ד תִּקְעוּ בַחֹדֶשׁ שׁוֹפָר; בַּכֵּסֶה, לְיוֹם חַגֵּנוּ. | 4 sonnez le Chofar à la nouvelle lune, au jour fixé pour notre solennité. |
« Sonnez du shofar à la néoménie, « lors du kessé » pour le jour de notre fête [car c’est une loi pour israël et un jugement pour le Dieu de Jacob »] : nous avons lu ce passage des psaumes (Ps. 81) tout à l’heure au cours de l’office.
L’expression ba-kessé, à vrai dire, est énigmatique. Le mot kessé désigne la « néoménie », la « nouvelle lune », et l’expression ba-kessé, « lors de la nouvelle lune », a donc pour fonction de situer la place de la Fête dans le temps, le 1er du mois.
Mais ce qui interpelle, c’est que la racine du mot, kaf - samekh - hé, signifie « couvrir, cacher » : si kessé désigne ainsi le début du mois, c’est parce que la lune y est cachée, invisible, mais les Sages radicalise cette explication en expliquant qu’il est fait ici allusion à une dimension essentielle de Rosh ha-Shanah, la dissimulation, au sens où Dieu, empli de miséricorde, recouvre nos fautes. A l’heure où nous cherchons à nous amender, Il nous aide en nous fournissant une « couverture », Il nous « couvre », en quelque sorte.
Cette thématique de la « dissimulation » n’est pas la plus connue de Rosh ha-shanah. De la Fête nous connaissons surtout les notions classiques : Rosh ha-Shanah comme « jour du jugement » (yom ha-din) ; comme jour d’élection, celui où nous faisons à nouveau choix de Dieu comme avinu malkenu, « notre roi » et « notre père » ; et bien sûr comme jour de teshuvah, ouvrant la période du repentir.
Cette notion de « dissimulation » mérite pourtant que l’on s’y attarde ; pour ce faire, j’aimerais vous conter une histoire…
Nous sommes à la fin du 18ème siècle. Reb Shmuel de Lizensk somnole à l’arrière d’une carriole bringuebalante -- impossible de fermer l’œil, tant le chemin cahoteux d’une sombre plaine de Galicie le ramène de façon permanente aux dures réalités de son attelage : à l’avant, Bounam, son fidèle serviteur et cocher, y fouette un pauvre cheval, pathétique version hassidique de la Rossinante de Don Quichotte, pour le faire avancer. Vu l’entrain de la pauvre bête, se dit Reb Schmouel, c’est grand miracle si nous parvenons à Pletsk, le village voisin, avant l’entrée du Shabbat.
Reb Schmouel, il faut dire, y était attendu comme le messie. Il avait la réputation d’être un extraordinaire érudit, un conteur d’histoire, aussi, et dans toute la région, lorsque ce pittoresque équipage, carriole, cheval, rabbi et serviteur, débarquait cahin-caha dans le Shtetl, accueillis par les cris et les facéties des enfants, c’était là la promesse d’un Shabbat de paix, de joie, et de profonde spiritualité.
Reb Schmouel y contait moult histoires et autres paraboles merveilleuses, répondait aux questions de halakha les plus épineuses, et c’est ainsi qu’envoyé du Bon Dieu après avoir lutté contre le vent, la boue et les brigands, il rassasiait les âmes simples comme les plus érudites pour y répandre les saintes lumières du Shabbat.
Quelques mois auparavant, cependant, Reb Schmouel avait proposé à son fidèle serviteur Bounam un bien étrange marché ; le regard plein de malice, il lui avait proposé d’inverser les rôles… Lui jouerait le rôle du serviteur, et Bounam prendrait sa place, comme rabbin, sur la bima, délivrant le sermon. Tu me suis depuis longtemps et tu connais toutes mes histoires et mes commentaires, avait assuré Reb Schmuel pour le convaincre. Et pendant que tu délivreras la drasha de Shabbat, je resterai, quant à moi, à l’entrée de la schule pour t’écouter, exactement comme tu fais. Bounam, tout d’abord, protesta, arguant de son incompétence.
-- Shirou shir ‘hadash, coupa Reb, notre sainte Torah nous enjoint de chanter un chant nouveau, de nous renouveler sans cesse !
Bounam, bon joueur, accepta.
De fait, il s’acquitta fort honorablement de sa tâche. C’est vrai qu’il les connaissait toutes, les histoires de Reb Schmouel, et même ses petites combines lorsqu’il voulait esquiver une question. Reb Schmuel, maître en Torah devenu serviteur assista ainsi pendant des mois aux performances de Bounam avec un discret sourire sur le visage, mélange de fierté -- et de malice…
Jusqu’à ce qu’arrive la situation inévitable : le moment de la question-piège. De fait, le glorieux équipage avait fini par arriver à Pletsk avant l’entrée du shabbat, et de l’avis de tous, c’était là un petit village de raisonneurs, de « pilpouleurs » invétérés, grands coupeurs de cheveux en quatre devant l’Eternel. L’office avait parfaitement commencé, et Bounam, qui au fil des mois s’était enhardis dans son nouveau rôle, n’avait pas hésité à plaisanter. Au moment de la drashah, il avait commencé à s’acquitter des questions les plus épineuses, jusqu’à ce qu’un jeune étudiant, caressant sa barbe d’un air faussement maladroit, et d’une voix presque chevrotante lui pose une question sur le traité Kinim, « les nids », réputé l’un des plus difficiles de tout le Talmud. Cette question, Bounam ne l’avait jamais entendue, et pour autant qu’il se souvienne, Reb Schmouel ne l’avait jamais traitée.
Le serviteur jeta un regard de détresse en direction de la porte, mais comprit bien vite qu’il n’y avait guère d’espoir d’espoir de rescousse à en attendre ; une lueur d’intérêt avait surgi sur le visage de Reb Schmouel, et maintenant, ce dernier arborait un franc sourire de curiosité, « débrouille-toi ! », pour savoir comment son serviteur allait se sortir de ce mauvais pas.
Bounam se tassa légèrement sur lui-même, agrippant les coins du pupitre comme pour se donner des forces. Il se mit alors à hocher la tête, lentement puis de plus en plus vite, comme pour montrer son incrédulité.
L’assemblée, ne sachant pas trop à quoi s’en tenir, le dévisageait intensément, tandis que l’étudiant faisait semblant de ne pas trop regarder dans sa direction, savourant secrètement d’avoir fomenté ce petit coup de Trafalgar talmudique, la flèche assassine qui peut-être, ferait vacillait le géant de la Torah qu’était Reb Schmouel…
Bounam, relevant la tête, émit alors un petit rire. « Je peine à croire, lança-t-il en direction de l’étudiant, que tu aies posé une telle question ».
Puis, se tournant vers l’entrée de la schule, il désigna Reb Schmuel en un geste de triomphe, comme pour le prendre à témoin, mais surtout, pour lui passer la parole : « Oui, répéta-t-il, la question que tu viens de me poser est tellement simple, que même mon serviteur pourrait y répondre ! »
Cette histoire, qui pourrait tout aussi bien convenir à la Fête de Purim, est remarquable car, outre de nous offrir un petit chef d’œuvre de malice, elle éclaire, pensons-nous, deux aspects essentiels de Rosh ha-shanah sur la dissimulation, et la teshuvah.
La teshuvah, nous le savons, désigne en français la « repentance », mais de manière plus littérale, signifie en hébreu « réponse », ou « retour » la capacité que nous avons, par la conscience et l’introspection, de « revenir » sur nos actes, et des réorienter vers de nouvelles perspectives. Cette histoire, toutefois, nous propose une interprétation sens très intéressante du mot « retour » : un « retour à l’envoyeur », en quelque sorte.
L’histoire de Reb Schmouel et Bounam nous fait entendre, en effet, que la teshuvah a ce pouvoir de réponse, de parade, parce qu’elle est un retour à l’origine. L’irrésistible inspiration du serviteur, en effet, parvient à le sortir du piège qui lui est tendu, non par l’esquive, mais tout simplement parce qu’il ramène la situation à son origine, à sa vérité. Ce faisant, elle nous renvoie aussi aux causes premières de toute cette histoire : pourquoi reb Schmouel fait-il cela ? Pour jouer ? Parce qu’il est fatigué de lui-même, de son personnage et de son rôle ? Ou peut-être : parce que passionnément au service de Dieu, il ne désire rien tant que de se trouver dans position du serviteur.
Quelle que soit la motivation initiale, il est remarquable que la question, finalement, fraye son chemin, et finisse par trouver son destinataire. La dissimulation, dans un premier temps, préserve de la question. Elle permet au serviteur Bounam de donner le change avec des commentaires de routine, qui sont en quelque sorte le fonds de commerce de Reb Schmouel. Mais LA question qui sort du commun, la question dérangeante, celle qui sollicite vraiment Reb Schmouel en tant que personne, finit par le trouver, par le débusquer. Et même, suite à ce retour, à ce retournement inspiré du serviteur Bounam, cette question lui revient même avec une force décuplée.
Ce que nous enseigne ce retour à l’envoyeur c’est que la dissimulation, le voilement, le kessé, est en fait révélation.
L’autre aspect de cette histoire, de cette dissimulation-révélation, de cette persistance de la question, c’est qu’elle nous renvoie, nous aussi, aux origines, à la question primordiale qui nous est adressée en tant qu’être humain.
Car si Rosh ha-shanah célèbre la création de l’homme, alors elle est également célébration de la première question qui nous fut adressée par Dieu au jardin d’Eden, celle qui mit en fuite Adam, le première homme : ayeka, « où es-tu ? »
Ce que nous enseigne alors Reb Schmouel et Bounam, c’est que même si nous avons un talent particulier pour l’occulter, même si nous oublions cette question avec passion, avec méthode, à travers les occupations permanentes, les fonctions et les rôles que nous aimons nous inventer, et même si Dieu, comme nous apprend le verset, nous « couvre » dans nos manquements, la question n’a pas disparu pour autant.
C’est bien de cela qu’il s’agit à Rosh ha-shanah. La question, ayéka, « où es-tu », « où en es-tu de ta vie, de tes rêves, de tes constances, de tes devoirs ? », la question, à travers tous les millésimes que nous traversons, nous revient chaque année. Elle ne s’adresse à personne d’autre que nous, elle finit toujours par nous trouver.
Mais sans doute, peut-on se dire, Reb Schmouel savait cela. Sa dissimulation, son jeu de rôle avec Bounam, alors, nous livre peut-être un ultime enseignement. Puisque Rosh ha-shanah nous renvoie à cette question chaque année, chaque année nouvelle, peut-être est-ce justement pour nous permettre de ne pas y répondre toujours de la même manière. Pour tenter de nouvelles réponses, changer de point de vue. Et, comme nous l’enseigne Reb Schmuel, pour avoir l’humilité, la sagesse, l’honneur d’y répondre en serviteur.
Le shanah-tovah tiqatevu !
Soyez inscrits dans le livre de la vie !
Erev Rosh ha-shanah
Mercredi 04 septembre 2013