■ Le confinement, décidément, nous impacte sur une dimension essentielle de nos vies, dont le manque nous fait percevoir combien elle nous définit, presque, à savoir notre mouvement incessant, notre propension à agir en permanence. A l’appui de la parashah de cette semaine, je vous propose aujourd’hui une méditation sur ce qui fait la nature de nos actions, sur une différence intéressante, notamment, entre l’action et le rituel, et aussi entre la parole et le silence.
■ Notre parasha, en effet, commence par une scène absolument époustouflante. La faute des fils d’Aaron. A l’issue des sept jours d’intronisation, alors que le huitième jour était celui du retour de la présence divine sur terre, de sa Shekhina, c’est le drame. Il nous est dit en effet (Lev. 10, 1-2) :
א וַיִּקְחוּ בְנֵי-אַהֲרֹן נָדָב וַאֲבִיהוּא אִישׁ מַחְתָּתוֹ, וַיִּתְּנוּ בָהֵן אֵשׁ, וַיָּשִׂימוּ עָלֶיהָ, קְטֹרֶת; וַיַּקְרִיבוּ לִפְנֵי יְהוָה, אֵשׁ זָרָה--אֲשֶׁר לֹא צִוָּה, אֹתָם. | 1 Les fils d'Aaron, Nadab et Abihou, prenant chacun leur encensoir, y mirent du feu, sur lequel ils jetèrent de l'encens, et apportèrent devant le Seigneur un feu profane sans qu'il le leur eût commandé. |
ב וַתֵּצֵא אֵשׁ מִלִּפְנֵי יְהוָה, וַתֹּאכַל אוֹתָם; וַיָּמֻתוּ, לִפְנֵי יְהוָה. | 2 Et un feu s'élança de devant le Seigneur et les dévora, et ils moururent devant le Seigneur |
-- A priori incompréhensible. Nombreux sont les commentaires qui essayent de rendre compte de cette faute et de cette punition, apparemment disproportionnée. Ils peinent, il faut bien le dire, à nous convaincre.
■ Parmi les plus intéressantes, toutefois, il en est une qui met l’accent sur une distinction, qui nous est présentée par la réponse de Moïse à Aaron, juste après la perte de ses fils, au verset Lev. 10, 3 :
ג וַיֹּאמֶר מֹשֶׁה אֶל-אַהֲרֹן, הוּא אֲשֶׁר-דִּבֶּר יְהוָה לֵאמֹר בִּקְרֹבַי אֶקָּדֵשׁ, וְעַל-פְּנֵי כָל-הָעָם, אֶכָּבֵד; וַיִּדֹּם, אַהֲרֹן. | 3 Moïse dit à Aaron: "C'est là ce qu'avait déclaré l'Éternel en disant: Je veux être sanctifié par ceux qui m'approchent et glorifié à la face de tout le peuple!" Et Aaron garda le silence |
● « Ekkadesh » et « Ekhaved ». Le verset nous présente ici une distinction entre qedushah, la « sainteté » et le kavod, la « gloire, le respect, l’honneur ». Deux manières de rendre un culte à Dieu, mais aussi, pour l’homme, deux manières d’agir dans le monde totalement différentes.
► Cela vaut le coup d’approfondir cette différence de fonctionnement, car nous y trouverons là une piste d’explication, mais aussi un précieux enseignement sur le rituel, et peut-être aussi sur notre situation actuelle de confinement.
■ Le « kavod », en effet, est de l’ordre du social, une notion qui renvoie à la manière dont nous fonctionnons habituellement dans le olam ha-assiyah, le « monde de l’action ».
● « Kavod » vient de « kaved », qui veut dire « lourd », autrement dit une démarche qui consiste à donner du « poids » aux choses, leur juste poids à travers nos actions.
● Dans notre monde moderne, en particulier, et la naissance de « l’individu, le valeur-phare est la volonté. Nos actions quotidiennes reposent sur la volonté, le volontarisme, et ce qui fait sens pour nous est la relation que l’on peut établir entre le résultat d’une action et la volonté initiale réelle ou supposée.
■ Mais dans le monde de la « qedushah », de la « sainteté », mais on pourrait dire de manière plus large dans le monde de la spiritualité, il en va tout autrement.
● La volonté n’est pas le moteur, bien au contraire, il faut même commencer par la mettre de côté pour pouvoir entrer dans la dimension de la reconnaissance. La « recette », ici, à l’inverse du volontarisme, exige d’accepter d’entrer dans un temps précis et un espace précis, dans quelque chose que nous n’avons pas décidé.
● La faute de Nadav et Avihou, suggère certains commentateurs (J. Sacks), serait d’avoir appliqué dans le domaine de la sainteté, les procédures, les « recettes » qui marchent dans le monde de l’action, et c’est cette erreur qui leur a été fatale.
■ Plus largement, cela nous permet d’éclairer le génie du rituel.
● Le rituel, en effet, représente en effet une inversion de nos processus habituels : dans le monde de l’action, on l’a vu, l’homme effectue des actes par volonté, et c’est seulement en fonction du résultat que les actes, dans le meilleur des cas, acquièrent une signification.
● Le rituel inverse ce fonctionnement : on part d’une signification déjà existante (l’intégrité de la création, par exemple, la justice, la compassion) et ensuite, l’homme pose des actes qui tentent d’exprimer cette signification. C’est cette inversion qui, in fine, lui permet de participer à une vérité plus grande que lui. C’est cela le « Mo’ed », le « temps de rencontre » (qui repose sur la racine « ed », « témoin ») : on passe de l’action technicienne au « témoignage », qui est simple présence.
■ En rabattre sur nos volonté ? C’est déjà une première leçon possible pour nous aider à faire fructifier cette période de confinement.
● Mais il en a aussi une autre : alors que notre capacité à « agir » est suspendu dans ses modalités habituelles, il y a peut-être aussi une nouvelle force à trouver dans le confinement lui-même :
► Cette parole, étonnante, de Hullin 89a :
אמר רבי אילעא אין העולם מתקיים אלא בשביל מי שבולם את עצמו בשעת מריבה שנאמר תולה ארץ על בלימה רבי אבהו אמר מי שמשים עצמו כמי שאינו שנאמר (דברים לג, כז) ומתחת זרועות עולם
● Le monde ne subsiste que pour celui qui se restreint
● Et le plus étonnant : « she-ne’emar toleh eretz al belimah », « le monde est suspendu / dépend du « belimah » : c’est ce mot qui veut justement dire « confinement », en hébreu, et aussi « sans pourquoi ».
► Le monde repose sur notre capacité à ne pas lui imposer nos pourquoi, nos volontés.
► A l’heure où le confinement se prolongé, nous ‘aurons pas trop de cet enseignement pour nous donner de la force !
14 avril 2020