David avait un perroquet.
Je précise qu’il ne s’agit pas du Roi David, l’auteur des Psaumes ; mais de David, membre d’une communauté amie, à qui est arrivée cette histoire singulière…
David, donc, avait un perroquet. Comme tous les membres de son espèce, celui-ci avait la capacité de répéter les dires de son maître, mais en fait ses talents allaient bien au-delà…
Tout d’abord, il possédait l’étonnante faculté d’exécuter des opérations mathématiques, addition, multiplication et même division, comme s’il les calculait lui-même… « Dix divisé par deux ? », « Trois multiplié par cinq ? » -- c’était un ravissement de le voir secouer les ailes comme si la réflexion lui traversait le corps, et de sa voix rauque, où pointait le pédantisme du volatile sûr de son fait, fournir la réponse exacte…
Notre perroquet – c’est le deuxième point – était un perroquet juif et, il faut le préciser, juif tendance yeshivah… Réciter une Gemara pointue en araméen ne lui faisait pas peur, et plus d’une fois, il en remontra à son maître sur l’énoncé exact d’un Rashi ou d’un Rambam. Mais en cette période de nouvelle année, notre volatile semblait tourmenté par une pieuse ferveur, et c’est ainsi que la veille de Rosh ha-Shanah, il adressa à David cette requête des plus surprenantes :
-- David, tu sais que je suis un perroquet juif, dit-il à son maître.
-- Oy veh, ce n’est rien de le dire, répliqua David d’un air las…
-- Eh bien justement, poursuivit le volatile, j’aimerais que cette année tu m’emmènes à la synagogue pour les fêtes de Tishri. Après tous, les perroquets aussi ont droit de faire teshuvah !
Il serait fastidieux de résumer la négociation talmudique qui s’ensuivit, où David tenta d’endiguer cette demande farfelue… Disons pour résumer que c’est le perroquet qui emporta la décision, et ceci grâce à un argument des plus curieux. Le volatile lui suggéra tout simplement d’organiser des enchères autour de son aptitude au calcul arithmétique : les amis de David, incrédules, parieraient sur la défaite de l’animal, et au final, auteur d’une prouesse impossible à imaginer, il ferait gagner à son maître un véritable petit pactole… Tout cela n’était sans doute pas très kasher, mais David finit par accepter…
Le lendemain, aux heures creuses qui précédent la prière de min’hah, David réunit ce qu’il comptait d’amis, et bientôt, la communauté, trop heureuse de relâcher la pression quelques instants, se retrouva à bombarder l’animal de défis arithmétiques.
La première réponse du volatile, à vrai dire, fit frémir David : à la question « deux plus deux ? », notre mathématicien à plumes répondit du tac au tac : « cinq ». Le questionneur lui offrit une seconde chance, s’attirant la même réponse fausse. David, incrédule, se composa un sourire de confiance, mais lors des défis suivants, pourtant sagement cantonnés aux opérations les plus simples, notre perroquet se mit à dérailler complètement. « Sept et cinq, deux ! », « huit et quatre, deux ! », que sais-je encore… ! Pas une seule opération ne tombait juste !
David avait déjà perdu pas mal d’argent, et le satané volatile ne donnait aucun signe de compassion pécuniaire envers son pauvre maître… David empoigna alors brusquement son perroquet et quitta précipitamment la schul pour se soustraire à cette bérézina mathématique. Il était furieux. Quant à ses amis, seule la solennité du jour les retenait de laisser cours à leur hilarité…
Une heure plus tard, à la maison, David fulminait toujours. Le psittacidé, quant à lui, avait regagné son perchoir et s’était drapé dans une sorte de dignité outragée.
-- Pourquoi m’as-tu fait une chose pareille ? tonna David. Je suis un homme respecté dans la communauté, et tu m’as humilié !
Pas de réponse du côté du volatile…
-- Et ces maudites enchères ! reprit David ; tu ne te rends pas compte, avec ta nullité, tout ce que tu m’as fait perdre !
A l’évocation des pertes financières de son maître, le volatile consentit alors à s’ébrouer. Dans une brève réplique, rauque et percutante, il répliqua :
-- Excuse-moi David, mais tu ne vois vraiment pas plus loin que le bout de ton nez ! Tu ne vois pas que j’ai fait exprès pour que ces enchères de Rosh ha-Shanah tournent au désastre ? Anticipe ! Imagine, maintenant, les enchères de Kippour !
« Yom ha-Din », le « jour du jugement », « Yom ha-Zikaron », « le jour du souvenir ». Ce sont les deux autres noms, les deux dimensions de cette fête de Rosh ha-Shanah qui nous rassemble aujourd’hui.
Nous sommes a priori bien loin des perroquets.
Et pourtant…
Notre volatile, tout d’abord, s’inscrit dans la noble tradition biblique des animaux savants. On se souvient, par exemple, de cette ânesse douée de parole qui, dans la parashah Balaq, au Livre des Nombres, en remontre en termes de sagesse à son maître Bilam, qui ne cesse de la frapper …
Par ailleurs, à travers sa stratégie de pari en deux temps, notre volatile nous enseigne que les deux fêtes de Rosh ha-Shanah et Kippour ne sont pas liées simplement de manière factuelle, parce que l’une suit l’autre dix jours plus tard, mais de manière essentielle, par un lien logique profond. Il nous dit même qu’existe une sorte d’effet de levier entre les deux. Et à travers l’analogie des enchères, qu’il y a bel et bien quelque chose à gagner ou à perdre avec ces fêtes.
De quoi peut-il s’agir ?
J’aimerais suggérer qu’il s’agit de la santé mentale de notre âme.
Et que la notion-clé, celle qui nous permet d’en prendre soin, c’est le temps. C’est ici que le pari en deux temps du perroquet prend tout son sens. Car cette histoire, telle une dramaturgie bien réglée, a besoin de ces deux volets : Rosh ha-Shanah et Kippour.
Rosh ha-Shanah, tout d’abord.
« Hayom harat olam, ha-yom yaamod ba-mishpat », « Aujourd’hui est enfanté le monde, aujourd’hui il sera passé en jugement » ne cesse de répéter la liturgie du jour. On reconnaît ici les deux idées-phare de la fête, la création de l’homme et le jugement.
Ce sont aussi les deux dimensions du temps.
Le temps est création parce qu’il est vivant. Le temps, pour la tradition, n’est pas celui des horloges, celui qui enregistre de manière neutre et cadencée le passage d’un chiffre à un autre, ou un changement de millésime.
Le temps n’est pas une mécanique, il est une respiration. Un inspir, un expir. Un aller, un retour.
Le temps est vivant. Il naît, et il meurt.
Et il faut en prendre soin.
Il y a quelque chose de dramatique à Rosh ha-Shanah, car ce à quoi nous sommes conviés c’est à être témoin, témoins actifs de la mort d’une année et de la naissance d’une autre.
Un ami, un sage indien hindouiste, me racontait récemment qu’en Inde, alors même que le jour n’est pas encore levé, on voit des milliers de personnes se rendre dans les temples.
Et pourquoi avant le lever du jour ? Eh bien précisément parce le but est d’aller à la rencontre du jour. Être présent avant pour l’accueillir de manière consciente, s’associer à son potentiel de renouvellement, se connecter à la création permanente du cosmos.
Il y a quelque chose de similaire avec Rosh ha-Shanah. Le temps n’est pas une donnée mécanique du cosmos, c’est un don de Dieu.
Et ce don délicat, soumis au risque, nous devons l’appeler de nos vœux, nous devons le choisir.
« Avinou malkenou », « notre père et notre roi », dit en écho la liturgie. Un père est une donnée naturelle, mais un roi se choisit.
A Rosh ha-Shanah, la nouvelle année n’est pas échue, elle n’est pas due, elle est élue.
Mais l’idée forte, le génie propre de cette conception du temps, c’est de lier la création à la notion de jugement (Yom ha-Din).
C'est parce que le temps est création qu’il est aussi jugement. Parce que le temps meurt et renaît à chaque instant, tout peut cesser en un instant. Même si nous n’en avons pas conscience, poursuivre la respiration, la respiration du temps, est une question de choix. A chaque instant.
Et partout où il y un choix, il y a un jugement.
Mais un jugement de miséricorde, de compassion.
Pour la tradition, en effet, le temps est un délai qui nous est donné pour nous permettre de vivre à la hauteur de la justice sans en être écrasé.
En logique pure, entendons-bien que la justice serait immédiate, et la rigueur absolue. « Mourir tu mourras », nous dit la Bible ; on reconnaît ici à la fois le terrible absolu de la justice, et la compassion du temps. La partie « mourir », à l’infinitif, c’est là l’inhumaine justice. La partie « tu mourras », conjugué au futur, veut dire en fait « plus tard » – « entre temps, prends le temps de vivre » : c’est l’aspect de la compassion.
Les hommes sont lents à la moralité, et Dieu, lui, infiniment patient… C’est la raison pour laquelle le temps, en plus d’être vivant, nous est donné comme une dimension de délai, qui permet et aménage notre rencontre avec la Loi.
C’est ce délai du temps qui est scénarisé de manière liturgique par la période des dix « jours terribles », les yamim noraïm, qui séparent et à la fois relient Rosh ha-Shanah et Kippour.
Et si, comme le donne à comprendre cette perspective, Kippour en marque le terme, l’idée est alors on ne peut plus claire : Kippour, second acte de cette dramaturgie du temps et du jugement, vient nous rappeler que nous n’avons pas non plus tout notre temps.
C’est par la « Neïla », la « fermeture », en effet, que Kippour s’achève. Comme en littérature, où le point final instaure à rebours la valeur de ce qui précède, la « Neïla » de Kippour répond à l’ouverture du temps instauré par Rosh ha-Shanah. Son ultimatum nous livre aussi un enseignement profond sur les affaires humaines : nous faisons les choses -- les choses importantes, les choses essentielles -- non parce que nous avons le temps, mais précisément, parce que nous n’avons pas le temps.
Rosh ha-Shanah nous rappelle que le temps est une création confiée entre nos mains, qu’il est fragile, et en tant que dimension d’un jugement différé, combien son essence est la grâce et la compassion.
Il est important pour nous de le savoir. Et à Kippour, de savoir que nous n’avons plus le temps. Que nos décisions essentielles, celles qui ont trait à notre survie spirituelle, sont le fruit de la contrainte, et qu’il faut choisir.
Telles sont les enchères de Rosh ha-Shanah. Ce que nous pouvons nous permettre de perdre à Rosh ha-Shanah nous revient, en un retour d’élastique, à Kippour. Nous savons que nous ne pouvons plus le manquer, que nous ne pouvons plus nous manquer.
Nous entamons aujourd’hui le compte de nos dettes morales, mais à Kippur, la fermeture de la « neïla » nous fait sentir le poids de la dette.
C’est d’elle dont il nous faudra nous purifier. Et c’est parce que nous n’avons plus le temps que nous allons le faire…
Vous pariez ?
Dimanche 09 septembre 2018