fêtes

Le midrash Gattaca

Comment la teshuvah est-elle possible ?

Avouons-le, ce retour sur nous-mêmes, cette possibilité de retour, de repentir pour laquelle nous nous préparons, et sur laquelle nous comptons, est un mystère total. Cette capacité à revenir sur le passé, non certes pour l’effacer, mais pour le réparer et comme en annuler les effets, a quelque chose d’irrationnel qui ne laisse pas d’étonner.

Deux exemples suffiront à documenter notre étonnement.

Celui du talmud tout d’abord. Le traité makkot (31b), en effet, nous rapporte l’apologue suivant : « On demanda à la sagesse : quelle est la pénalité du pécheur ? Voici quelle fut la réponse : le malheur poursuit ceux qui pèchent. La même question fut posée à la prophétie ; elle répondit : l’âme qui pèche est celle qui mourra. Quand on l’adressa à la torah, elle répondit : qu’il apporte un sacrifice expiatoire, et il sera pardonné, car il est dit : il sera agréé de l’eternel pou lui servir d’expiation. Quand la question fut posée au Saint Unique (béni-soit-il), il répondit : qu’il se repente, et il obtiendra le pardon, car il est écrit : l’Eternel est bon et droit ; c’est pourquoi il montre aux pécheurs la voie ».

On l’aura compris, nous autres pécheurs avons peu intérêt à confier notre espérance en la sagesse, et encore moins à la prophétie ! Plus sérieusement, en rapportant que la teshuvah n’est vraiment possible que devant Dieu, le midrash affirme ici que si l’on s’en tient aux voies d’approche rationnelles, la repentance, qui finalement revient à n’exiger rien moins que de faire cesser les conséquences –forcément négatives-- d’un acte négatif, d’un péché, la repentance n’est pas un phénomène logique, ni même possible.

Nous touchons là –ce sera notre deuxième exemple-- au sujet de la rétribution et de la punition telle qu’elle est exprimée classiquement dans les Pirqué avot, les Maximes des pères : « La rétribution de la miṣvah, c'est la miṣvah, celle de la faute, c'est la faute ».

Si nous prenons au sérieux cette belle conception, la récompense de la miṣvah ou la punition pour le péché ne sont pas choses distinctes des actes eux-mêmes, dispensées de l’extérieur par quelque père fouettard ou autre deus ex machina, mais, l’homme étant pleinement pourvu --par sagesse divine-- de son libre arbitre et de sa responsabilité, les conséquences, positives ou négatives, de ses actes sont ses actes eux-mêmes.

S’il pèche, l’homme inflige lui-même un dommage au monde et à lui-même, à son âme, à sa vie, à sa capacité de recevoir la bénédiction et à maintenir plénier son lien avec Dieu. Il est donc juste –et même salutaire—qu’un acte mauvais entraîne une sanction. Le Rav Hayim de Volozine nous précise que la rigueur de cette justice divine ne saurait être inspirée par une volonté de châtiment ou de vengeance, mais est la simple conséquence du système désiré par Dieu au sein de sa création, il y a quelques 5770 ans…

Mais voilà, il est patent que selon cette conception, la possibilité de la teshuvah vient contredire la noble justice du système ! Si la sanction s’ensuit irrémédiablement du péché, comment se peut-il que l’homme dispose de la faculté d'obtenir le pardon au moyen du repentir, la teshuvah ?

Dans un système pleinement logique –seulement logique, il n’existerait aucun échappatoire à celui qui a fauté, et aux conséquences de sa faute ; la conséquence, ce sont les implications négatives de son acte-même…

Comment donc la teshuvah est-elle possible ?

Pour tenter de répondre à cette question, j’aimerais vous proposer une petite réflexion. Elle ne prendra pas par sa source dans l’un de nos textes traditionnels, mais dans un film --une sorte de midrash contemporain en quelque sorte, un film de science-fiction de 1997, de Andrew Niccol, « Bienvenu à Gattaca ».

Apparté -- (j’ai intérêt à être convaincant, car un membre de notre communauté à qui je m’ouvrais, ce matin lors des seliḥot, du thème de ce sermon, et qui n’avait pas vu le film,  me répondit  que si le sermon était bon, il irait voir le film !).

Dans ce film se trouve en effet une réplique qui m’a toujours frappé, et dont la vérité, énigmatique, m’a toujours évoqué cette période de teshuvah (dont le sens simple, en hébreu, est « retour ») ; il s’agit de la réplique suivante : « Je ne pense jamais au retour ».

Mais avant que d’en comprendre toute la teneur, et toute la saveur, rappelons l’histoire du film, qui met en scène un monde futuriste où la génétique, toute puissante, sert de norme absolue pour sélectionner les hommes dans une recherche obsessionnelle de perfection et de pureté. Le scénario met en présence deux frères, dont l’un, Anton Freeman, génétiquement parfait, a été programmé pour faire partie de la caste des êtres dominants. Son frère, Vincent Freeman, à la suite d’une fausse manipulation génétique lors de sa naissance, est quant à lui considéré comme génétiquement imparfait et à ce titre rejeté comme un paria dans la société. Malgré ces destins tragiquement préfabriqués, Anton et Vincent gardent des liens fraternels, et comme aiment à le faire des frères, se lancent sans cesse des défis.

Ils aiment, entre autres, faire des courses sur la plage et jouent à celui qui nagera le plus loin possible au large dans l’océan. Celui qui perd est celui qui abandonne le premier, et rebrousse chemin le premier. Contre toute logique, c’est Vincent, théoriquement génétiquement déficient, qui bat toujours son frère, supposé être parfait. Un jour que ce dernier s’en étonne, et lui demande « comment fais-tu ? », « As-tu un secret ? », Anton répond : « je ne pense jamais au retour… ».

Sans doute cette anecdote n’a-t-elle ni un contexte ni une valeur religieuse évidente, mais elle a le mérite, en nous présentant cette notion de « retour » sous une lumière inhabituelle, d’appeler deux commentaires qui nous aideront peut-être à appréhender cette énigmatique possibilité de la teshuvah.

D’une part, elle nous présente le « retour » comme un moment fondamental de toute réalité : ce moment caché, telle la face cachée d’une pièce de monnaie, ce moment qui n’est pas directement lié à l’action ni à la conscience des acteurs eux-mêmes, et qui pourtant en est le contre-coup inéluctable.

Bien plus, malgré sa négativité, sa présence en creux, autant dire son absence au sein d’un monde plutôt préoccupé par les « pleins » que par les « déliés », c’est cette face sombre, ce pli inéluctable de toute réalité qui décide du sort des événements. Le paradoxe, toutefois, on l’aura compris, c’est que les acteurs, n’ont pas de prise directe sur cette décision, et qu’ils ne peuvent la trancher de manière voulue, consciente ou organisée.  C’est seulement, en effet, au moment où l’on « lâche » la pensée du retour que se réalise pleinement la possibilité d’un aller plein.

Faudrait-il donc, ainsi, ne pas penser au retour, ne pas penser à la teshuvah ?

Etrange leçon, apparemment, en ce jour de Rosh ha-shanah où notre tradition, précisément, nous demande non seulement d’y penser, mais d’en faire un chemin obligatoire, presque une méthode existentielle !

Peut-être une deuxième perspective nous permettra-t-elle de résoudre ce paradoxe. Car l’autre mérite –inattendu-- de cette histoire, c’est qu’elle met au prise deux concepts qui, à ma connaissance, ne sont pratiquement jamais présentés l’un en face de l’autre : celui de halakhah avec celui de teshuvah. On le sait, le mot halakhah, avant que de désigner la loi juive dans son ensemble, signifie la « marche », la façon d’aller vers les choses. Il y a ainsi le temps de « l’aller », de la halakhah, et le temps du « retour », de la teshuvah.

Mettre ensemble halakhah et teshuvah, comme le fait notre histoire, c’est donc énoncer simplement la notion d’« aller et un retour » : l’expression existe d’ailleurs telle quelle en hébreu moderne, ou « aller et retour » (pour un ticket de bus par exemple) se dit halokh va-shov, halakhah et teshuvah en quelque sorte.

Cette notion « d’aller et retour » concept, nous rapporte le rabbin Adin Steinsalz, est une notion fondamentale de la kabbale. Toute vie, nous dit elle, toute forme de vie, psychologique, biologique ou métaphysique, de la respiration à la notion abstraite de temps, est pulsation, et à ce titre, fondée sur un battement à deux temps, un aller et un retour.

Ce temps de Rosh ha-shanah que nous vivons consacre lui-même une telle sorte de battement, la mort du temps, celle de l’année écoulée, et la naissance d’un autre temps. Nulle continuité ici, mais bel et bien deux moments distincts, qui s’inscrivent dans cette grille de lecture de l’aller et du retour.

Ainsi, par rapport à notre histoire, le temps de l’« aller », de la halakhah, est celui où l’on va vers les choses, vers le monde, et ce mouvement, ponctué par les mitsvot, est scénarisé par l’assurance d’une tradition millénaire qui nous guide. Si cette approche induit le possible danger d’une vie spirituelle mécanisée, d’un ritualisme excessif, ne négligeons pas hâtivement sa possible grandeur. Imaginons-la intelligente, et à son meilleur niveau : le mérite de la halakhah, dans ce cas, est de nous permettre une « vacance » par rapport à nous même, à distancier notre égo, ce compagnon que nous chérissons tant, en substituant à l’illusion d’une création personnelle le rappel d’une obéissance à un commandement préalable. Un hinneni, « me voici », qui certes signifie le moi, mais le met aussitôt sous la coupe intelligence d’un ordre supérieur…

Face à cela, on voit immédiatement que la teshuvah en est comme le négatif, une situation inverse où l’on demande à l’égo, sans qu’il soit lui-même en action, de se tenir en face de toutes ses actions.

La tradition est ainsi une sorte d’art spirituel double, où halakhah et teshuvah sont deux faces d’un même dispositif de perfectionnement de notre être et de notre lien avec Dieu. L’un est plénitude de l’action, l’autre, évidement, accouchement de notre intériorité. L’une, par l’action, tend à limiter les prétentions de l’égo, l’autre convoque l’ego mais pour le présenter nu, dénué de toutes les histoires que nous avons tressées autour de nos actes pour mieux nous rêver en conquérant du monde. Mais à l’heure de la teshuvah, on ne raconte plus, on compte, on chiffre ; on ne brode plus, on pèse.

Mais alors, que nous enseigne ce « midrash de Gattaca » ?

Le premier développement semble nous dire que nous ne devrions jamais penser au retour, quand le deuxième nous présente la teshuvah comme l’autre face, essentielle aux côtés de la  halakhah, inventée par la tradition comme une pédagogie de l’être.

La contradiction, on l’aura compris,  n’est qu’apparente.

Car ne jamais penser au retour, ce n’est pas dire que ce retour n’est pas important. Ce n’est pas en nier l’existence, c’est simplement, comme dans notre passage de makkot, abandonner la prétention d’en dominer les tenants et les aboutissants.

C’est savoir que ce retour n’est pas de notre ressort, mais du seul domaine de Dieu. Ne jamais penser au  retour,  c’est ainsi, selon des lois qui excèdent le visible et le strictement comptable, se savoir confiant dans cette pulsation de vie qui ne nous appartient pas, c’est, sans calcul et en toute humilité, appeler la part de Dieu tout en sachant qu’on ne la mérite jamais à la hauteur du peu que nous avons accompli.

En ce temps de grand moʻed des fêtes, de solennelle « convocation d’automne », on n’organise pas sa teshuvah comme on planifie ses actions, on se laisse simplement convoquer, pourvu d’une honnête mémoire et inquiet d’une générosité qui, en la matière, ne peut être que divine.

Alors, dans le silence de l’ego, dans la nudité crue de nos actes, Dieu apparaît.

Aucun processus, ici, ne peut en enrayer l’infinie puissance ni l’infinie bonté. On voit bien, ici, que la sagesse et la prophétie du midrash, si nobles soient-elles, incarnent encore par trop une forme d’habileté, de « performance », mais qu’aucune de ces « techniques », pour ainsi dire, ne peut tenir face à la pure lumière de la clémence.

Et ici seulement nous comprenons que la teshuvah ne peut recevoir d’explication à proprement parler ; pas en terme de mécanisme, de fonctionnement. Quand les plis arrières de la réalité, tous ces temps de retour viennent se draper, en leur ultime course, aux pieds de Dieu, alors ne reste que le silence intérieur, cette qol demamah daqah de Dieu, ce fracas silencieux qui vaut jugement, et se fait miséricorde.

Ce n’est qu’ainsi, au terme de notre examen intérieur, que nous pourrons être pardonnés de nos manquements et, par cette incompréhensible mais certaine miséricorde de la teshuvah, inscrits dans le livre de la vie.

Soyez inscrits dans le livre de la vie !

Shanah tovah !

Vendredi 18 septembre 2009

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