La première connaissance de l’homme, c’est qu’il est nu.
A peine vient-il d’être créé (c’est la naissance de l’être humain que nous célébrons à Rosh ha-Shanah), le voilà qui au Jardin d’Eden, tente d’extorquer la connaissance divine de l’immortalité. Quiproquo, serpent, pomme d’Adam, tout cela finit par un splendide échec, dont Adam tente promptement de s’exonérer en accusant sa compagne Eve, pour mieux masquer son incapacité à communiquer avec elle. Après son expulsion de ce paradis aux allures de vaudeville, voilà donc l’humanité réduite à son premier savoir positif (Gen. 3, 7) :
ז וַתִּפָּקַחְנָה, עֵינֵי שְׁנֵיהֶם, וַיֵּדְעוּ, כִּי עֵירֻמִּם הֵם; וַיִּתְפְּרוּ עֲלֵה תְאֵנָה, וַיַּעֲשׂוּ לָהֶם חֲגֹרֹת. | 7 Leurs yeux à tous deux se dessillèrent, et ils connurent qu'ils étaient nus ; ils cousirent ensemble des feuilles de figuier, et s'en firent des pagnes |
Certes, entre temps, l’homme a gagné une peau. Il « sauve sa peau » pour ainsi dire, et celle-ci acte sa séparation avec le placenta divin qu’était le Jardin d’Eden, vaste garden party ô combien sympathique mais où, totalement sous perfusion divine, il ne possédait aucune autonomie. Loin du mythe, l’homme habite désormais son corps.
On mesure l’importance de cette « révolution dermique ». Car si Dieu « ne nous a plus dans la peau », l’homme, son âme et sa conscience sont désormais opaques pour Lui. Bien plus, cette peau le sépare aussi des autres hommes, chacun occupe sa portion d’espace différente, sa vérité différente, invisible pour autrui. L’homme pourra calculer, il pourra mentir, cacher ses intentions. Mais aussi : s’engager, promettre, éventuellement respecter sa parole. Nous serons désormais tenus de le croire, ou de ne pas le croire. Tout sera risqué, mais il n’est pas de valeur sans risque, et tout aura donc une valeur possible. La « révolution dermique », c’est le coup d’envoi de l’histoire humaine, mais c’est aussi la fondation de la vie morale.
On mesure ainsi l’importance de cette connaissance première : l’homme sait qu’il est nu.
Mais on sera en droit de se demander : quel est ce « savoir », exactement ? L’homme est nu, certes, mais de quoi est-il nu ?
La créatrice de mode Coco Chanel a formulé un jour cette déclaration somme toute assez talmudique : « La femme est toujours trop habillée, jamais assez élégante ».
A contrario de la nudité, cette maxime sur l’art délicat du vêtement nous fait entendre la chose suivante : si l’homme a été créé à l’image de Dieu, l’homme, une fois créé, doit se soucier de l’image de l’homme. A peine né, à peine nu, il récupère un problème nouveau : l’élégance. Autrement dit, le regard de l’autre. On n’est jamais nu tout seul, on est nu pour les autres. Se vêtir, c’est construire sa dignité. Se vêtir trop, c’est travestir sa dignité. On aura noté, d’ailleurs, que le premier acte de l’homme qui suit sa connaissance de la nudité, c’est : « ils cousirent ensemble des feuilles de figuier, et s'en firent des pagnes ».
La Torah ne nous révèle pas quelle en était la marque, ni s’il faut y voir les débuts de l’industrie du schmatess (éco-responsable, qui plus est), mais il se trouve que cette problématique de la nudité, du vêtement et de l’élégance touche à quelque chose qui est au cœur de cette période de Rosh ha-Shanah et Kippour. « Kippour », en effet, la « kaparah », signifie « expiation », et à ce titre elle est le fil directeur de toute cette période de teshouvah.
Mais « kaparah » veut dire aussi « couverture », « se couvrir ».
Je n’en dis pas davantage pour l’instant, mais pour en revenir à l’élégance, j’aimerais suggérer que pour la Torah, l’élégance est bel et bien une problématique humaine fondamentale : le souci de ne point laisser la nudité « nue », autrement dit le souci de la dignité humaine. L’élégance, c’est certain, ne se jouera pas dans la marque, ni dans la pose. J’aimerais suggérer que l’élégance, pour la Torah, c’est la reconnaissance.
La philosophe Tsvetan Todorov, qui a beaucoup travaillé sur la reconnaissance, en trace une perspective de nature à éclairer notre question.
La reconnaissance, fait-il remarquer, a quelque chose d’unique et de remarquable : « elle apparaît, en quelque sorte, comme le double obligé de toutes les autres actions. Lorsque l'enfant, par exemple, participe à des actions comme coopérer, il reçoit une confirmation de son existence par le fait que son partenaire lui ménage une place, s'arrête pour l'entendre « chanter » ou chante avec lui. Lorsqu'il imite un adulte, il reçoit aussi, comme un bénéfice secondaire, une preuve de son existence. »
Ce qui est fascinant, ici, c’est que la reconnaissance fonctionne en quelque sorte comme un vêtement. Une « doublure ». Cette doublure invisible n’ajoute rien à l’existant, elle ne fait que le reposer dans la situation où il apparaît, et pourtant, cette générosité de la répétition, de la doublure, de la « reprise », change tout. Elle nous dit : « Je t’ai vu. Tu n’es pas nu. Tu n’es pas rien ». La reprise est l’inverse de la méprise, et du mépris. Dans le tissu de l’être, face à la violence du monde qui sans cesse multiplie ses accrocs et nous laisse déchiré, nos actions, nos égos en lambeaux sont en quelque sorte « reprisés » par la reconnaissance, et c’est cette reprise qui nous habille de confiance. En termes spirituels, la reconnaissance nous offre un habit de lumière.
Cette lumière de la reprise, cette « existence bis » de la reconnaissance, c’est celle que nous appelons, aujourd’hui à Rosh ha-Shanah, envers Dieu. Certes il y faut quelque méthode. Nous avons beaucoup agi, cette année passée, beaucoup dit, beaucoup produit. Nous nous sommes beaucoup « habillés » de projets, d’objectifs, nous nous sommes « parés » de beaucoup de vertus, et si la teshouvah sonne l’heure de la reprise, c’est tout d’abord en un sens très factuel. Pour reprendre le cours de nos vies, il nous faut d’abord reprendre nos actes, en reprendre connaissance. Il nous faut, un instant, redevenir « nus ». Nous dépouiller de nos récits, de nos justifications. En conduisant notre examen intérieur, nous stoppons pour un temps ce beau jeu de la reconnaissance, la recherche du regard d’autrui, cette fine et douce lumière invisible qui nous confirme à nous même.
« Réveillez-vous, dormeurs, de votre sommeil, et vous qui somnolez [profondément] levez-vous, de votre léthargie ! Méditez vos actions, repentez-vous, et souvenez-vous de votre Créateur ! Ceux qui oublient la vérité dans les vanités du temps et s’égarent toute l’année dans les futilités et le vide qui ne sont d’aucun intérêt et d’aucun salut, observez votre âme ; amendez vos voies et vos actions ! »
Telles sont les sévères paroles de Maïmonide dans ses Hilkhot Teshouvah, les « lois de la repentance dans son Mishneh Torah.
Oui, « le judaïsme est une religion d’adulte », disait Levinas. En conduisant notre examen intérieur, il nous faut réapprendre à être seul, à être nu, revenir au degré zéro de l’élégance.
Résumons-nous. Nous sommes nus. Cette exposition à la fragilité est la première chose dont nous avons connaissance, et elle nous propulse immédiatement en quête d’une dignité protectrice, qui sur la scène sociale prend les couleurs diverses de la reconnaissance. Fructueuse est cette reconnaissance, car elle nous projette vers nos frères humains, vers le souci du regard d’autrui. Mais à Rosh ha-Shanah, nous ne serons quittes que si nous cessons un temps le jeu de l’élégance métaphysique pour tourner aussi ce regard vers nous-même, en un regard intérieur. Cette fois, il ne s’agit pas de chérir les chatoiements du regard d’autrui, Dieu exige que nous nous souvenions d’avoir été créé à Son image.
Il n’est plus de miroir, ici.
Parce qu’ici, la lumière nous traverse.
L’appel semble démesuré.
C’est ici qu’intervient le facteur manquant : la kapparah.
La reconnaissance nous habille de dignité.
La kapparah, c’est la reconnaissance de la reconnaissance.
La racine « kaper », celle que nous entendons dans « Kippur » et dans le mot « kapparah » signifie « expiation ». Mais de manière plus primitive il a le sens de « kissouï », la « couverture », le fait de « revêtir », de « recouvrir ».
Cette expression de « couverture », j’aimerais lui donner un sens renouvelé. Oui bien sûr, en un premier sens Dieu nous couvre parce que nous sommes toujours trop habillés, de nos excuses, de nos justifications, jamais assez « élégants » au plan de la légèreté de l’être, et de la dignité. Nous sommes surtout trop nus de bonnes actions.
Mais il est aussi un second sens à cette « couverture ». C’est celui qui se fait entendre, par exemple, dans l’expression « allez-y, je vous couvre ».
Métaphore militaire, où une unité de « reconnaissance », par exemple, entame sa progression sous le feu ennemi, et ne peut le faire que parce un contre-feu nourri, celui de sa propre unité, lui garantit une liberté de passage.
En ce second sens, Dieu, en ces jours de teshouvah, nous « couvre » aussi, et ceci est un extraordinaire message d’engagement vers le monde.
Exposer nos fautes, les ressasser jusqu’à l’ivresse collective, comme nous le faisons, cela ne nous fait-il pas courir en effet le risque d’une pression négative pour notre conscience ? Pression maximale, dépression garantie… Car au petit jeu de la perfection, c’est certain, nous serons toujours perdants.
Certes. Mais la Torah est tout entière un manuel de rébellion contre le défaitisme.
Dieu nous couvre ! Et il nous dit « Faites le travail ! Ne vous souciez de rien d’autre que de faire votre travail d’homme ! Soyez honnêtement comptables de vos actions, mais débarrassez-vous de l’inutile orgueil de penser que vous en maîtrisez les conséquences. Assurez « l’aller », la « marche », la halakha, moi je m’occupe du « retour » de vos actions, de la teshouvah. » « Lo alekha ha-melakha ligmor, velo atah ben-khorin lehibatel mimena », proclament les Pirqueï Avot. « Tu n’es pas tenu d’achever le travail -- même si tu n’es point libre de t’en exonérer ».
Oui Dieu nous couvre, car il nous dit encore : « Agissez dans le monde, au nom de la kapparah je couvre vos conséquences ! Mon univers est suffisamment profond, fructueux, abondant en bénédictions pour qu’il soit toujours le point de chute de vos actions. Agissez, et je mettrai toujours ce monde en continuité de ce que vous aurez imaginé pour lui. C’est à cela que sert l’avenir, il est toujours au rendez-vous. La kapparah est là !
Rien n’est vain. Aucun de tes accomplissements n’est vain. Borgès disait : « L’avenir est inévitable, mais il peut ne pas arriver. Dieu aime les intervalles ». Le coup de pouce de l’inévitable qui n’arrive pas, mais qui finalement arrive, c’est cela la kapparah. La « couverture », le minimum garanti de continuité, la garantie de conséquences, de cohérence de ce monde. La justice serait inenvisageable autrement.
Alors, à Rosh ha-Shanah soyons justes !
Soyons impeccablement lucides avec nous-mêmes !
Ce qui revient à dire : soyons confiants !
Dieu aime les intervalles, et de sa kapparah il aime à en couvrir la faisabilité, et pour nous, à la convertir en infinies possibilités.
Oui Dieu nous couvre, l’année nouvelle sera belle, Shanah tovah !
Dimanche 29 septembre 2019