fêtes

Le CV de Dieu

Office de Erev Rosh ha-Shanah Synagogue Beaugrenelle

A Rosh ha-Shanah et à Kippour nous faisons deux choses. A Rosh ha-Shanah, tout d’abord, nous faisons le choix de l’élection de Dieu : nous l’élisons comme notre père (« Avinou »), et comme notre roi (« Malkénou »). Puis, après avoir imploré sa miséricorde pendant les dix « jours terribles », à Kippour nous prions, nous espérons, car les Livres de la vie ou de la mort ouverts à Rosh ha-Shanah sont refermés, et le jugement scellé.

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il y a une sérieuse inversion de la responsabilité entre les deux fêtes. D’électeurs, de « faiseurs de Roi » à Rosh ha-Shanah nous passons au statut de tremblantes créatures, à Kippour, « ki-vneï marom », « tel un troupeau » dit la prière, qui attendons la sentence, l’inscription dans le Livre, le sceau du jugement souverain. Comment comprendre ce renversement ?

Les deux éléments-clés de cette séquence sont la teshuvah (« repentance » », « retour ») et le jugement. Sur les seules bases de la rationalité, ces deux notions sont incompréhensibles. Pour les comprendre, il nous faut revenir à un texte fondamental, fil directeur de toute cette liturgie de Rosh ha-Shanah à Kippur : le CV.

Vous m’avez bien entendu ; je ne viens pas de prononcer un mot hébreu que vos professeurs auraient manqué de vous enseigner, je veux bel et bien parler du CV, du « Curriculum vitae », sacro-saint pilier de nos vies professionnelles.

Nous le savons, le livre de l’Exode peut tout entier être considéré comme un manuel de leadership. Entre prophétie et politique, Moïse incarne en effet la panoplie du parfait dirigeant. Situations de crises, médiations, décisions courageuses : les mois où sont généralement lues ces parashiyot offrent matière à de véritables « Master class » bibliques sur le leadership, qui relèguent nos actuels Science Po et autres business school au rang de simples « classes prépa » du grand Moshe Rabbénou…

Mais au cœur de l’Exode, nous trouvons mieux : le texte central de toute la liturgie des « Dix jours terribles », le verset 34, 6 : un CV en effet, et pas n’importe lequel : le CV de Dieu.

Ce CV, lisons-le :

ו וַיַּעֲבֹר יְהוָה עַל-פָּנָיו, וַיִּקְרָא, יְהוָה יְהוָה, אֵל רַחוּם וְחַנּוּן--אֶרֶךְ אַפַּיִם, וְרַב-חֶסֶד וֶאֱמֶת. 6 La Divinité passa devant lui et proclama: " [je suis] ADONAÏ, l’Étre éternel, tout puissant, clément, miséricordieux, tardif à la colère, plein de bienveillance et d'équité;
ז נֹצֵר חֶסֶד לָאֲלָפִים, נֹשֵׂא עָו‍ֹן וָפֶשַׁע וְחַטָּאָה; וְנַקֵּה, לֹא יְנַקֶּה--פֹּקֵד עֲו‍ֹן אָבוֹת עַל-בָּנִים וְעַל-בְּנֵי בָנִים, עַל-שִׁלֵּשִׁים וְעַל-רִבֵּעִים. 7 [je] conserve ma faveur à la millième génération; supporte le crime, la rébellion, la faute, mais ne les absous point: je poursuis le méfait des pères sur les enfants, sur les petits-enfants, jusqu'à la troisième et à la quatrième descendance."

Texte décisif, car c’est sur lui que le Talmud fonde les offices de seli'hot, en partant de la certitude que sa récitation, comme Moïse l’avait fait après la faute du veau d’or, assurera toujours le pardon aux Bneï Israël.

En termes purement professionnel, la copie est bonne. Le CV tient en moins d’une page et, modèle de concision, se contente de treize « claims », treize revendications – la Tradition les nomme les « treize attributs de Miséricorde ». Cette mémorable séance de recrutement, elle, a eu lieu il y a bien longtemps, au Mont Sinaï. Notre premier DRH hébraïque, chef des ressources humaines, Moïse, a posé à Dieu deux questions. Comme le fait remarquer avec sagacité Maïmonide dans le Guide des Egarés, Dieu ne répond en fait qu’à une seule : éludant la question de l’essence divine, il digresse, et choisit à la place d’affirmer ses attributs.

Ces premières leçons, elles, portent le label « Eternité garantie » : premièrement, ne répondez jamais à toutes les questions posées. Deuxièmement, comme beaucoup de candidats en politique, faites comme Dieu : avant de parler de votre programme, confiez à votre interlocuteur, sur un ton complice : « Laissez-moi d’abord vous parler un peu de moi ». Ne faites, en réalité, que cela. Dieu, là encore, montre l’exemple : la leçon des attributs culminera sur un énigmatique « Ehyeh asher ehyeh » : « je serai qui je serais »…

Mais penchons-nous un instant sur les prétentions de notre divin candidat. Que valent-elles ?

1 / Première affirmation : « Adonaï » -- « Éternel ». La tradition précise : par opposition à « Elohim », qui signifie rigueur, « Adonaï » est le nom de miséricorde. Bien vu, en effet : pour juger, il faut commencer par aimer.

2 / Deuxième affirmation : « Adonaï » -- « Éternel », encore une fois. Force rhétorique de la répétition, mais pas seulement : pour la tradition, il y a Dieu avant la teshuvah, et ce deuxième Adonaï désigne Dieu après la teshuvah de l’homme. Bon point ici aussi : toujours donner à voir l’effet positif de se mettre en lien avec vous.

3 / « El » -- Dieu. Il s’agit de la toute-puissance divine, nous dit Samson Raphaël Hirsch, en tant qu’elle se met au service de ses qualités d’amour. Innovation précurseuse, ici : ne point mettre la force en premier. Toujours commencer par le « why », le « pourquoi » : en l’occurrence, l’amour de Dieu, sa miséricorde. Ensuite seulement, la force qu’il y consacre.

4 / « Ra’hum » -- Miséricordieux. Se souvenir de la leçon de Maïmonide, ne pas tomber dans le piège de voir ici des adjectifs, qui qualifieraient Dieu, mais une description de ses actions. L’Aigle de la Synagogue nous détaille le secret de ce raccourci de langage : « En percevant, par exemple, les tendres soins qu’il met à former l’embryon des animaux … – manière d’agir qui, chez nous, ne proviendrait que d’un sentiment de tendresse qu’on désigne par le mot « miséricorde » – on a appelé Dieu « ra’hum », « miséricordieux. »

Maïmonide nous dégrise un peu de notre enthousiasme, mais il pointe en même temps le secret de ce CV singulier…

Cessons-là, en effet, l’examen des attributs. On l’aura compris, pas de « pêche en haute mer », « d’allemand lu et parlé », ou d’« UV de sophrologie » pour Dieu : rien que des attributs d’action, qui nous parlent moins de lui que de notre relation avec lui. C’est ici que je reviens à ma question initiale. Nous étions en présence de deux énigmes : celle de la teshuvah, sorte de crédit à la miséricorde, et celle du jugement. Avec cette question : comment le jugement peut-il être autre chose que terrible, comment peut-il être un effet de la miséricorde ?

Au séminaire rabbinique Abraham Geiger de Berlin, l’un de mes maîtres, le rabbin Tovia ben Horin, zikhrono li-vrakhah, m’avait enseigné un principe qu’il estimait fondamental pour un rabbin : « The moment you judge, you’re the one being judged » -- « A l’instant même où tu émets un jugement, tu deviens celui qui est jugé. » Je vous l’accorde, cet adage n’est pas, au premier abord, une franche recette pour le courage politique, mais j’avoue qu‘en certaines situations de controverses, dont on sait les communautés friandes, il a parfois prouvé son utilité – et préservé ma sérénité.

Si je le mentionne ce principe ce soir, c’est qu’il donne à comprendre pourquoi la récitation des attributs, cet improbable CV divin, est à la fois une révélation, et vaut comme un jugement…

Il y a une manière simple, primaire, de croire à la Révélation. Prenez une montagne, une voix divine au-delà des cieux, un grand personnage -- allez, ajoutons-y un peu de figuration, un peuple entier --, et imaginons, imaginons que la voix divine perce nos consciences, nous révélant des vérités auxquelles nous n’aurions pas osé penser.

Nous rêvons qu’il en soit ainsi. Mais, même raffinés par la pensée d’une Révélation progressive – au cœur du judaïsme libéral – une révélation non pas « en une seule fois » mais distillée au fil des générations, nous ne sommes plus assez naïfs, ou assez poètes, pour nous laisser saisir par l’au-delà des cieux. Mais alors, la transcendance nous serait-elle interdite ? Que faire du CV de Dieu ?

La transcendance demeure, mais plutôt que de parler de Révélation, je suggère de parler, en utilisant un terme de laboratoire photographique, de pouvoir révélateur.

Et c’est alors, que le jugement opère.

Car la manière dont nous entendons ces attributs, la manière dont nous y croyons, ou n’y croyons pas, est justement le révélateur de notre capacité poétique, de notre capacité d’enchantement, ou à l’inverse, de notre désenchantement : c’est en cela que nous sommes jugés. Oui l’énoncé des attributs fonctionne : si nous y croyons, ils nous jugent comme des idéaux qui nous élèvent et nous inspirent – et si nous n’y croyons pas, eh bien, nous ne croyons pas non plus au jugement qu’ils promettent. Que le désenchanté, commente Maïmonide, ne croie pas au jugement de ce qui le désenchante, rien que de très normal. J’ajouterai : quelle chance, à l’inverse, d’être jugé par ce qui nous inspire !

Il y a révélation, teshuvah et jugement, ici, parce cette liste d’attributs n’est pas le CV de Dieu, mais notre zone de vérité. Et si ces attributs nous jugent, c’est parce que nous savons exactement, au fond, où nous en sommes de notre relation avec Dieu.

En d’autres termes, c’est un faux CV que Dieu nous a livré… Mais nous aurions dû nous en douter. Car nous avions omis de lire le post-scriptum : désolé, mais je n’ai pas de photo récente. Et à vrai dire, pas de photo du tout.

On se souvient du mythique examen qui posait la question « qu’est-ce que l’audace ? », et de la mythique copie rendue par ce candidat qui avait gribouillé ces deux mots « C’est cela ».

Alors je m’abstiendrai de commenter l’ultime ‘hutspah, l’ultime impertinence de notre divin CV : car à l’absence de photo, il a ajouté aussi : « je n’ai pas non plus de nom » !

Shabbat shalom !

Gmar ‘hatimah tovah !

Beaugrenelle, Vendredi 15 septembre 2015

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