transmission, ici, s’en remet presque intégralement au biologique ; l’ADN y est le répertoire des compétences attendues, exprimé de manière quasi-immédiate dans la réalité. A l’inverse, le défaut initial de l’homme, mais sa supériorité ultérieure résident dans le temps long de la transmission -- enfance, éducation – en vue d’acquérir des compétences qui ne seront d’ailleurs jamais fixées, mais resteront largement sensibles à l’environnement. Incomplétude et infinité de la transmission définissent la situation existentielle de l’homme, et sans doute, sa dignité.

Ce grandiose stratagème du délai sans cesse repoussé, le judaïsme en a approfondi la compréhension en faisant coïncider la notion même « d’histoire » avec celle de la « génération ». Tel est le double-sens du mot « Toledoth » en hébreu, à la fois « histoire » et « engendrement ». Le battement du monde, ici, se règle sur le « pas » humain… Loin de la conception grecque, où seuls les hauts faits et les héros ont vocation à illustrer l’histoire, loin du prisme scientifique d’un continuum neutre où, en abscisse et en ordonnées, apparaissent des points que l’on appellera « événements », loin, très loin de l’implacable conception hégelienne, où Clio n’enregistre que les victoires pour s’écrire comme l’inexorable annale de l’Idée qui se déploie, la vision juive de l’histoire commence par des visages. Les tendres visées d’une génération tournée vers les visages de l’autre, ses fils et ses filles, ses promesses, ses dangers de ligature (Isaac), ses hésitations et ses héritages. La transmission se fait récit, creuset partagé où les mémoires se réinventent en futur, les racines en ailes, et les promesses en responsabilités.

Il en fut ainsi pendant des siècles. A l’aune de formules telles que « Le monde ne se maintient que par le mérite du souffle des élèves » (Shab. 119b), ou encore du cinquième commandement, où le respect des parents affirme une intuition profonde : la reconnaissance est le préalable à l’autonomie. « Afin que tes jours se prolongent sur la terre », poursuit le verset. Nos jours ne peuvent être « nôtres », comptés comme ceux de « notre vie », que si l’on pèse le juste poids de notre filiation. Transmission fragile mais volontariste, qui a garanti la survie de notre petit peuple, parmi de grands peuples, moins transmetteurs, et disparus depuis. « Mir zaynen do ! », « nous sommes là », et nous le devons à la transmission.

Ces grands principes, toutefois, se trouvent sous la pression des technologies de l’information, de l’usage massif de l’internet, des réseaux sociaux et du big data. Loin d’être neutres, elles ont investi l'ensemble de nos activités industrielles, économiques et sociales. Tout indique que leur impact sur la condition humaine sera maximale, modifiant notre rapport au savoir, les cadres de notre vie en commun, et jusqu’à notre anthropologie personnelle, redéfinissant nos aptitudes psychologies et cognitives. Au sein de ces mutations, trois évolutions retiennent l’intérêt, par leur impact direct sur notion de transmission.

La bataille de l’attention

« L’attention » émerge comme le nouvel eldorado de nos sociétés. Nouvelle forme de performance exigée de l’homme du 21ème siècle, elle est également le vecteur de cet autre Graal : la notoriété. Comment gagner l’attention d’une audience dans un contexte concurrentiel à l’extrême ? Comment capter, par des systèmes habilement addictifs, le maximum de temps des internautes et leur attention ? Telles sont les questions qui désormais, animent notre nouvel « écosystème ». Un directeur de chaîne de télévision avait choqué, en son temps, en parlant de « temps de cerveau disponible », mais nous en étions encore aux balbutiements. Un ex-président de Facebook a récemment confirmé « exploiter la vulnérabilité de la psychologie humaine par la mise en place de systèmes addictifs. La transmission, dont le principe est d’instaurer une relation avant d’y faire circuler des contenus, devient ici hors sujet…

Un nouveau dogme :  la data

Dans le prisme des nouvelles technologies, où transmettre se réduit à déplacer de l’information, la grande idéologie actuelle porte sur le statut de vérité de la data (« donnée »). Selon l’élégant sabir du jour, « la data est vérace ». Autrement dit, générée par l'individu ou par une infrastructure (les « objets connectés », demain, transmettront des quantités faramineuses de données à partir de nos pratiques quotidiennes), la data fournirait une image absolument « objective » du réel, bien mieux que nous ne saurions le faire.

Si l’on définit l’idolâtrie, non comme la lointaine et primitive période où de pauvres hères adoraient des idoles de fer ou de bois, mais comme la posture -- assez naturelle si l’on en croit la Torah (Adam, Eve, Caïn)--, où l’homme excelle à s’exonérer de ses responsabilités en désignant un inhibiteur extérieur (« ils », « le monde », « la société », « les élites », etc…) pour mieux justifier de son impuissance, ce culte de la data représente le parfait et ultime avatar de l’idolâtrie. Il signe, en effet, un effort sophistiqué pour tenter de récupérer du « sens » -- sans mettre un kopeck de soi-même dans la recherche. Cette disposition mentale produit un étrange masochisme chez l’homme du 21ème siècle : l’idée que les machines nous battront dans tous les secteurs de la connaissance, fragilisés que nous serions par nos biais cognitifs. Le délirant projet de Google stockant des milliards de séquences de trente secondes d’expressions du visage pour apprendre à la machine à lire les intentions humaines en est une déplorable illustration. S’y ajoute la vaticination de certains gourous de la new tech autour de la « singularité » -- la question étant, non de savoir « si » un jour la machine prendra le pouvoir sur l’homme, mais « quand ». 

Cette idéologie de la data fait fi d’une donnée fondamentale de la transmission : sa fragilité. La grande loi de la transmission humaine veut en effet que le « sens » ne naît que là où il y a un risque. Le risque d’échec donne précisément sa valeur à ce qui « réussit », à ce qui « passe », quand bien même ce qui passe est différent de ce que l’on a enseigné. C’est cette « mé-prise », au cœur de la transition, qui est féconde :  on transmet toujours autre chose que ce que l’on enseigne -- tous les professeurs connaissent cette « parallaxe » de l’enseignement. La « véracité » de la data écrase soigneusement cette possibilité.

L’injonction de la disruption permanente

Nous ne croyons plus à la sédimentation. Nous ne croyons qu’à l’ouverture obligatoire, au brassage permanent et à l’impératif de la disruption – un discours dont la prétention culturelle n’est souvent que l’habillage des besoins économiques des nouvelles technologies.

La tradition, quant à elle, a toujours eu à se positionner entre le conservatisme, qui ne conçoit la transmission que comme une translation d’héritage à l’identique, et la pression idéologique de la modernité qui, par définition, pose une équivalence entre le « nouveau » et le « bien ». Modernité évidemment paradoxale, où le « nouveau », à peine émergé, se voit immédiatement critiqué de n’avoir déjà que trop duré, promu au remplacement par un nouveau « nouveau », incessante fuite en avant où, nous modernes, commençons à fatiguer de ce présentisme étourdissant. La tradition a résolu le dilemme avec la notion de « hidoush » : tenir, d’un côté, à la reconnaissante conservation du signifiant, mais avec obligation de lui trouver des signifiés nouveaux. Génie de l’interprétation, où c’est « l’ancien » lui-même qui devient « nouveau » ! Et naufrage des machine, soudain muettes, parce qu’elles ne savent pas ce qu’elles font…

Cassandre, c’est certain, n’a jamais empêché aucune évolution de se produire. Ce que dit Abraham, en revanche, devrait nous intéresser : « Lekh lekha ! », « pars ! », « évolue ! » -- certes, mais aussi « Va vers toi ». nus ferions bien d’y prendre garde : il n’est d’innovation intéressante, productive, digne, que si son éloignement de nos routines permet de tracer une meilleure route : vers nous-même, vers nos humanités partagées.

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