« Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Et si je ne suis que pour moi, qui suis-je ? Et si pas maintenant, quand ? » (Hillel, Maximes des Pères, 1, 14)
Au Shtetel de Plitzkov, il y avait un petit garçon qui adorait raconter tout un tas d’histoires à propos de ses amis. Parfois les histoires étaient vraies, mais la plupart du temps elles étaient mensongères. Le voisinage en était peiné, tant et si bien qu’un jour il décide un jour d’aller voir Reb Schmuel pour un conseil. Celui-ci fait venir le garçon chez lui et lui demande : « Pourquoi inventes-tu toutes ces histoires sur tes amis ? »
« C’est juste des paroles en l’air » réplique le jeune garçon. « Je peux toujours les reprendre et en changer ».
« Tu as peut-être raison » reprit Reb Schmuel. Ils se mirent alors à parler d’autres choses, mais avant que le garçon ne le quitte, le rabbin lui demande : « Tu ferais quelque chose pour moi ? ».
« Bien sûr » répondit l’enfant.
Le rabbin prit un oreiller sur le lit dans la pièce et le tendit au gamin. « Prend cet oreiller et emmène-le jusqu’au square. Arrivé là-bas, déchire-le en deux et secoue- le vigoureusement de façon à ce que toutes les plumes se dispersent. Ensuite, reviens me voir. »
Le garçon était perplexe, mais il fit exactement comme le rabbin lui avait demandé. Il emporta l’oreiller au square, et le déchira ; une brise légère dispersa toutes les plumes dans les rues du village. Il revint ensuite chez Reb Schmuel pour lui rendre compte.
Celui-ci semblait satisfait. Il tendit alors un panier à l’enfant et lui dit : « Maintenant s’il te plaît, retourne au square et ramasse toutes les plumes pour les remettre dans l’oreiller. »
« Mais c’est impossible ! » s’écria le garçon.
« Tu as raison » fit Reb Schmuel. « Tu vois, de la même façon, il est impossible de reprendre tous les mensonges que tu as dits à propos de tes amis. Fais attention avec les paroles que tu répands. Une fois qu’on les a prononcées, on ne peut plus les reprendre et les rassembler à nouveau… »
Histoire de mensonges et de vérité ?
Je dirais plutôt : histoire d’intériorité.
Pour nous les êtres humains, les choses ne sont pas graves tant qu’on les prend de l’extérieur, dans leur extériorité. On se situe dans le domaine des conséquences. On gère.
Mais quand l’oreiller est éventré, que l’intérieur se révèle à l’extérieur, alors là c’est la panique. Nous ne voulons jamais voir l’intérieur des choses. Et ce n’est pas seulement une question d’esthétique, c’est parce que l’intérieur des choses exige de se souvenir de choses dont nous ne voulons pas nous souvenir.
René Char a un mot à ce propos (il n’est pas rabbin mais poète -- personne n’est parfait !). Il dit : « Quand tu vois du sel, souviens-toi de la mer. »
Ainsi il y a le temps du sel, et il y a le temps de la mer.
Nous, nous aimons vivre dans le temps du sel. Mais la mer, il faut s’en souvenir. Et le cœur de la sagesse, c’est de savoir pourquoi il est si difficile de se souvenir…
Eh bien, parce que la mer est le temps de notre intériorité, et nous en avons peur. La mer, c’est le temps où nous étions portés. Par nos mères, puis par le monde puis par les autres. Par une pure sollicitude. Un temps où nous ne pouvions rien rendre. Nous n’étions pas encore dans la sécurité de l’échange, où nous excellons par de subtils calculs de rentabilité sociale, de matches nuls de culpabilité ou de secrètes fiertés. Pour mieux nous sculpter une image sociale à la fois conquérante et parfaitement modeste…
Oui le temps de la mer est obscur. Nous, les hommes, nous sommes bien plus à l’aise avec le monde du sel.
Il y a, dans la tradition juive, des temps pour remettre les pendules à l’heure.
Et rien de mieux, pour cela, qu’un nouvel an ! C’est Rosh ha-Shana, la « Tête de l’année ».
On parle à son propos de « Jour du jugement », et aussi de « Jour du souvenir ». Mais son fil conducteur, c’est la vérité. La vérité intérieure.
A Rosh ha-Shanah nous examinons vos actes. Ô bien sûr, on pense avoir inscrit sa volonté dans le monde, ses petites graines d’événements et leurs guirlandes de conséquences. On pense que nos actes ont donné du sens au temps, qu’ils lui ont donné sa couleur.
Ce n’est pas faux.
Mais à Rosh ha-Shanah il nous est demandé davantage.
Il nous est demandé l’intérieur de l’oreiller.
Pas de ramasser les plumes ! Non, ce que Dieu nous demande c’est le temps de la mer, notre moi profond.
En ce jour de fête nos corps connaîtront l’étourdissement de trop de paroles prononcées, de trop de chants magnifiques. Mais la seule chose à comprendre, comme à Kippour où nous aurons la faim au ventre, la lassitude en tête, la seule chose à comprendre c’est qu’il n’y a que l’air, que le souffle qui pénètre dans nos corps ce jour-là.
Célébrer une nouvelle année c’est inaugurer notre vérité intérieure, la réception d’un souffle qui ne nous appartient pas. Schelling le dit autrement : l’âme n’est pas là où elle est, elle est là où elle aime.
Alors, quand nous en aurons assez de faire la sourde oreille à nos nécessités intérieures,
Quand nous serons lassés de ne pas écouter le souffle déposé en nous,
De nous faire les athlètes de visions qui ne sont pas les nôtres,
De ne jamais en rabattre sur un seul de nos désirs,
Quand nous aurons un tant soit peu consenti à consommer moins, à détruire moins, à utiliser, abuser moins, calculer moins,
Quand nous saurons qu’il est bon de se diminuer pour faire une place à l’autre,
Alors oui, nous saurons que notre sel, trop salé, nous a remis sur le chemin de la mer.
Notre mer intérieure, porteuse de la mémoire du monde, qui sans cesse se recrée parce que sans cesse à venir.
Celle où notre âme, consciente de sa source, telle une plume, volète en toute liberté en son azur intime.
► Clés :
● Essayez de définir le sentiment qui vous anime maintenant. Regardez une chose autour de vous, n’importe laquelle, et demandez-vous quel lien elle a avec votre sentiment. Ou quel lien votre sentiment a avec cette chose. Faites ceci trois fois de suite. Avez-vous changé ?
● Vous êtes chez vous, et vous êtes agité, ou soucieux, ou en colère ? Faites la vaisselle. Nettoyez un coin d’appartement, ou un objet.
● Regardez votre prochain. Ce que vous aimez chez lui vous appartient aussi. Ce que vous aimez moins, ce sont des choses que vous n’aimez pas en vous.
● Arrêtez-vous. Est-ce que vous aimez ce que vous êtes en train de faire ? Si oui continuez. Si non, changez quelque chose.
● Repassez votre journée en mémoire. Ou pensez-vous avoir été vous-même ? Et moins vous-même ?