PERSPECTIVES ACTUELLES

80 clés de sagesse / Les actes manqués -Texte 1

· 2019

Le péché

« Tu as peur de pécher ? Alors, c’est que tu as peur de pardonner… »

 « De la part de la communauté des enfants d'Israël, il [Aaron] prendra deux boucs pour l'expiation et un bélier comme holocauste. … Et il prendra les deux boucs et les présentera devant le Seigneur, à l'entrée de la Tente d'assignation. Aaron tirera au sort pour les deux boucs : un lot sera pour l'Éternel, un lot pour Azazel. Aaron devra offrir le bouc que le sort aura désigné pour l'Éternel, et le traiter comme expiatoire et le bouc que le sort aura désigné pour Azazel devra être placé, vivant, devant le Seigneur, pour servir à la propitiation, pour être envoyé à Azazel dans le désert ». (Lev. 16)

Voilà, mes amis.

Vous avez sûrement déjà entendu mon cri, sans y prêter attention.

Comprenez-vous qui je suis ?

Non ? Alors relisez le passage liminaire.

Vous voyez, maintenant. Oui mes amis, je suis celui sur lequel Aaron pose les mains pour le charger de cette mission : porter et emporter vos péchés. Oui je suis le bouc, le deuxième bouc. Pas celui qui est sacrifié, mais celui que l’on envoie à « Azazel », autrement dit nulle part : je suis le bouc émissaire.

Vous n’avez jamais cherché à me connaître mais je ne vous en veux pas. M’envoyez à Azazel avec vos péchés, n’est-ce pas, ce n’est pas pour que je revienne ! Azazel, c’est one way ticket : on envoie, on y va, mais on n’en revient pas !

Mais moi, aujourd’hui, j’aimerais réparer une injustice.

Vous dire un peu qui je suis…

« Bouc émissaire », pour commencer, l’expression me fait bien rire…

J’ai entendu, ces derniers siècles, bien des choses sur moi. Maints psychologues et sociologues ont glosé sur la façon dont vous autres, animaux politiques, auriez besoin de me sacrifier pour « faire société », vous forger une cohésion de groupe.

Ce que j’en pense, moi bouc du fond des âges ? Eh bien sachant que vous me jugez archaïque, j’ai justement quelques petites questions, archaïques et fondamentales, à vous poser : au lieu de gloser sur la mimesis et la catharsis, savez-vous exactement, chers êtres humains, de quoi vous me chargez exactement ?

De vos péchés, certes.

Mais moi je vous demande : savez-vous encore ce qu’est un « péché » ? Comprenez-vous encore le sens de ce mot ?

Vous pensez que les péchés, c’est tout ce que vous avez fait de mal. Cette manière de présenter les choses vous donne l’impression de faire votre mea culpa en bonne et due forme, elle vous conforte, surtout, dans un joli fantasme d’acteur tout puissant… Vous faites ceci, vous faites cela, vous croyez que vos actes sont la matière-même du monde et de sa transformation, et vous consentez à reconnaître, en marge des tonnes de choses formidables que vous accomplissez, quelques petites erreurs, un menu dérapage par-ci par-là.

La petite monnaie, en somme, de votre superbe activisme. 

Mais moi je vais vous dire. Ce dont je me charge est bien plus subtil : vos péchés, c’est tout ce qui était nécessaire au monde et que vous n’avez pas fait.

Et non seulement ça : tout ce que vous n’avez pas fait et que vous étiez le seul à pouvoir faire.

Dans un chapitre du « Procès », Kafka confronte son héros Josef K. à écouter une terrible méditation sur la Loi. Il y a la Loi, raconte Kafka, et elle est gardée par une sentinelle, qui monte constamment la garde devant. Un jour, un homme débarque de sa campagne, s’approche de la sentinelle et lui demande la permission d'entrer. La sentinelle lui dit que c'est possible, mais pas maintenant. Sa description des multiples obstacles à franchir avant d’arriver au graal de la Loi effraient l’homme de la campagne. Celui-ci décide d'attendre, et il attend ainsi des années. A la fin, l'homme, sur le point de mourir, revient vers la sentinelle et lui demande pourquoi, finalement, personne d'autre n'est venu essayer d'entrer ; le gardien lui confie alors : « Cette entrée n'était faite que pour toi, maintenant je pars, et je ferme la porte ».

Cette parabole est celle de votre vie !

Vos péchés que j’emporte, ce sont ceux-là ! Ceux qui font que le monde, finalement, ne ressemble pas du tout à ce qu’il pourrait être si vous aviez forcé le chemin de la Loi.

Si vous y aviez crû, tout simplement.

Car le monde, voyez-vous, est autant la somme de vos actes que celle de vos actes manqués.  En hébreu, le « péché » se dit « Heth », qui signifie en fait « manque ». Ce sont vos « manques » que j’emmène au loin. Vos questions -- vous savez, celles que vous laissez toujours en suspens.

Avez-vous assez aimé ?

L’avez-vous assez dit aux gens que vous aimez ? A l’ami tout juste rencontré, à l’ami disparu trop tôt sans que vous vous soyez réconciliés ?

Avez-vous écouté, assez cherché à comprendre, à donner, à réparer, le proche et le lointain ? Avez-vous pris le temps de ne rien faire, pour mieux trouver votre être véritable, mieux le réorienter vers son risque, sa vérité, sa beauté ?

« Azazel », vous savez, n’est pas un lieu, c’est un non-lieu. Mais ce non-lieu existe ! Il a l’exacte dimension de tout ce que vous n’avez pas fait. Je vous assure, il est large mon désert !

Pourtant, j’aimerais vous faire part d’un doute qui me tracasse de plus en plus. J’ai l’impression, en fait, que vos « péchés » ne vous obsèdent plus vraiment. Avant, le péché avait de l’allure ! Vos égos étaient des forteresses bien verrouillées, mais elles se laissaient atteindre, parce que la conscience de ce que vous aviez manqué était à la hauteur de vos introspections. Aujourd’hui que vous négligez vos clairs obscurs, vous n’avez plus le temps d’avoir peur… Parole de bouc !

Et puis, autre chose m’inquiète : si vous ne savez plus ce qu’est le péché, que saurez-vous du pardon ?

Je vous le demande, frères humains : existe-t-il encore en vous un peu de désert, de bienveillance « brute » pour pardonner aux autres ? Et plus encore, vous pardonner à vous-même ?

Cette tristesse des zones d’ombre que l’on ne cultive pas, je vais vous surprendre, je la rapproche de ce passage de Kundera dans « La Plaisanterie » : « Nous vivions Lucie et moi, écrit-il, dans un monde dévasté ; et faute d’avoir su le prendre en pitié, nous nous en étions détournés, aggravant ainsi et son malheur et le nôtre. »

Importance d’être attentif au monde sous l’aspect du « péché », de ce qui lui manque, de ce qui VOUS manque. En avoir pitié, l’admettre, puis respirer.

Alors, Azazel existe-t-il encore dans vos sociétés ? Existe-t-il en vous ?

Avec Voltaire vous deviez « cultiver votre jardin » ? Moi le bouc, je vous dis de cultiver votre désert ! Cultivez votre part d’ombre et de poésie, votre risque et votre promesse !

Cultivez vos péchés, l’art de vos vides prometteurs. Alors, je serai à nouveau fidèle, au rendez-vous, pour les emporter.

Et cette fois-ci je vous le promet, parole de bouc : je n’en reviendrai pas…

► Clés :

● Demain, quand vous allez à votre travail, prenez un autre chemin.

● Si vous savez que vous avez heurté quelqu’un, ne passez pas à autre chose. Dites-lui. Appelez-le pour réparer.

● Pensez à trois choses que vous n’aimez pas en vous. Ou à trois situations ou vous n’avez pas aimé votre comportement. Ecrivez-les. Méditez sur chacune d’elle. Ecrivez trois choses que vous aimez en vous. Pour chacune, faites un lien avec l’une des trois choses que vous n’aimez pas. Amusez-vous du lien créé. Et laissez reposer.

● Pensez à un objet que vous avez cassé, ou perdu, ou qu’on vous a volé, et qui sur le moment vous a causé une grande peine. Demandez-vous honnêtement : quelle importance cela a-t-il pour moi aujourd’hui ? Est-ce cela crée une différence pour moi aujourd’hui ?

● Prenez une feuille de papier. Ecrivez une poésie. Ensuite, prenez chaque mot de cette poésie et écrivez une phrase, au futur, qui commence par « je ». Amusez-vous, souriez, riez du cocasse que vous avez créé.

● Si vous pensez à quelqu’un que vous aimez, appelez-le. Maintenant.

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