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Une question de vie ou de mort

Kippour nous rappelle que le monde est une question de vie ou de mort.

Une question de vie ou de mort, la tradition nous le dit. Trois livres, nous le savons par le Talmud, sont ouverts à Rosh ha-Shanah, un pour les totalement méchants, un pour ceux qui sont parfaitement justes, et un pour les intermédiaires. Si nous le méritons, nous sont inscrits pour la vie ; sinon – nous sont inscrits pour la mort ».

L’avertissement semble sévère : nous aimons à penser que trois possibilités s’offrent à nous, mais seules deux destinations nous attendent.

Une question de vie ou de mort, la Torah nous le dit (Deut. 30, 15 ;19) :

טו רְאֵה נָתַתִּי לְפָנֶיךָ הַיּוֹם, אֶת-הַחַיִּים וְאֶת-הַטּוֹב, וְאֶת-הַמָּוֶת, וְאֶת-הָרָע. 15 Vois, je te propose en ce jour, d'un côté, la vie avec le bien, de l'autre, la mort avec le mal.
יט הַעִדֹתִי בָכֶם הַיּוֹם, אֶת-הַשָּׁמַיִם וְאֶת-הָאָרֶץ--הַחַיִּים וְהַמָּוֶת נָתַתִּי לְפָנֶיךָ, הַבְּרָכָה וְהַקְּלָלָה; וּבָחַרְתָּ, בַּחַיִּים--לְמַעַן תִּחְיֶה, אַתָּה וְזַרְעֶךָ. 19 J'en atteste sur vous, en ce jour, le ciel et la terre: j'ai placé devant toi la vie et la mort, le bonheur et la calamité; choisis la vie! Et tu vivras alors, toi et ta postérité.

Quelle étrange verset ! « U-va’harta ba-‘hayyim », « Tu choisiras la vie » ! Yeshayahu Leibowitz fait remarquer qu’il nous est donné l’ordre de choisir, mais il n’est pas précisé que nous ayons la capacité de choisir. Le passage déroute : quelle est la valeur d’un choix sans capacité de choisir, et plus encore, celle de l’ordre de choisir la vie ? A l’incapacité d’un choix réel, nous ajouterions le poids du non-sens, et de l’aveuglement !

Une question de vie et de mort, l’actualité nous le dit. Le 10 Tishri, cette année, tombe le 15 septembre, autrement dit entre le 11 septembre et du 13 novembre. Nous savons tous où nous nous trouvions exactement en ces heures tragiques, et une actualité soutenue de terreur s’est chargé de nous en entretenir continument la mémoire. Gorgés de célébrations mémorielles, des images font défiler devant nos yeux nos vingt dernières années, les tours « jumelles » devenues orphelines, les hommes et les femmes qui tombent dans le vide, les terrasses ensanglantées, et jusqu’à aujourd’hui, les témoignages de vie brisées, infléchies, empêchées, qui disent l’incroyable difficulté, précisément, à « choisir la vie ».

Une question de vie et de mort, affirme l’expression, mais justement, la terreur ne pose pas de question. Elle dicte sa loi, ses conséquences, sa mémoire et ses traumatismes, et ce caractère implacable, cette restriction totale du choix, et son cortège de conséquences maximales, semble contredire l’une des idées fondamentales de Kippour : la teshuvah.

« Teshuvah », on le sait, signifie « retour », capacité à « revenir » sur les choses pour en percevoir une « réponse », qui est l’autre signification du mot teshuvah. « Retour », donc, vers Dieu, mais aussi sur nos actions, possibilité, de dépasser, dans nos vies, ce qui y semble inscrit, indélébile. Ô pas par un coup d’ardoise magique, bien sûr, mais du sein de nos résiliences, déplacer tout de même quelques petites lignes intérieures, un narratif intime, inventer, inscrire des perspectives nouvelles. Nobles possibilités, assurément, mais la teshuvah, se relever, se reconstruire, infléchir le cours de sa vie, se renouveler, n’est-ce point-là ce que tentent de faire toutes les victimes ? Quand les événements semblent nous tomber dessus, quand la question ne nous est nullement posée, mais les réponses dictées, que vient enseigner, que vient conseiller « tu choisiras la vie » ? Vers quelles options non imaginées la teshuvah cherche-telle à nous adresser ? Pour nous redonner espoir, pour nous remettre en marche ?

La désespérance de l’homme, la Bible en a toujours eu conscience. La Torah est dite « Ora’h hayyim », « chemin de vie », parce qu’elle navigue constamment entre le pire et le meilleur, entre la mort et la vie, pour nous rediriger vers la vie. Plus précisément, elle est sensible à deux phénomènes en particulier, qui viennent assaillir l’homme au temps de son malheur et de sa détresse et, en toute logique, à bas bruit, presque en douceur, menacent pourtant de le faire chuter, en proie à l’indifférence, l’apathie, l’anomie, la démission de ce qui est pourtant notre tâche la plus noble, la responsabilité. Ces deux maux, antiques, éternels, et plus que jamais contemporains, ces deux faux amis qui nous susurrent la voie de la facilité, la loi du moindre effort, d’autant plus insinuants et plus dangereux :  ce sont le cynisme et la colère.

Le cynisme, dans la tradition, a pour nom Amalek. Nous connaissons bien Amalek, ce personnage qui surgit dans l’Exode pour attaquer brusquement Israël sans raison, sur ses arrières, alors qu’il sort tout juste d’Egypte. Il incarne la figure de l’antisémitisme éternel, figure abondamment renouvelée au cours de l’histoire, et dont il ne sera pas difficile d’identifier quelques émules à notre époque.

Mais nous connaissons moins Amalek tel qu’il nous est dévoilé par une analyse profonde de Maïmonide. Au-delà-de sa haine des Juifs, alerte-t-il, la haine d’Amalek vise en fait le cœur spirituel d’Israël, la Torah. En ce sens – et c’est là tout son venin -- il fait écho à un doute qui peut aussi s’instiller au sein d’Israël lui-même : la Torah a-t-elle une place en ce monde ? Face au fameux « principe espérance » cher à Ernst Bloch, ce que l’on pourrait appeler le « principe Amalek » s’énonce en quelque sorte comme le « principe désespérance ». Son message concocte son venin autour de la question des valeurs. D’où viennent-elles, qui nous les donne ? Et surtout : sont-elles une illusion ? Peuvent-elles s’appliquer au monde ? Le « principe Amalek » voudrait affirmer que la Torah est une loi idéaliste, sans rapport avec le monde, et donc, sans effet possible sur lui. « What You see is what you get » proclamait un slogan de logiciels. Oui, le défaitisme, après l’horreur, est une réaction très plausible. Comme Moïse, qui levait ou baissait son bâton à différents moments du combat, chaque fois que le doute sur la possibilité des valeurs l’emporte, Amalek gagne. Amalek voudrait que le monde ne soit autre que la somme des horreurs que l’on peut y voir. Tel n’est pas la voie d’Israël, nous dit Maïmonide. Le mal, c’est de réduire le réel à ses conséquences, de négliger la possibilité que la liberté y provoque un effet. Le mal, c’est ne pas croire que les valeurs du bien peuvent s’appliquer au monde. 

« À quoi l’incident (d’Amalek) est-il comparable ? questionne quant à lui le Midrash (Tanhuma Ki Tetsé 9) : À un bain brûlant dans lequel personne n’aurait pu entrer. Vint un scélérat qui sauta dedans. Bien qu’il s’y brûlât, il le refroidit pour les autres. »

[De même, quand Israël sortit d’Égypte et que Dieu fendit la mer devant eux et y noya les Égyptiens, les nations furent prises de terreur devant eux. Mais quand Amalek vint et les défia, bien qu’il reçût d’eux son dû, il refroidit la crainte des nations du monde à leur égard. »]

Raymond Aron disait : « Le cynisme n’est pas un gage de lucidité. » La tradition y ajoute un principe de combat. Pied à pied.

Tout aussi destructrice, toujours disponible, et sujet d’une attention approfondie chez nos Sages : la colère. Elle passait autrefois pour une indignité. Requalifiée en « affect » chez l’individu moderne, la voilà devenue un summum de la dignité chez l’homme contemporain. « Indignez-vous ! » proclame le discours du jour.

Mais d’où vient-elle ? Toute la littérature occidentale, on le sait, commence sur un « coup de colère », celui de l’Illiade et de son événement inaugural : « la divine colère d’Achille ». La Bible en a également une profonde connaissance. Elle en repère les prémices chez Nimrod, dont le nom, issu de « mered », signifie « rébellion ». Rébellion contre l’idée que quelque chose nous dépasse, décision de la transcender dans un projet de civilisation technicienne : la Tour de Babel. Mais la Bible va plus loin, dans une scène fascinante qui a lieu dans la Genèse à la parashah Vayetsé.

Jacob arrive près d’un puits. Un groupe de bergers se trouve là et attend que d’autres troupeaux arrivent avant de s’autoriser à soulever la grosse pierre circulaire qui bouche le puits. Une conversation s’engage (Gen. 29, 4-6) :

ד וַיֹּאמֶר לָהֶם יַעֲקֹב, אַחַי מֵאַיִן אַתֶּם; וַיֹּאמְרוּ, מֵחָרָן אֲנָחְנוּ. 4 Jacob leur dit: "Mes frères, d'où êtes-vous?" Ils répondirent: "Nous sommes de Haran."
ה וַיֹּאמֶר לָהֶם, הַיְדַעְתֶּם אֶת-לָבָן בֶּן-נָחוֹר; וַיֹּאמְרוּ, יָדָעְנוּ. 5 Il leur dit: "Connaissez-vous Laban, fils de Nahor?" Ils répondirent: "Nous le connaissons."
ו וַיֹּאמֶר לָהֶם, הֲשָׁלוֹם לוֹ; וַיֹּאמְרוּ שָׁלוֹם--וְהִנֵּה רָחֵל בִּתּוֹ, בָּאָה עִם-הַצֹּאן. 6 Il leur dit: "Est-il en paix?" Et ils répondirent: "En paix; et voici Rachel, sa fille, qui vient avec son troupeau."

Scène de socialité des bergers du Moyen-Orient, dialogue anodin ; le midrash, toutefois, va lui donner une ampleur théologique considérable, par sa lecture du mot « Haran ». Haran était une ville charnière, au nord du Croissant fertile, qui connectait la terre de Canaan à la Mésopotamie, mais le midrash le lit « ‘haron », qui signifie colère : le dialogue en est totalement transformé.

-- D’où venez-vous ? (dit Jacob)

-- Nous venons de « ‘Haron », de la « colère » (répondent les  bergers). Nous venons de la colère du monde, car à l’origine, il y a une grande colère générale de l’humanité, et notre tâche, à nous, bergers de l’humanité, c’est d’apaiser cette grande colère de Dieu et des hommes.

-- Oui, mais n’avez-vous pas connaissance de la famille d’Abraham ? Autrement dit, une voie différente pour l’humanité, fondée sur la confiance, la dynamique de la bénédiction, et qui travaille à engendrer une humanité de paix.

Réinterprété, ce dialogue expose en effet deux manières d’envisager ce qui fait civilisation, et comment engager la rédemption. D’un côté, celle qui pose au fondement de l’humanité une immense colère, une colère des hommes contre Dieu, et voit le travail de l’humanité comme une vaste tentative pour apaiser cette colère, pour l’organiser.

De l’autre, la conception biblique qui fait de la recherche de fraternité le problème fondamental de l’humanité. On a ici le fil directeur de la Genèse, comme le rappelle Manitou : la difficulté d’engendrer, de donner naissance à des fils capables d’être frères. Et où se fait entendre le piège de la colère pour aujourd’hui : nous pensons que l’urgence est d’adresser la colère, de la « traiter », mais ce qu’il nous faut, de manière plus fondamentale, c’est rechercher la fraternité.

Face au non-choix du bien et du mal, nous aurions donc le non-choix du cynisme ou de la colère. Paul Valery l’avait dit à sa façon : « Rappelez-vous tout simplement qu’entre les hommes qu’entre les hommes il n’existe que deux relations : la logique ou la guerre ».

Contre la logique, contre la guerre, la Bible et la tradition s’inscrivent en faux !

La réponse tient à la racine « kaper », que nous entendons dans « Kippur » et dans le mot « kapparah », qui signifie « expiation », mais de manière plus primitive, « kissouï » : « couverture », le fait de « recouvrir ». Dieu nous « couvre », en quelque sorte, comme dans l’expression « allez-y, je vous couvre ». Dieu nous dit : « Agissez dans le monde ! », « Soyez honnêtement comptables de vos actions ! », et moi, au nom de la kapparah je couvre vos conséquences ! Mon univers est suffisamment large, fructueux, pour qu’il soit toujours le point de chute de vos actions. Agissez, et je mettrai toujours ce monde en continuité de ce que vous aurez imaginé pour lui. Rien n’est vain. Aucun de nos accomplissements ne sont vain. Amalek a tort. La teshuvah et la kapparah l’emportent !

Et puis, il y l’héroïsme.

Car face aux hommes qui tombent, il y aussi les hommes qui se relèvent, ou tout simplement, qui se lèvent ; qui interviennent, qui viennent en aide.

L’homme est indéniablement capable du pire ; mais il est aussi capable du meilleur. Ce qui nous touche, nous émeut au plus profond de nous-mêmes dans les témoignages que nous entendons ces temps-ci sur les événements du 11 septembre ou du 13 novembre, c’est, tout autant que le récit, horrible, des faits, et la souffrance continue des victimes, la quantité phénoménale d’actes d’héroïsme qui ont eu lieu. Ceux des pompiers, des forces de polices, des équipes médicales, mais aussi ceux d’innombrables hommes et femmes qui à l’heure du pire, et du plus grand danger, ont tendu la main, se sont jetés dans la nasse pour sauver un ami, ou un inconnu, répondre à un appel, à un cri, pour soulager, encourager, tenter l’impossible, affirmer ce qui semble le plus impossible à l’heure de la terreur : être humain.

A la question, « Que retenez-vous de ce que vous avez vécu ? », Bruno Dellinger, survivant du 47ème étage d’une des deux tours à New York, après une longue hésitation répond : « La capacité de l’homme au courage. Ce que je retiens, c’est l’humanité, c’est ça qu’il faut retenir ».

Oui, retenons l’humanité. Elle rejoint ici l’intuition fondamentale des Pirqueï Avot, (les « Maximes des Pères ») :

וּבְמָקוֹם שֶׁאֵין אֲנָשִׁים, הִשְׁתַּדֵּל לִהְיוֹת אִישׁ

« Là où il n’y a pas d’hommes, efforce-toi d’être un homme. »

Gmar ‘Hatimah Tova !

Rabbin Yann Boissière

Kippour 5782 – office de kol Nidreï

Mercredi 15 septembre

Beaugrenelle

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