Office de kol nidrey
Moshe avait un perroquet.
Je précise : il ne s’agit pas ici de Moshe Rabbenu, transmetteur de la Torah au Sinaï ; mais de Moshe, membre d’une communauté amie, à qui est arrivée cette histoire singulière…
Moshe, donc, avait un perroquet. Comme tous les membres de son espèce, celui-ci avait la capacité de répéter les dires de son maître, mais ses talents allaient bien au-delà -- qu’on en juge…
Tout d’abord, il possédait l’étonnante faculté d’exécuter des opérations mathématiques, addition, multiplication et même division, comme s’il les calculait lui-même… Lui demandait-on « dix divisé par deux ? », « trois multiplié par cinq ? » que c’était un ravissement de le voir secouer les ailes comme si la réflexion lui traversait le corps, et de sa voix rauque, où pointait le pédantisme du volatile sûr de son fait, fournir la réponse exacte…
Notre perroquet – c’est le deuxième point – était un perroquet juif et, il faut le préciser, juif tendance yeshivah… Répéter une Gemara pointue en araméen ne lui faisait pas peur, et plus d’une fois, il en remontra à son maître sur l’énoncé exact d’un Rashi ou d’un Rambam. Mais en cette période de nouvelle année, notre volatile semblait tourmenté par une pieuse ferveur, et c’est ainsi que la veille de Rosh ha-Shanah, il adressa à Moshe cette requête des plus surprenantes :
-- Moshe, tu sais que je suis un perroquet juif, dit-il à son maître.
-- Oy veh, c’est rien de le dire, répliqua Moshe d’un air las…
-- Ignorant cette pique, le volatile poursuivit : eh bien justement, j’aimerais que cette année tu m’emmènes à la synagogue pour les fêtes de Tishri. Après tous, les perroquets aussi ont droit de faire teshuvah !
Il serait fastidieux de résumer la négociation talmudique qui s’ensuivit, une heure durant, où Moshe tenta d’endiguer une demande aussi farfelue… Disons pour résumer que c’est son perroquet qui emporta la décision, et grâce à un argument des plus curieux. Le volatile lui suggéra tout simplement d’organiser des enchères autour de son aptitude au calcul arithmétique : les amis de Moshe, incrédules, parieraient sur la défaite de l’animal, et au final, auteur d’une prouesse impossible à imaginer, il ferait gagner à son maître un véritable petit pactole… Tout cela n’était sans doute pas très kasher, mais Moshe finit par accepter…
Le lendemain, aux heures creuses qui précédaient la prière de min’hah, Moshe réunit ce qu’il comptait d’amis, et bientôt, la communauté, trop heureuse de relâcher la pression après son comptant de prières altières, se retrouva à bombarder l’animal de défis arithmétiques.
La première réponse du volatile, à vrai dire, fit frémir Moshe : à la question « deux plus deux ? », notre mathématicien à plumes répondit du tac au tac : « cinq ». Le questionneur lui offrit une seconde chance, s’attirant la même réponse fausse. Moshe, incrédule, se composa un sourire de confiance, mais lors des défis suivants, pourtant sagement cantonnés aux opérations les plus simples, notre perroquet se mit à dérailler complètement. « Sept et cinq, deux ! », « huit et quatre, deux ! », que sais-je encore… ! Pas une seule opération ne tombait juste !
Ayant déjà perdu pas mal d’argent, et alors que le satané volatile ne donnait aucun signe de compassion pécuniaire envers son pauvre maître--, Moshe empoigna son perroquet et quitta précipitamment la schul pour se soustraire à cette curée mathématique. Il était furieux ; quant à ses compagnons, seule la solennité du jour les retenait de laisser cours à leur hilarité…
Une heure plus tard, à la maison, Moshe fulminait toujours. Le psittacidé, quant à lui, avait regagné son perchoir et s’était drapé dans une sorte de dignité outragée.
-- Pourquoi m’as-tu fait une chose pareille ? tonna Moshe. Je suis un homme respecté dans la communauté et tu m’as humilié.
Du côté du volatile, nulle réponse…
-- Et ces maudites enchères ! reprit Moshe ; tu ne te rends pas compte de ce que ta nullité m’a fait perdre !
A l’évocation des pertes financières de son maître, le volatile consentit alors à s’ébrouer, et dans une brève réplique, rauque et percutante, articula :
-- Excuse-moi Moshe, mais tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez ! Tu ne vois pas que j’ai fait exprès, que ces enchères de Rosh ha-Shanah tournent au désastre ? Imagine, maintenant, les enchères de Kippour !
Que peut nous apprendre cette histoire sur l’expérience spirituelle qui nous rassemble aujourd’hui ?
Notons, tout d’abord, que notre perroquet s’inscrit dans la noble série inaugurée par cet âne doué de parole qui, dans la parashah Balaq, au Livre des Nombres, en avait remontré à son maître Bilam en termes de sagesse… De fait, il nous enseigne, à un premier niveau, que les deux fêtes ne sont pas seulement liées de manière factuelle, parce que l’une suit l’autre, mais par un lien logique profond. Ce que nous disent les enchères de Moshe et de son perroquet est qu’il y a bel et bien quelque chose à gagner ou à perdre avec ces fêtes. La question devient, dans cette perspective : que pouvions-nous nous permettre de perdre à Rosh ha-Shanah, qui ne nous est plus permis aujourd’hui à Kippour ? De quoi s’agit-il ?
J’aimerais suggérer qu’il s’agit de la santé mentale de notre âme. Et que la notion-clé qui nous permettra, en ces heures solennelles, d’en prendre souci, c’est le temps. La dimension du temps, en ce qu’elle permet justement notre rencontre avec la Loi, et notre jugement. C’est ici que le scénario, celui du perroquet, mais aussi celui imaginé par les Sages, prend tout son sens, car cette histoire, telle une dramaturgie bien réglée, a besoin de ces deux volets : Rosh ha-Shanah et Kippour.
Rosh ha-Shanah, tout d’abord. Ses deux idées-phare, on le sait, sont la création de l’homme et le jugement. Idées puissantes, mais vouées à rester sans effet si n’intervenait pas quelque liant qui en assure la conjugaison.
Ce facteur de conjonction, c’est le temps. Certes pas le temps comptable, instrument de mesure, uniforme, de la science. Pour la tradition, le temps est tout autant que l’homme une création de Dieu : il est cette dimension de délai qui nous est donnée pour nous permettre de vivre à la hauteur de la justice sans en être écrasé.
Entendons par là qu’en logique pure, la justice serait immédiate, et la rigueur absolue. « Mourir tu mourras », nous dit la Bible, dès le début de la Genèse ; telle est la dialectique, et du terrible absolu de la justice, et de la compassion du temps. « Mourir », à l’infinitif, c’est là l’inhumaine justice ; « Tu mourras », conjugué au futur, plus tard – le temps de vivre : c’est là la compassion. Pour des êtres aussi friables, compliqués, aussi noblement irrationnels que nous le sommes, il serait folie que la justice soit immédiate ; c’est la raison pour laquelle le temps nous est donné, dimension de délai, qui permet et aménage notre rencontre avec la Loi.
Les hommes, ainsi, sont lents à la moralité, et Dieu, infiniment patient… C’est cela, l’enjeu de Rosh ha-Shanah : un Yom ha-Zikaron où Dieu « se souvient », ouvre pour nous le jugement, et nous rappelle que le temps est compassion. Ce délai du temps est scénarisé de manière concrète par la période des dix « jours terribles », les yamim noraïm, qui séparent et à la fois relient Rosh ha-Shanah et Kippour. Et si, comme le donne à comprendre cette perspective, Kippour en marque le terme, l’idée est alors on ne peut plus claire : Kippour vient nous rappeler que nous n’avons pas tout notre temps.
Kippur, second acte de cette dramaturgie du temps et du jugement, s’ouvre en effet par « Kol Nidreï », qui par ses vœux conjugue l’humanité au conditionnel, mais à la fin de la journée, en fin de compte, c’est par la « Neïla » que Kippour s’achève. Une « fermeture » que les Sages, dans la gemara, comprennent comme neïlat sha’arey shamayim, la « fermeture des portes du ciel ».
Autrement dit, bien que la dimension du temps, toujours disponible, distille avec constance la compassion divine, et bien que la repentance soit possible à tout moment de l’année, Rosh ha-Shanah et Kippour scénarisent pourtant, de manière étrange, la nécessité de la concentrer sur les 10 jours de teshuvah.
Ce paradoxe n’est pas rare dans la tradition : celui d’une expérience à tout instant possible, mais dont le rite restreint le « gain maximal », pour reprendre l’image des enchères, à un temps fixé d’avance, presque arbitraire. Sans doute peut-on y voir une sagesse pragmatique : le rituel est avant tout rendez-vous, possibilité pour les hommes d’être ensemble. Mais il est une leçon plus profonde à cette restriction temporelle imposée à la teshuvah : elle tient à la « fermeture » de Kippour.
Comme en littérature, où le point final instaure à rebours le sens et la valeur de ce qui précède, l’ombre portée de ces portes du Ciel en train de se refermer, la « Neïla » de Kippour répond à l’ouverture du temps instauré par Rosh ha-Shanah. L’ultimatum de la neïla nous livre ainsi un enseignement profond sur les affaires humaines : nous faisons les choses -- les choses importantes, les choses essentielles -- non parce que nous avons le temps, mais précisément, parce que nous n’avons pas le temps.
Rosh ha-Shanah nous a rappelé combien Dieu, par la possibilité du jugement différé, était compatissant. Il était important pour nous de le savoir. Mais à Kippour, nous savons que nous n’avons plus le temps. Que nos décisions essentielles, celles qui ont trait à notre survie spirituelle, sont le fruit de la contrainte, du temps arbitraire, du temps qui menace de nous être ôté. C’est ainsi que la « Neïla », la « fermeture » des portes, pilote, en quelque sorte, nos décisions les plus intimes pour l’année à venir.
Telles sont les enchères de kippour. Ce que nous pouvions nous permettre de perdre à Rosh ha-Shanah nous revient, tel un retour d’élastique, à Kippour. Nous savons que ne pouvons plus le manquer, que nous ne pouvons plus nous manquer. Nous avions sans doute initié un compte serré de nos dettes morales, mais à Kippur, la fermeture de la « neïla » nous fait sentir le poids de la dette : c’est d’elle dont il nous faut nous purifier, et c’est parce que nous n’avons plus le temps que nous allons le faire…
Vous pariez ?