« Alors qu'un trou d'aiguille n'est pas trop étroit pour deux amis, le monde entier n'est pas assez grand pour séparer deux ennemis » (Proverbe)
Rabbi Nachman de Bretslev venait de terminer en présence de ses élèves un repas dont l’invité d’honneur était un fameux rabbin de l’époque. Le sage ayant quitté les lieux, les élèves de rabbin Nachman interrogeaient maintenant le maître sur ce qu’il pensait des paroles de sagesse prononcées par l’invité. Nachman de Bretslev répondit « rien ». Le rabbin n’était pas là. Il n’y avait eu personne. Stupéfaction chez les élèves… Et Rabbi Nachman d’ajouter, dans un murmure : « la chaise était vide ». Quand quelqu’un n’est pas vraiment là, qu’il n’est pas présent à ce qu’il fait, à ce qu’il dit, il n’y a personne. La « chaise est vide » …
Le réel serait-il une chaise vide ?
On s’insurgera. Comment le réel ne pourrait-il pas « être », à chaque moment ! Le réel c’est ce qui « est vraiment », « ce qui existe » : « point » !
Mais comment est-il « présent » ? Pour qui est-il présent ?
Disserter sur le réel, toutes les philosophies l’ont fait. On pensera ici aux thèses globales sur la réalité, comme l’idéalisme : « la réalité est de nature mentale ». Ou le matérialisme : « la réalité n’est faite que de processus matériels ».
Il y a un formidable humour dans cette compétition de la pensée pour « attraper » le réel. Car dans tous les cas, la réalité suit ce qu’on dit d’elle… L’univers suit, toujours. Il donne raison à l’un comme à l’autre. La tradition juive dit que lorsqu’on explique le monde, autrement dit quand on explique à Dieu comment il a fait le monde, Dieu rougit… Impressionné, sans doute, par notre imagination ! Dans une autre version, il rit…
Un exemple me fascine toujours, c’est celui du verre d’eau, à moitié plein ou à moitié vide. Le verre d’eau est à moitié vide et à moitié plein. Il est les deux. Parfois l’un parfois l’autre mais toujours les deux ! Il suit toujours notre inclination. Par ma peur du jour qui vient, par mes émotions ou mes doutes, ce matin le verre est à moitié vide. Et ce soir, à la faveur de l’amour, à la faveur du partage, de cet ami qui a soif et à qui je tends ce verre, il sera à moitié plein.
Et à moitié vide, aussi…
Mais alors, ce « satané » réel, ce réel qui me donne toujours raison et qui cependant est aussi le contraire de ce pourquoi il me donne raison, « ce qu’il y a « réellement », comment le dire ?
Peut-être la limite, alors.
Car entre le plein et le vide il y a la limite. On la voit, la limite, le bord, le débordement, c’est elle qui sépare et réunit. La limite est à la fois le plein ET le vide. La limite serait-elle donc le seul « réel » ?
La limite, c’est nous.
Le « je » est une frontière du monde, disait Wittgenstein.
Oui, ce petit « je » qui en toute situation produit la lumière d’un regard, d’un échange. Le monde « est », c’est entendu, mais il n’est « réel » que s’il y a quelque chose à partager. Il devient réel quand le partage commence. Et cela on ne le sait, on se le rappelle, on en redécouvre l’évidence, la force et la beauté que lorsque « je » me rend disponible. Lorsque « je » suis là, non pour conquérir, non pour prendre la place de quoi que ce soit d’autre qui serait là aussi, mais pour dire : je témoigne. J’admet. Je reçois. Tout ceci m’est donné.
Rabbi Mendel de Kotzk conseillait à tout homme digne de ce nom d’avoir toujours deux papiers en poche. Sur le premier serait écrit : « tu n’es que cendre et poussière ». Sur le deuxième : « sache que le monde n’a été créé que pour toi. » Le monde entier est pour le « je ». Si j’en suis absent, si je ne m’engage pas pour lui, si je ne lui donne rien, alors ma chaise est vide, et il n’y a pas de monde.
On peut le dire autrement : pas d’objet sans sujet.
Non pas que le sujet fasse « partie du monde », soit lui aussi un objet. Le sujet n’est pas de ce monde. Le sujet, c’est ce qui révèle le monde.
Et cela seul est réel.
Alors on poétisera. Face au verre on se laissera dissoudre par l’insoluble présence, car oui, lorsque le regard excède le verre, regarde le vide et le prolonge, tout autour, n’est-il pas vrai que le vide l’emporte sur le plein ? Le plein, finalement, apparaît comme une simple petite zone d’exception. Le vide seul serait-il le réel ?
Trop facile, là encore.
L’Ecclésiaste l’affirme : « Rien de nouveau sous le soleil. » Et la tradition demande aussitôt : « Oui, mais SUR le soleil ? »
Et la question ré-ouvre la question…
Alors, la lune et le doigt qui montre la lune, le vide et le plein, la limite et le « je », et la chaise vide, sont de fieffés farceurs. Tous se côtoient, se montrent, s’opposent, parfois, ou se parlent en une danse cosmique impossible…
Le « réel », ce serait donc l’impossible ? Dieu rit à nouveau : il a lieu à chaque instant…
So what ! Faudra-t-il insister, avec ce slogan de mai 68 : « Soyez réalistes, demandez l’impossible » ?
Plutôt : ne demandons rien.
Asseyons-nous sur la chaise, et ce verre, buvons-le…
► Clés :
● Soyez présent à ce que vous faites. Si vous marchez, vous marchez. Si vous êtes sous la douche, appréciez l’eau qui coule sur votre corps.
● Si vous êtes face à quelqu’un, tout le réel est dans son visage et dans votre regard. Souriez-lui.
● A chaque fois que vous faires quelque chose, pensez que c’est la meilleure chose qui puisse vous arriver.
● Chaque matin, prenez une bonne minute pour regarder le ciel.
● A l’arrêt de bus, dans le métro ou dans une file d’attente, regardez autour de vous, observez chaque détail. Emerveillez-vous de la manière dont chaque chose prend bien sa place…
● Dans la journée, de temps en temps, fermez les yeux et écoutez. Vivez, un instant, dans le monde du son.