fêtes

Kippour, jugement de non-lieu 

Méditation

Chers amis, en ce jour de prières solennelles

Où notre futilité tutoie l’éternel,

Et où sous la sincère houle de nos taleths,

Notre arrogance, vers les cieux, crie « je regrette ! »

A l’heure où nos âmes, si inquiètes et peu sûres

Implorent du Livre de la Vie l’imprimatur,

Comme chaque année, je viens sacrifier à l’usage

De vous glisser quelques subliminaux messages,

Et tout à la faveur de notre pieuse osmose,

Des enjeux de ce jour, vous livrer quelques gloses…

Rassurez-vous ! Craignant qu’un discours indigeste

De votre noble jeûne ne vienne rompre la geste,

C’est en pleine conscience de votre attrition

Que j’ai souhaité œuvrer en toute concision.

Ainsi, afin de ce Saint Jour ne point trahir

Cette altière syntaxe de notre repentir,

C’est en alexandrins, césure à l’hémistiche,

Que de nos cœurs brisés je fendrai l’acrostiche.

Avec Kippour et son altière liturgie sainte

Vient le temps des mots révolus, ceux de l’étreinte,

Terrible poids des mots que ce langage des cieux

Que l’on ne comprend plus, oui le temps des mots pieux :

Se mortifier, expiation, péché, abstinence,

Les grands mots qui font peur, qui réduisent au silence.

Mais Kippour est aussi le temps du paroxysme,

Moment fatal où l’île se détache de son isthme,

Mortification, jeûne absolu, ineffable,

Tout cela dessine un territoire improbable,

Où le réel, sous nos pieds, soudain se dérobe,

Où la vie, dans nos âmes, semble jeter l’opprobre !

Un séisme où s’épuise notre quête de sens

Et nous échoit au lieu de notre propre absence.

Tout cela a-t-il lieu ? La question semble étrange

Et cependant c’est bien de cette thématique

Que de nos taleths, jouant à estomper les franges,

Kippour, de deux non-lieux, se fait emblématique.

Le premier de ces non-lieux c’est bien sûr le bouc

Ce caprin expiatoire, tutoyant le dibbouk

Tiré au sort on l’envoyait à Azazel

On ne sait où, sinon loin, sans espoir de nouvelles,

Certes pour laver nos péchés à notre insu

Mais plus encore pour tutoyer le tiers-exclu.

Oubli forcené, utopie réalisée,

De la lumière de nos péchés irisé,

Azazel est un nom mais n’avait pas de lieu,

C’était là sa perfection, approuvée des cieux.

Nul autre ailleurs que dans l’espace de la foi,

Oui c’était une grande chose que cette loi,

Celle de nos lumières perdues, celle de nos ombres

Evinçant nos péchés, nos manquements sans nombre !

Et ce bouc nous disait :

Chez Voltaire cultivez vos jardins, vos lumières,

Mais avec Azazel, cultivez vos jachères !

Votre part d’ombre, de poésie, votre promesse,

Votre risque et donc votre possible largesse !

Du désert de nos âmes, victime involontaire,

Le bouc disait la conscience de notre désert.

Le deuxième non-lieu n’est autre que le Temple,

Immense espace où seul le vide se contemple.

C’est du Saint des Saint que je parle, du miqdash

Non-lieu par excellence, où la logique nous lâche,

Où à Kippour, summum de la cérémonie,

Le grand-prêtre, en une improbable liturgie,

Une seule fois dans l’année, en plein Jérusalem

Prononçait à la face du Dieu caché : « Hashem » !

L’inénarrable nom de Dieu, seul, inaudible,

Et n’ayant pour tout mot que cet amour tangible,

Le peuple, sourd, assemblé en ses portiques,

Recevait l’expiation par cette étrange supplique.

Disons-le avec humour, le Saint des Saints, en l’état,

C’est un peu la synagogue où l’on ne va pas,

Celle où surtout l’on ne mettra jamais les pieds,

Tant sa sainteté, trop lointaine paraît dédiée.

Pédagogie de l’inouï, du dire impossible

Mais où de l’infini saillaient tous les possibles.

Aussi, cernés que nous sommes par ces deux non-lieux

Où pointent solitude et remords oublieux,

Aujourd’hui sous le poids des mots qui nous assaillent

S’impose la seule question qui nous reste et qui vaille :

Si à Kippour rien ne se passe, qu’est-ce qui a lieu ?

Une vérité à naître, et à l’espoir fructueux,

Dont fort concise est la théologique somme :

A Yom Kippour, ce qui doit avoir lieu c’est l’homme !

Oui, encore et toujours, c’est l’antique question

Dont au Gan Eden Dieu nous fit bénédiction,

Et qui en plein Kippour nous revient plus aigüe,

La divin(e) sommation : « Ayeka ? », « où es-tu ? »

Il faut un lieu pour l’homme, le lieu de l’existence,

Pour du don de la vie honorer la présence !

Parce que nous ne sommes encore jamais assez nés,

Que de sommeil nous sommes toujours trop assomés,

Les Pirqueï Avot nous rappellent la trop fameuse pomme :

« Là où il n’est point d’humanité, sois un homme ! »

Quand nous dédions aux choses le meilleur de nos forces,

Ce cri exige que de nous-mêmes cesse l’entorse,

Quand vers le monde affairé nous porte la ruse,

Et loin de notre âme sereine nous abuse…

Du langage nous usons comme un jeu de fléchette,

Pour harponner le réel de nos étiquettes,

Apposant en toute situation nos vocables,

Croyant les maîtriser, nous poursuivons nos fables…

Nous les choisissons là où elles nous font briller,

Pour mieux célébrer de nos bons tours l’habileté.

Soit. Mais à Kippour, habileté n’est point sagesse,

Quand à la fin, étourdis de nos prouesses,

Tel Bil’am ne pouvant juguler son ânesse,

De notre vanité, c’est le bât qui nous blesse…

C’est Kippour », « c’est pour qui ? » -- vous connaissez la blague

Qui au verlan de notre âme, traduit le vague.

Mais à Kippour, prenons-en l’humour au sérieux,

Pour mieux rendre à nous-même ce qui nous est gracieux.

Délaissons-là les mots et leur utilité,

Leur servilité à nos cibles enchâssée,

Et vouons-les à nous-mêmes, à nos fors intérieurs

Pour en fructifier le langage créateur !

A Kippour il nous faut exposer notre rien,

Pour de notre source voir le véritable lien…

Alors ? Avec le bouc souvenons-nous du désert.

Avec le bouc, mais avec Nietzsche aussi,

« Ne prenons-nous pas le plus court chemin -- il suggère --

Pour transformer l’humanité en sable ? Un sable

Fin, doux, rond, infini ! » -- Belle pensée vénérable,

Belle intuition du philosophe à demi-fou,

Qui d’un savoir hébraïque a eu l’avant-goût !

Car de ce bord de mer où nos désirs se meurent,

Il a vu que le sable, en hébreu, c’est le « ‘hol »,

Le « profane », qui file entre nos mains, l’herbe folle,

Là où le « qodesh », le « saint », est ce qui nous tient…

« Tiens-toi dedans », conseillait le poète Jabès,

« N’envoie pas dehors », car telle est notre justesse,

Dont la douceur ne nous fait renoncer à rien…

Alors souvenons-nous que notre propre sel,

Avant que de saler nos désirs et nos vies,

A été porté par les plus hautes mers, belles

Oublieuses épuisées vers un don infini.

Souvenons-nous avec René Char, vagabond,

« Qu’aujourd’hui est un tigre, demain verra son bond. »

A Kippour, souvenons-nous, rentrons en nous-mêmes

Pour de ses mots grandioses apaiser l’anathème,

Pour nous livrer, nous délivrer à la clarté,

Humbles, nus, mais libres de nous réinventer.

Kippour 5780 – office de kol nidrey

Mardi 8 septembre 2019

PARTAGER
film-play linkedin facebook pinterest youtube rss twitter instagram facebook-blank rss-blank linkedin-blank pinterest youtube twitter instagram